Témoignages croisés sur le jeûne

Des religieux orthodoxe, protestant et catholique témoignent de la place et du sens du jeûne dans leur communauté.

« Libérer le vrai désir : celui de Dieu », Père Philippe Daudais, prêtre orthodoxe, animateur du centre spirituel Sainte-Croix.

Le jeûne a une très grande place chez les orthodoxes. Quelque 180 jours lui sont consacrés dans l’année. Il y a plusieurs temps : le grand carême de Pâques et la Semaine Sainte ; le carême de l’Avent ; le carême des saints apôtres Pierre et Paul (15-28 juin) ; le carême de la dormition (1er-14 août), la veille de la Théophanie (5 janvier) ; le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste (29 août); le jour de l’exaltation de la Sainte Croix (14 septembre). Le jeûne se pratique aussi le mercredi et le vendredi.

Il s’agit d’un jeûne liturgique. Les pratiquants respectent un régime végétalien comme celui d’Adam quand il était au paradis (pas de viande, de charcuterie, de poisson, d’œuf, de laitage).

Nous pratiquons aussi le jeûne eucharistique. La tradition orthodoxe est restée fidèle aux préceptes donnés les premiers siècles. Le jeûne a pour objectif de libérer le vrai désir : celui de Dieu. Pour les orthodoxes, le jeûne signifie accroître sa faim et sa soif de Dieu, et diminuer sa participation aux nourritures terrestres. Il s’agit de sortir de l’aliénation aux nécessités existentielles pour entrer dans une plus grande liberté par rapport aux contingences. C’est un moment où l’on se dispose intérieurement pour se consacrer à Dieu. Le jeûne s’accompagne d’une intensification de la vie de prière ; le temps économisé lui est voué. Le jeûne va aussi de paire avec le partage. Par le manque, on se fait proche de ceux qui n’ont pas le minimum nécessaire.

« Retrouver une liberté d’action face à Dieu et aux autres », Nicole Fabre, bibliste et pasteur de l’Eglise réformée de France

Pour les réformateurs, tout ce qui est pratique religieuse n’a pas de signification en soi, mais seulement à partir de la reconnaissance de l’amour de Dieu qui nous précède. Les protestants mettent une distance par rapport à la pratique rituelle du jeûne. Le jeûne ne prend son sens que dans la reconnaissance du fait que Dieu aime l’homme au-delà de ce qu’il peut ou ne pas faire. Pour les réformateurs, le jeûne témoigne de ce que la vie de l’homme est liée à son face à face avec Dieu, c’est-à-dire la reconnaissance de ses limites, de sa fragilité, de son humanité.

 

Les réformateurs ont pris très au sérieux la parole des prophètes*. L’homme est pécheur quand il se met au centre de sa relation à Dieu. Le jeûne est une façon de remettre Dieu et sa relation aux autres à sa place centrale. Comme il n’y a pas de jeûne rituel pour les protestants, il n’y a pas de période fixée. La pratique collective du jeûne fédéral subsiste toujours en Suisse, mais elle est une démarche personnelle. Le jeûne peut durer une journée, une semaine… Aujourd’hui, les grandes pratiques du jeûne sont liées à une prière d’intercession par rapport à une situation donnée. Une catastrophe humaine peut initier un jeûne. Face à la souffrance, il sera une façon d’accompagner et de s’ouvrir à une autre manière d’agir et de vivre. On note aussi un renouveau du jeûne individuel lié à la prise de conscience et à la résistance à une société consumériste. Il s’agit de retrouver une liberté d’action face à Dieu et aux autres.

 

*Livre d’Isaïe – Chapitre 58 (1-6)
Crie à pleine gorge ! Ne te retiens pas ! Que ta voix résonne comme le cor ! Dénonce à mon peuple ses fautes, à la maison de Jacob ses péchés.
Ils viennent me consulter jour après jour, ils veulent connaître mes chemins. Comme une nation qui pratiquerait la justice et n’abandonnerait pas la loi de son Dieu, ils me demandent de leur faire justice, ils voudraient que Dieu se rapproche.
« Pourquoi jeûner si tu ne le vois pas ? pourquoi nous mortifier si tu l’ignores ? » Oui, mais le jour où vous jeûnez, vous savez bien trouver votre intérêt, et vous traitez durement ceux qui peinent pour vous.
Votre jeûne se passe en disputes et querelles, en coups de poings sauvages. Ce n’est pas en jeûnant comme vous le faites aujourd’hui que vous ferez entendre là-haut votre voix.
Est-ce là le jeûne qui me plaît ? Est-ce là votre jour de pénitence ? Courber la tête comme un roseau, coucher sur le sac et la cendre, appelles-tu cela un jeûne, un jour bien accueilli par le Seigneur ?
Quel est donc le jeûne qui me plaît ? N’est-ce pas faire tomber les chaînes injustes, délier les attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ?

« Le jeûne est un chemin de plus grande liberté, de présence à soi, aux autres et à Dieu », Père Bernard Boisseau, prêtre catholique, animateur du Forum 104

Depuis 2005, j’accompagne au sein du Forum 104 un groupe de jeûneurs pendant le carême. Pendant 6 jours, nous ne consommons aucune nourriture mais uniquement des boissons. De l’eau, de la tisane et un jus par jour.

On a constaté un abandon progressif du jeûne au sein du catholicisme occidental en raison du développement et de l’accueil prônés par la société. Le jeûne pénitentiel avait perdu de son sens. Il revient un peu depuis les années 1960 avec le rejet d’une perspective totalisante de consommation et le développement de l’écologie. Le jeûne doit être découvert comme un chemin vers Dieu. Or aujourd’hui, il est perçu comme une obligation, une contrainte. Il y a une absence de liens chez les chrétiens entre le jeûne et la dimension spirituelle. Le jeûne est un chemin de plus grande liberté, de présence à soi, aux autres et à Dieu.

Le premier obstacle au jeûne est l’appréhension. Un jeûne se décide. Il faut le désirer intérieurement. Sinon on ne pense qu’au repas qui nous manquera pas. Vivre le jeûne en groupe est un chemin possible. Le jeûne ne signifie rien en soi sauf la privation si on ne voit qu’un interdit. Il faut le concevoir non pas comme un but mais comme un moyen, avec la prière, pour aller vers Dieu. Il ne sert à rien de l’imposer. Le jeûne ne doit pas être seul, il s’accompagne de prières, d’un partage par des dons, par exemple.

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