Discours d’ouverture de l’Assemblée plénière des évêques d’avril 2011

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Les semaines et les mois écoulés ont été fertiles en événements de tous genres. La loi médiatique de succession des informations construit un espace mental d’où la durée réelle est exclue, même si dans l’immédiateté de l’événement on ne recule devant aucune surenchère. Qui se soucie encore aujourd’hui de la situation réelle en Haïti ? Qui pense encore aux communautés chrétiennes du Moyen-Orient ou aux chrétiens persécutés dans divers pays d’Asie ? Quelle est à ce jour la situation en Tunisie, en Égypte ? Que savons-nous de la situation réelle en Libye ou en Côte d’Ivoire, pour ne parler que des dernières crises ? Le cataclysme du Japon ne sera-t-il plus évoqué que pour alimenter le débat sur les programmes nucléaires civils en France ?

Si le rythme de l’information passe très vite sur des événements aussi importants, je ne pense pas qu’ils s’effacent aussi vite de nos mémoires individuelles et collectives. Avec leur force de percussion, les images perdurent en nous et peuvent alimenter des craintes d’autant plus sourdes que leurs causes sont oubliées ou semblent avoir disparu. Beaucoup d’observateurs ont relevé le paradoxe de la société française, à la fois morose et découragée, malgré ses ressources objectives. Il ne me semble pas exagéré de parler d’une société marquée par une sorte de peur.

Des accidents du Japon aux révolutions d’Afrique, de la phobie d’une vague de migrations massives à la difficulté de reconnaître et d’accepter des cultures ou des religions étrangères, de la crainte des maladies incurables à la hantise de l’enfant handicapé, de l’inquiétude pour son avenir et celui de ses enfants à la recherche fébrile de la sécurité à tout prix, tout contribue à pousser à chercher les protections maximales, quoi qu’il en soit des dangers réels.

Dans une période préélectorale, – et qui devient de plus en plus électorale tout court -, cette peur latente et diffuse peut devenir un levier démagogique puissant, surtout quand l’apparence tient lieu de réalité et la formule de raisonnement. Je n’ai pas évoqué ce contexte trouble pour noircir le fond de tableau, mais pour nous exhorter à la lucidité et au calme. La dramatisation de chaque événement, l’amplification des faits, les concessions aux rumeurs sont autant de soutiens objectifs aux aventures les plus extrémistes. La chasse médiatique aux personnalités emblématiques, le passage en boucle des petites phrases, – pour ne pas dire simplement d’un mot malheureux ou choquant -, ne constituent pas un programme politique ni une aide à réfléchir sur les enjeux des échéances électorales prochaines.

Notre mission nous incite à ne pas nous laisser embarquer dans le tourbillon du jeu des apparences mais à privilégier les analyses et les recherches argumentées. C’est ce que nous a proposé récemment le Conseil « Famille et Société » en publiant Grandir dans la crise. Ce n’est évidemment pas un programme politique. C’est un guide pour essayer de mieux comprendre la situation de notre société et proposer des hypothèses pour tirer un bon parti du temps présent. Nous devons aider notre société à évaluer les personnalités politiques non en raison de leur place au « hit parade » des journaux à sensation mais en raison de leur courage pour dire honnêtement ce qu’ils comprennent de la situation et les remèdes qu’ils préconisent, même si ces remèdes peuvent ne pas être plaisants.

La crise économique continue de provoquer des dégâts sociaux dont nous sommes chaque jour les témoins. On voudrait être convaincu que les dérives financières de 2008 n’ont pas été oubliées et que les errements qui les ont provoquées n’ont pas repris leurs cours. Les contrôles réels des flux financiers, au niveau national et international, peinent à se mettre en place. L’illusion d’une grande distribution des fonds publics continue de masquer les failles structurelles de notre pays et contribue à prolonger le rêve d’une société de consommation sans rapport avec les moyens disponibles, ni dans les foyers ni dans la société. L’appel que nous lançons régulièrement à promouvoir de nouveaux modes de vie n’est pas une incantation moralisante. C’est plutôt l’avertissement que la raison humaine doit lancer devant les excès de notre système. C’est l’apport de la doctrine sociale de l’Église pour travailler à répondre aux préoccupations de nos contemporains.

L’accident nucléaire consécutif au séisme au Japon lance un signal hautement symbolique à partir du pays qui a subi la puissance destructrice de la bombe atomique. Il fait surtout ressortir l’inconscience collective qui dénie le lien entre les modes de consommation et la production d’énergie. La production nucléaire d’énergie n’est pas le seul danger. Les mines de charbon ou l’exploitation du pétrole ne sont pas non plus sans risques mortels ; la marée noire du golfe du Mexique a-t-elle été si vite oubliée ? Pourquoi ne pas espérer que l’ingéniosité humaine parvienne à surmonter un certain nombre de difficultés et à améliorer la sécurité ? Mais aussi pourquoi ne pas oser contester le taux de consommation de l’énergie dans les sociétés développées avec ses conséquences sur l’environnement et l’équilibre général du système ? Je crains que l’heure d’été ne suffise pas à régler le problème. Notre groupe de travail Environnement et écologie nous aidera à prolonger cette réflexion.

De plus en plus souvent, nous voyons se substituer à la réflexion politique et au débat démocratique, une sorte de puritanisme social qui remplace la contestation des projets par l’attaque des dirigeants économiques ou des personnalités politiques. Internet permet de propager rumeurs et accusations sans vérifier l’authenticité des faits. Cette permanente inquisition sur la moralité des personnes répand un climat de suspicion généralisée et affaiblit la confiance qui est le socle d’une société civilisée. Certains s’étonnent de cette aspiration à la vertu et à l’intégrité des dirigeants dans une société qui fait du libéralisme moral la règle des comportements individuels. Faut-il s’en étonner ? À mesure que faiblit l’intégration personnelle des normes morales par l’éducation et par la référence à une reconnaissance objective du bien et du mal, on voit s’accroître le nombre des procureurs qui organisent des procès en moralité publique. Faute d’une éducation à la responsabilité devant sa propre conscience, on déploie un système de contrainte par la législation. Si nos contemporains semblent affranchis d’une loi morale intériorisée, ils sont loin d’être libérés du conformisme imposé par le recours de plus en plus fréquent à la loi et à ses contraintes.

Durant notre assemblée plénière deux événements vont marquer la vie publique et médiatique de notre pays. Ces jours-ci, le projet de loi sur la bioéthique va être examiné par le Sénat. Nous espérons que les sénateurs n’aggraveront pas les dispositions votées par la majorité des députés et n’ouvriront pas la voie à un eugénisme d’État, notamment à propos du dépistage de la trisomie 21, ni à l’autorisation générale d’utiliser l’embryon humain comme un matériel de recherche, ni à l’instrumentalisation du corps des femmes, celles de France ou d’autres pays. Céder à ces tentations ferait violence au respect du à toute être humain. Ce serait une agression envers les principes fondamentaux du respect qui garantissent le pacte social.

Nous avons pu nous féliciter de voir que le large débat qui s’est déroulé l’an dernier a permis de mieux prendre en compte l’importance d’impératifs éthiques pour encadrer le champ de la recherche. Les travaux législatifs ont bénéficié de la qualité de ce débat préalable, mais aussi de l’engagement résolu et sérieux de nombreux parlementaires. Tout ceci a notamment permis de souligner que l’évaluation éthique des programmes de recherche ne pouvait pas se réduire à recueillir l’avis de spécialistes ni les pressions des intérêts économiques. Toute recherche ne se justifie pas par la générosité affichée ou réelle de ses buts et de ses intentions. Jamais la fin ne justifie les moyens.

D’autre part, le débat sur la laïcité organisé par l’U.M.P. va se dérouler cette semaine. Avec les responsables des autres religions, réunis depuis novembre 2010 dans la Conférence des responsables de culte en France (bouddhistes, catholiques, juifs, musulmans, orthodoxes et protestants), nous avons exprimé ensemble nos réserves devant un nouveau débat dont les risques ne sont pas minces. Il ne nous appartient pas de juger des initiatives d’un parti politique, mais nous avons voulu exprimer nos craintes sur les conséquences de ce débat. Non seulement il risque de cristalliser les malaises devant un certain nombre de pratiques musulmanes minoritaires, mais, paradoxalement, il risque aussi d’aboutir à réduire la compréhension de la laïcité à sa conception la plus fermée : celle du refus de toute expression religieuse dans notre société.

Nous avons parfois à souffrir de pratiques administratives qui versent dans cette manière de voir, et les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui dans les prisons, les lycées ou les hôpitaux sont souvent de cet ordre. Le récent rapport présenté par la Halde évoque la possibilité d’étendre demain les obligations de stricte neutralité religieuse au-delà du seul secteur public. Les différents discours du Président de la République sur ce sujet donnaient à espérer une application plus apaisée et plus ouverte des lois et des règlements qui définissent fondamentalement le pacte laïc de notre république. Nous n’avons pas vraiment besoin d’un grand débat pour mieux connaître les textes de référence et surtout pour les appliquer avec tolérance et intelligence. Nous pouvons espérer que ce sera la conclusion opérationnelle qu’en tirera le gouvernement.

Je ne voudrais pas terminer cette introduction à nos échanges sans évoquer quelques événements importants de notre vie ecclésiale. Tout d’abord je voudrais rappeler le déroulement du projet « Familles 2011 » organisé par le Conseil Famille et Société. Deux grands colloques ont déjà eu lieu, à Bordeaux et à Lille, un troisième se tiendra à Strasbourg au mois de mai. La clôture des colloques aura lieu à Paris les 1er et 2 octobre prochains, suivie de la « Fête des familles » du 9 octobre et du rendez-vous de Lourdes du 27 au 30 octobre. L’ensemble de ces manifestations exprime assez combien nous sommes attentifs à la richesse et aux épreuves de l’expérience familiale. C’est un message d’espérance pour celles et ceux qui hésitent devant l’engagement du mariage.

Au début du mois de mars, s’est tenue à Paris, au Collège des Bernardins, la rencontre du Comité de Liaison International entre Juifs et Catholiques. Cette session bisannuelle rassemble les membres de la Commission du Saint-Siège pour les Relations Religieuses avec le Judaïsme, les représentants des principales organisations du judaïsme mondial et des personnes juives et catholiques du pays où elle se déroule. Certains d’entre vous y ont participé, avec la délégation catholique qui était conduite par le Cardinal Koch, Président du Conseil Pontifical pour l’Unité des Chrétiens et les relations avec le Judaïsme. Ce fut une occasion d’approfondir notre implication dans le dialogue judéo-chrétien et de nous réjouir du chemin parcouru depuis la création de ce Comité il y a quarante ans, et plus largement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Les 24 et 25 mars s’est déroulée à Paris la première mise en œuvre de l’initiative du Conseil Pontifical pour la Culture sous le titre du Parvis des Gentils. Je crois que cet essai fut une réussite et a reçu un bon accueil. Après le discours du Pape Benoît XVI en septembre 2008 au Collège des Bernardins, c’est, pour notre Église en France, un encouragement certain à poursuivre nos efforts dans la recherche d’une rencontre avec les grands courants culturels de notre société. Le cardinal Ravasi nous y a incités en tirant les conclusions de ces deux journées au Collège des Bernardins : « Je souhaite maintenant, idéalement, remettre entre les mains de votre institution qui nous accueille et dans celles de son suprême garant qui est l’archevêque de Paris, l’avenir du Parvis des Gentils en France. »

J’ai déjà fait référence à la publication par le Conseil « Famille et Société » du document Grandir dans la Crise. Je voudrais aussi rappeler la sortie du beau livre préparé par la Commission pour la Catéchèse et le Catéchuménat : En Famille avec Dieu. Aux artisans de ces deux productions, je veux exprimer la reconnaissance de toute l’Assemblée.

Ce temps de Carême est également pour nous l’occasion de nous réjouir et de rendre grâce pour la vie de nos communautés chrétiennes, au moment où beaucoup d’entre elles accompagnent des adultes, des enfants et des adolescents vers les sacrements de l’initiation et où toutes se préparent à vivre les célébrations pascales. Nos diocèses sont engagés fortement dans la préparation des prochaines Journées Mondiales de la Jeunesse. Si beaucoup éprouvent de la morosité, la vie quotidienne de l’Église donne un signe d’espérance : la mort n’a jamais le dernier mot.

C’est cette espérance que nous partageons avec nos frères des Églises d’Afrique du Nord et de Côte d’Ivoire. Nous voulons leur dire notre proximité dans un moment où divers pays sont traversés par des mouvements qui peuvent susciter un nouvel avenir pour les peuples comme ouvrir malheureusement de nouvelles épreuves. Nous savons aussi que ces périodes de trouble ou de violence frappent plus durement ceux qui sont les plus faibles. Les communautés chrétiennes peuvent donner un signe puissant d’espérance et de solidarité à l’égard des populations déchirées ou déplacées. Nous adressons notre salut fraternel et l’assurance de notre prière aux évêques de la Conférence épiscopale régionale d’Afrique du Nord et à la Conférence épiscopale de Côte d’Ivoire.

Je vous remercie. Il nous reste maintenant à poursuivre notre travail.
 

Cardinal André Vingt-Trois
archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France
Lourdes, le 5 avril 2011

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