La place de l’Eglise catholique dans la société française

Durant notre Assemblée, un texte des Actes des Apôtres m’est souvent venu à l’esprit. C’est celui où Pierre rencontre avec Jean un infirme de naissance à la « Belle Porte » du Temple et s’adresse à lui : « De l’or et de l’argent, je n’en ai pas. Mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ, le Nazaréen, lève-toi et marche ! » (Ac 3, 6). Notre Eglise fait aujourd’hui l’expérience de la pauvreté. Elle n’a plus la puissance d’un certain nombre de moyens humains – en hommes, en argent, en influence – qu’elle a pu avoir à d’autres époques. Certains peuvent le regretter, d’autres l’analyser en termes d’effacement du catholicisme dans la société française. Ce qui nous est donné de vivre dans nos rencontres pastorales est bien différent. Nous vivons ce dépouillement comme une grâce, celle de se recentrer sur l’essentiel et de se remettre devant celui qui est à la source de toute fécondité apostolique : le Christ présent dans son Eglise. C’est lui qui est à l’œuvre. C’est lui qui touche les cœurs, relève, guérit, met en route, soutient, redonne courage et espérance. Chaque jour, nous sommes témoins de ces merveilles que Dieu suscite au sein de son peuple. La vitalité de notre Eglise ne repose pas d’abord sur des stratégies pastorales, les plus élaborées soient-elles, mais sur sa capacité à accueillir cette action du Christ, à la signifier et à la servir. Tout notre dynamisme apostolique trouve en elle la racine de son espérance et de sa confiance. Nous l’avons bien senti au cœur des préoccupations pastorales qui ont été les nôtres au cours de cette Assemblée.

Le dynamisme apostolique de la Mission de France

Le rapport d’étape de la Mission de France nous a placés au cœur de ce monde en pleine mutation, où l’expression de la foi semble avoir perdu sa pertinence, dans l’espace rural, dans les quartiers urbains ou les laboratoires de recherche, dans ce vaste secteur de la santé et des malades… Nous sommes toujours « bousculés » par toutes ces personnes dont le langage a besoin d’être décrypté pour que la proposition de la foi rejoigne leurs attentes les plus profondes. Il y a là des hommes et des femmes pour qui l’Eglise est éloignée et étrangère, pour qui l’Evangile échappe à leur expérience. Dans ces lieux ont choisi de vivre des prêtres et des diacres de la Communauté Mission de France. Ils ne sont pas seuls. Avec eux, des laïcs, au nom de leur baptême et de leur confirmation, participent à la mission. Ensemble, ils sont invités à dire leur foi dans de nouvelles langues, à partir de nouvelles expériences. Nous redisons à tous ces ouvriers de l’Evangile notre confiance, notre soutien et notre communion fraternelle. Nous les remercions de vivre ce dynamisme du ministère apostolique qui faisait dire à l’Apôtre : « Dieu m’a fait la grâce d’être un officiant de Jésus Christ auprès des païens, consacré au ministère de l’Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande qui, sanctifiée par l’Esprit Saint, soit agréable à Dieu » (Rm 15, 16).

« Aller au cœur de la foi »

Nous avons fait le point du travail catéchétique qui se poursuit actuellement dans l’ensemble de nos diocèses. Notre Assemblée de 2001 avait ouvert le dossier du renouvellement de la catéchèse en France. Les défis à relever sont immenses. Les catholiques en ont pleinement conscience et nos communautés ont bien accueilli le document « Aller au cœur de la foi », publié à la suite de notre dernière Assemblée. En bien des diocèses, les fidèles sont heureux de parler ensemble de leur foi telle que la Vigile pascale nous propose de la vivre. La démarche de l’initiation chrétienne en est revalorisée et le prochain carême sera davantage perçu comme un temps fort de l’accompagnement des catéchumènes.

Comment ne pas se réjouir de voir la recherche actuelle au sein des communautés chrétiennes s’appuyer sur le mystère pascal qui fonde notre existence et nourrit notre confiance totale en Dieu et en l’homme ! Aucun renouvellement de la catéchèse ne peut avoir d’autre fondement que cette confiance. Il nous faut aller de l’avant, poursuivre notre réflexion et trouver, tant dans le domaine de la catéchèse que pour le reste de la vie de l’Eglise, les moyens de discerner ce que l’Esprit nous dit à travers le mouvement qui est ainsi suscité. Nous aurons bientôt à nous donner des orientations et des points de repère pour la pastorale catéchétique en France. Leur élaboration devra ressaisir la richesse de cette réflexion en cours.

La place de l’Eglise catholique dans la société française

Au cours de notre Assemblée, nous avons consacré un temps notable de notre travail à réfléchir sur l’évolution de l’Eglise catholique en France dans sa relation à l’Etat et à la société. Notre réflexion n’est pas achevée. Elle doit encore se poursuivre, se préciser, s’approfondir. Mais à l’étape où nous en sommes, nous pouvons pourtant exprimer quelques convictions fortes qui nous habitent.

Nous reconnaissons la laïcité de l’Etat.

Celle-ci désigne la neutralité de l’Etat. Dire que ce dernier est neutre signifie qu’il n’est inféodé à aucune confession religieuse ni à aucune idéologie. Cette neutralité, comme cadre institutionnel, repose sur l’autonomie respective du domaine politique et du domaine religieux. Le concile Vatican II a été très clair : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes » (Constitution pastorale Gaudium et spes n° 76, 3).

Cette indépendance ne signifie pas pour autant absence de relations et renvoi de la religion dans le domaine des seules convictions intimes. L’article 1 de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 stipule d’ailleurs que la République n’assure pas seulement la liberté de conscience mais garantit aussi le libre exercice des cultes, ce qui implique la prise en compte de la dimension sociale de chacun d’entre eux et donc des relations avec eux.

Ces relations peuvent prendre des formes institutionnelles différentes. En France, la même neutralité ou laïcité de l’Etat se vit selon trois régimes différents :
– la séparation (« la République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte », article 2 de la loi de séparation),
– le régime concordataire en Alsace-Moselle,
– le statut particulier des territoires d’outre-mer et de la Guyane.

Cette diversité, loin d’être un reliquat du passé appelé à bientôt disparaître, est une richesse de notre pays. Dans une Union européenne où les statuts institutionnels des Eglises sont différents, la France peut être bien placée pour partager son expérience de cette diversité.

En régime de séparation, bien des liens existent dans des domaines divers entre l’Eglise et les pouvoirs publics (gestion des édifices affectés au culte, reconnaissance d’aumôneries, statuts des établissements catholiques sous contrat, subvention à l’Enseignement supérieur…). Nous nous réjouissons que les gouvernements successifs aient souhaité susciter des instances de dialogue avec les différentes communautés religieuses sur les problèmes institutionnels qu’elles peuvent rencontrer dans l’évolution de la société française. Ils ont voulu tenir compte de la diversité de leur histoire, de leur organisation interne et de leur rapport à la société.

Nous n’oublions pas que le catholicisme a marqué fortement l’histoire de notre pays et qu’une majorité de Français déclarent une appartenance à l’Eglise catholique. Ceci ne nous donne aucun droit à régenter la société mais nous confie une responsabilité spéciale pour veiller à ce que cette situation s’intègre de la façon la plus harmonieuse possible dans le vivre ensemble de notre société.

Notons enfin que cette juste autonomie entre l’Etat et la communauté religieuse, avec ce que cela implique comme refus d’ingérence mutuelle, ne signifie pas pour autant un mutisme de l’Eglise devant des projets de loi ou devant des situations qui porteraient gravement atteinte à l’homme et au respect de ses droits. Une intervention en ce domaine ne doit pas être perçue comme une pression indue mais comme l’offre d’une réflexion qui fait partie du libre jeu démocratique.

Nous souhaitons la pratique d’une laïcité vigilante et accueillante.

La laïcité n’est pas seulement un cadre institutionnel. Elle est aussi de la part de l’Etat une pratique et un esprit. Deux mots me semblent les caractériser : vigilance et accueil.

Vigilance. Il est de la responsabilité de l’Etat de défendre la liberté de conscience et de veiller à une coexistence sociale pacifique entre toutes les composantes de la société. Il doit faire respecter l’ordre public. Il est de son devoir de s’opposer à toute forme de violence utilisée pour faire valoir ses idées, pour promouvoir ses convictions religieuses ou encore pour imposer autoritairement à l’ensemble de la société sa loi religieuse. Il doit veiller également à lutter contre toutes les formes de marginalité sociale qui ne peuvent que favoriser le repli communautariste. La laïcité renvoie à ces valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Ces valeurs sont profondément nôtres, même si nous-mêmes, nous les chargeons du poids de l’expérience évangélique.

Accueil. Cette vigilance ne doit pas conduire à la défiance. Elle doit s’accompagner, au contraire, d’un accueil des différentes familles spirituelles et religieuses présentes dans notre société. Celles-ci apportent leur contribution à un vivre ensemble des Français. Car si l’Etat est laïc, la société civile, elle, ne l’est pas. Catholiques, nous témoignons combien une pratique administrative, réglementaire et jurisprudentielle favorable à l’exercice du culte a été, au cours du siècle écoulé, un facteur très important d’intégration apaisée dans la vie démocratique française. La rencontre, le dialogue, la pratique de l’ajustement mutuel sont autant de composantes de cette intégration.

Nous nous demandons si aujourd’hui cet équilibre entre vigilance et accueil n’est pas rompu au détriment de celui-ci. La peur du débordement de certaines formes d’expressions islamistes ou sectaires risque de se traduire par une défiance vis-à-vis de toute forme d’expression religieuse. La proposition d’interdire aux élèves le port de tout signe religieux dans le cadre scolaire quand il ne trouble pas l’ordre public nous semble une régression de la liberté religieuse. Nous sommes inquiets quand la demande d’une loi l’emporte sur l’éducation des consciences et sur une pédagogie qui s’inscrit dans la durée. Des mesures senties comme répressives, loin d’endiguer le communautarisme, ne peuvent que le renforcer. Nous attirons l’attention sur ce point. La vraie laïcité est celle qui contribue à faciliter un meilleur vivre ensemble de toutes les composantes d’une société.

Nous voulons, comme Eglise catholique, apporter notre contribution à la recherche d’un meilleur vivre ensemble.

Nous pouvons en témoigner. La rencontre du Christ permet à beaucoup de donner un sens à leur vie. De nombreux enfants et jeunes trouvent dans l’Eglise une écoute et l’annonce d’un message qui contribuent à les construire dans la confiance, au cœur même de situations parfois éprouvantes pour eux.

Aux tournants majeurs de leur existence, au moment des grands événements de leur vie – naissance, maladie, amour humain, épreuves et même la mort – bien d’autres ont recours à elle. Ils sont heureux d’être fraternellement accueillis par des communautés ferventes. Aux temps de désarroi, de souffrance, dans ces lieux où l’on perdrait le goût de vivre, là ou personne ne veut aller, des accompagnements se mettent en place, rappelant que la fatalité peut déboucher sur une responsabilité, une liberté restaurée. Nous nous réjouissons de voir de nombreux chrétiens engagés avec d’autres sur ces terrains difficiles, proches des plus éprouvés, de ceux qui sont destructurés.

D’autres, sensibles à l’importance des organisations que se donne une société, s’engagent délibérément en politique ou dans les lieux où se débattent et se prennent les décisions importantes pour l’avenir de la société française, européenne et plus largement encore. Nous constatons aussi avec intérêt dans nos diocèses que des associations chrétiennes se voient proposer par des collectivités locales des partena-riats contractuels dans des domaines tels que la solidarité, la culture, l’animation de la jeunesse. Soulignons encore l’importance de l’engagement de nombreux mouvements chrétiens auprès des fiancés, des jeunes couples et de la vie familiale.

Il y a plus. Nous percevons aujourd’hui que ce sont les témoins qui sont écoutés, ceux qui savent et osent inscrire dans les faits des comportements conformes à leur foi. Ils doivent pouvoir trouver dans la communauté chrétienne des moyens de réflexion, de formation, de discernement éthique. Ils sont les prophètes d’aujourd’hui, préférant parfois risquer leur carrière plutôt que d’agir contre leur conscience et leur fidélité à l’Evangile.

La réforme des structures de notre Conférence

Dans la Lettre aux catholiques de France, nous nous exprimions ainsi : « Beaucoup reste à faire pour trouver des formes d’organisation, de concertation et de prise de décision adaptées à la nature et à la mission de l’Eglise. Tous les diocèses s’y emploient […]. Mais, aussi importants que soient ces aménagements institutionnels, on ne doit jamais perdre de vue qu’ils ne constituent pas une fin en eux-mêmes. Ils ne se comprennent vraiment que par rapport au mystère de la foi, qui est à la source, et à la proposition de la foi, qui constitue sa mission » (p. 81).

C’est bien avec une telle conviction que nous avons progressé dans notre réflexion et nos décisions sur la réforme des structures de notre Conférence. Je crois qu’un pas a été franchi dans la détermination et la réalisation des objectifs évoqués dans mon discours d’ouverture. Nous avons plus fortement conscience que les lieux et les moments de notre travail ensemble sont essentiellement la Province et l’Assemblée plénière, chacune à son niveau. Ce sont là les lieux et les moments privilégiés de notre communion fraternelle et de notre solidarité dans la même mission. Le Président de la Commission doctrinale ne disait-il pas, en soulignant l’enjeu théologique et spirituel de la réforme entreprise : « L’évêque porte le souci des autres Eglises parce que son Eglise particulière se trouve plus que concernée, impliquée par la marche des Eglises sœurs » ?

En décidant plusieurs Assemblées par an, nous nous donnons les moyens de mieux servir notre mission commune. Encore faudra-t-il en spécifier le style, réfléchir aux méthodes et au rythme de travail, renforcer la dynamique spirituelle de nos rencontres.

Des orientations et des propositions ont été précisées, ouvrant ainsi au groupe de pilotage des chantiers mieux définis. Il nous a été donné d’expérimenter l’intérêt de disposer de dossiers assez élaborés pour favoriser notre réflexion personnelle et nos décisions communes. Nous mesurons qu’il reste encore beaucoup à faire pour mieux penser et organiser le travail entre évêques, pour prendre en compte autrement ce qui relevait des Commissions et des Comités, mais le chemin est mieux balisé, un calendrier établi et des repères posés pour la période de transition. Nos rencontres en provinces devraient être un bon lieu pour mûrir des propositions. Nous n’oublierons pas non plus d’associer à notre réflexion nos collaborateurs au plan national dans les Secrétariats, les Services et les Aumôneries. Leur contribution nous est précieuse.

Deux chantiers à ouvrir

Qu’il me soit permis en terminant de proposer à notre Assemblée deux chantiers de travail qu’il me paraît urgent d’ouvrir : l’un sur l’éducation, l’autre sur les séminaires. Le premier a été évoqué dans le cadre de nos échanges. Le second ne l’a pas été. Mais je sais qu’il est présent dans les préoccupations de beaucoup d’entre vous.

L’éducation

En France, comme d’ailleurs dans beaucoup de pays occidentaux, nombreux sont ceux qui parlent d’une véritable crise de la transmission entre générations. Comment s’en étonner alors que nous vivons tant de mutations culturelles, techniques, économiques et géopolitiques ?

Nous nous réjouissons de voir que de nombreuses instances ont ouvert une réflexion sur l’éducation des enfants et des jeunes avec détermination et confiance. Non seulement l’Eglise a une longue expérience dans le domaine de l’éducation, mais aujourd’hui beaucoup de chrétiens se dépensent sans compter dans les mouvements, les associations, les institutions scolaires et universitaires tant publiques que privées. C’est pourquoi le temps n’est-il pas venu de participer plus explicitement au débat en cours ? Nous n’avons pas le droit de nous dérober à cette réflexion démocratique. Le travail amorcé par notre Comité épiscopal Vie et foi des jeunes devra être l’un des documents de base de notre réflexion. Mais ce chantier est vaste et il nécessitera sans doute encore bien des efforts.

Les séminaires

Le souci d’appeler des jeunes au ministère presbytéral est une de nos préoccupations constantes. De multiples initiatives sont prises au sein de chaque diocèse. A ce souci est lié celui de former ces jeunes au ministère presbytéral. Nous nous interrogeons aujourd’hui : quelle formation proposer qui tienne compte tout à la fois de l’itinéraire humain, ecclésial et spirituel des jeunes qui se présentent et des conditions actuelles dans lesquelles se vit le ministère presbytéral ? Comment penser l’avenir de nos maisons de formation ? Il en va de la situation des séminaires en France. Nous avons besoin de nous concerter, de réfléchir ensemble, d’associer à cette réflexion les équipes de formateurs des différents séminaires. Ces équipes portent le poids du jour. Leur travail est passionnant mais pas facile. Nous leur redisons notre confiance et notre soutien.

Notre Assemblée s’achève. Nous allons regagner nos diocèses. Dois-je vous avouer que je repars habité par ce témoignage fort que nous a partagé le cardinal Pedro Rubiano sur la situation de l’Eglise en Colombie ? Des évêques, des prêtres, des religieuses et des laïcs risquent leur vie pour dire non à la violence, pour faire respecter la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu, pour appeler inlassablement à la paix et à la réconciliation. Ils témoignent de la fécondité de l’Evangile. Oui, la puissance de résurrection du Christ est plus forte que toutes les forces du mal et de la mort. N’avons-nous pas comme évêques à être aujourd’hui plus que jamais serviteurs de cette espérance qui ne déçoit pas ?

+ Jean-Pierre RICARD
Archevêque de Bordeaux
Président de la Conférence des Evêques de France