Eucharistie et partage
Eucharistie et partage
Le sujet abordé sous ce titre est devenu vraiment « classique », si ce n’est banal. Le fait qu’il ait été si souvent traité a du moins le mérite d’indiquer qu’il ne s’agit pas là d’une affaire annexe du point de vue de la foi chrétienne. Pourtant, entre les affirmations théologiques, même les plus fortement exprimées, et leur imprégnation dans la vie des communautés chrétiennes, il y a une belle distance : celle qui sépare, jusqu’à la contradiction parfois, les paroles et les actes. Rappelons en tout cas les principales dimensions théoriques du rapport entre l’eucharistie et le partage, c’est-à-dire aussi, plus largement, entre la liturgie et la vie chrétienne, ou encore entre le rite et l’éthique.
Une affaire ancienne
C’est là une affaire bien plus ancienne que l’Église puisqu’elle plonge jusqu’au cœur du judaïsme. Le récit de l’offrande annuelle des prémices au temple de Jérusalem en Deutéronome 26, 1-11 l’exprime avec force. Ce geste « vertical » de reconnaissance envers Dieu pour le don de la terre ne prend son sens que s’il engage Israël dans un geste « horizontal » de partage avec les non-possédants (le lévite et l’immigré, du v. 11). Dieu dit en somme à son peuple : « tu seras envers celui qui n’a rien, comme moi j’ai été envers toi quand tu n’avais rien ; faute de quoi, je ne veux pas de tes offrandes ». On sait avec quelle force les prophètes ont dénoncé le formalisme cultuel .
La circoncision de la chair ? oui, mais comme signe de la circoncision du cœur ; les offrandes au Temple ? oui, mais en vue du partage avec le lévite et l’émigré ou la veuve et l’orphelin ; les sacrifices ? oui, mais à condition de pratiquer d’abord la justice et la miséricorde envers autrui. « Faire l’aumône, c’est offrir un sacrifice de louange », assure Ben Sirac le Sage dans le sillage des prophètes (Ben-Sirac 35, 4). Ainsi, lorsqu’il critique le formalisme cultuel, Jésus ne fait guère que reprendre à son compte les dénonciations des prophètes, comme on le voit, par exemple, en Matthieu 9, 13 et 12,7 qui cite Osée 6, 6 « c’est la miséricorde que je veux et non les sacrifices », ou en Marc 7, 6-7 qui cite Isaïe 29, 13 « ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ».
Compte tenu de cette forte tradition prophétique, il n’est pas étonnant que le judaïsme ait largement développé la pratique du partage avec les frères démunis ; en témoigne, par exemple, la coutume de préparer pour le sabbat de la nourriture pour les pauvres (le « panier du pauvre »).
Le repas du Seigneur
L’Église a prolongé cette pratique. Paul, par exemple, demande à la communauté de Corinthe de faire, « chaque premier jour de la semaine », la collecte en faveur des frères de Jérusalem soumis à la famine (1 Corinthiens 16, 1-2) : ainsi, dès les années 40, le dimanche était-il déjà régulièrement jour de solidarité et de partage ; la « quête » est aussi ancienne que l’Église ! Le même Paul développe une théologie du repas du Seigneur qui devait avoir par la suite un large et durable écho, aussi bien dans la pratique que dans le discours théologique. « Un seul pain, un seul corps » : telle est l’affirmation de 1 Corinthiens 10, 16-17, qui se répercute tout au long du chapitre 11.
La section de ce dernier chapitre consacrée au repas du Seigneur (v. 17-34) manifeste avec une force singulière le lien intrinsèque qui doit exister entre eucharistie et partage. En effet, dans la première partie (v. 17-22), Paul reproche aux corinthiens leur conduite éthique lors de ce repas : l’absence de partage entre eux constitue un « mépris de l’Église de Dieu ».
On s’attendrait alors à ce que l’Apôtre, dans la deuxième partie (v. 23-26), argumente à partir d’une parole du Christ qui se situerait au même niveau éthique : par exemple, telle ou telle parole de Jésus sur l’amour du prochain. Or, sa réponse à ce problème éthique est d’ordre « sacramentel » : Paul rapporte le récit de la Cène, tel que les corinthiens le connaissent déjà dans leurs eucharisties. La troisième partie (v. 27-34) fait ressortir la conséquence de ce qui précède : pour célébrer en vérité le repas du Seigneur, pour ne pas manger et boire « sa propre condamnation », il faut « discerner le corps du Seigneur » (v. 29). Cet impératif se présente comme la conclusion logique (« c’est pourquoi » v. 27) non seulement, évidemment, de la 2° partie, « sacramentelle », mais aussi de la première, la partie « éthique ».
Le reproche adressé par Paul aux corinthiens ne porte donc pas sur le fait qu’ils méconnaîtraient la présence sacramentelle du Christ dans le repas qu’ils font « en mémoire de » lui (v. 24-25) – attention ici aux anachronismes qui situeraient le problème sur le terrain de la « présence réelle » (2) – mais sur le fait qu’ils se comportent comme s’ils ne voyaient pas le lien indissoluble qui existe entre le Christ comme corps eucharistique et le Christ comme « corps ecclésial ». C’est le « un seul pain, un seul corps » du chapitre précédent qu’ils méconnaissent.
Le Corps du Christ
Dans la tradition théologique, saint Augustin est sans doute celui qui a le plus clairement et le plus profondément développé la problématique paulinienne qui vient d’être rappelée. On connaît, par exemple, ce célèbre passage du Sermon 272 (adressé aux nouveaux baptisés) :
« Si donc vous êtes le corps du Christ et ses membres (1 Corinthiens 12, 27), c’est votre propre mystère votre propre « sacrement » qui repose sur la table du Seigneur, c’est votre propre mystère que vous recevez.
A ce que vous êtes, vous répondez : « Amen », et cette réponse marque votre adhésion. Tu entends « Le corps du Christ » et tu réponds « Amen ». Sois un membre du corps du Christ pour que ton « amen » soit vrai. »
Augustin ne confond nullement le corps personnel du Christ ressuscité et son corps ecclésial, mais il souligne que l’eucharistie est précisément le « sacrement » de l’union indissoluble de l’un et de l’autre (cf. Éphésiens 5, 21-33). Impossible de confesser en vérité le Christ dans l’eucharistie sans le confesser immédiatement comme « Christ pour », c’est-à-dire dans sa relation à l’Église (actuelle et en espérance). Le père Jean-Marie-R. Tillard commente excellemment cette théologie augustinienne lorsqu’il écrit :
« A l’eucharistie, il n’y a pas deux Corps du Christ, le corps personnel et le corps ecclésial. Il y a sacramentelle union des deux en un Corps où le premier enserre le second qu’il irrigue de sa propre vie par le don de l’Esprit, et où le second se laisse saisir parle premier pour devenir, en lui, sacrifice vivant à la gloire du Père (…) L’eucharistie célèbre, en le rendant présent – dans le pain et la coupe, le corps personnel du Seigneur Jésus-Christ mais en acte de vivification de son Corps ecclésial par l’Esprit-Saint. Elle donne le corps personnel, mais dans le lien indissoluble qui l’unit au Corps ecclésial » .
Une communion en actes
Si, dans la communion eucharistique, c’est bien le Christ comme corps personnel glorifié que nous recevons, et non l’Église, nous ne le recevons de manière féconde que si nous sommes en communion avec nos frères. La liturgie le montre d’ailleurs magnifiquement. Les trois gestes rituels qui suivent le Notre-Père doivent être considérés comme formant un ensemble. Chacun d’eux nous tourne vers le Christ et vers les autres, mais de diverses manières.
L’accent, dans le premier, le geste de paix, porte sur notre rapport à autrui, mais ce rapport est fondé sur l’amour qui vient de Dieu : « Dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ».
Dans le troisième, le geste de communion, c’est l’inverse : l’accent porte sur le Christ, puisque c’est lui que nous recevons alors ; mais cette communion n’est féconde, ou (pour reprendre 1 Corinthiens 11) nous ne « discernons le corps du Seigneur » de manière véritable, que si nous sommes en communion avec les autres, comme l’a signifié précisément le geste de paix.
Quant au geste médian, celui de la fraction du pain, il nous tourne au même degré vers le Christ – c’est son corps sacramentel qui est rompu – et vers les autres : le corps sacramentel n’est là qu’en vue d’être partagé entre tous pour les rassembler dans l’unité.
L’Église n’a jamais oublié – même si elle ne l’a pas toujours suffisamment vécu dans ses institutions et dans ses actes – l’immense leçon du quatrième évangile qui rapporte, la veille de la mort de Jésus, non pas le récit de la Cène mais celui du lavement des pieds (Jean 13). Cette substitution vient signifier deux choses : d’abord, que la mémoire rituelle du Christ dans l’eucharistie ne prend sens qu’en vue d’un autre type de mémoire, existentielle celle-ci, c’est-à-dire vécue dans l’éthique du service d’autrui ; ensuite, que ce service fraternel n’a pas seulement une valeur morale de générosité, mais a une portée « théologale », puisque c’est le Christ Seigneur qui, à travers les siens, continue de servir ses frères humains. L’éthique de l’amour fraternel a ainsi une portée de type « sacramentel ».
Telle pourrait bien d’ailleurs être le point à mettre en évidence aujourd’hui. Peut-être, en effet, sommes-nous moins tentés qu’à l’époque de la pratique dominicale massive d’oublier l’engagement éthique de partage et de solidarité qu’implique la participation à la messe. Mais peut-être, en revanche, sommes-nous davantage enclins à oublier le fondement proprement théologal, et pas simplement moral, de cet engagement. La prière eucharistique ne manque pourtant pas de le rappeler : ce que Dieu attend, c’est que notre vie lui rende gloire ; et notre vie lui rend gloire en étant habitée par l’Esprit Saint qui nous fait participer de manière fructueuse au Christ pascal de l’eucharistie et fait ainsi de nos gestes quotidiens de partage un « culte spirituel », un « sacrifice vivant et saint » (Romains 12, 1).
« Accorde à tous ceux qui vont partager ce pain et boire à cette coupe d’être rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps, pour qu’ils soient eux-mêmes dans le Christ une vivante offrande à la louange de ta gloire ».
(Prière eucharistique IV)
Louis-Marie Chauvet
Article extrait de Célébrer, n°293, décembre 1999-janvier 2000, p 8-12
Eucharistie et partage, éclairage du père Louis-Marie Chauvet
Le sujet abordé sous ce titre est devenu vraiment « classique », si ce n’est banal. Le fait qu’il ait été si souvent traité a du moins le mérite d’indiquer qu’il ne s’agit pas là d’une affaire annexe du point de vue de la foi chrétienne. Pourtant, entre les affirmations théologiques, même les plus fortement exprimées, et leur imprégnation dans la vie des communautés chrétiennes, il y a une belle distance : celle qui sépare, jusqu’à la contradiction parfois, les paroles et les actes. Rappelons en tout cas les principales dimensions théoriques du rapport entre l’eucharistie et le partage, c’est-à-dire aussi, plus largement, entre la liturgie et la vie chrétienne, ou encore entre le rite et l’éthique.
Une affaire ancienne
C’est là une affaire bien plus ancienne que l’Église puisqu’elle plonge jusqu’au cœur du judaïsme. Le récit de l’offrande annuelle des prémices au temple de Jérusalem en Deutéronome 26, 1-11 l’exprime avec force. Ce geste « vertical » de reconnaissance envers Dieu pour le don de la terre ne prend son sens que s’il engage Israël dans un geste « horizontal » de partage avec les non-possédants (le lévite et l’immigré, du v. 11). Dieu dit en somme à son peuple : « tu seras envers celui qui n’a rien, comme moi j’ai été envers toi quand tu n’avais rien ; faute de quoi, je ne veux pas de tes offrandes ». On sait avec quelle force les prophètes ont dénoncé le formalisme cultuel .
La circoncision de la chair ? oui, mais comme signe de la circoncision du cœur ; les offrandes au Temple ? oui, mais en vue du partage avec le lévite et l’émigré ou la veuve et l’orphelin ; les sacrifices ? oui, mais à condition de pratiquer d’abord la justice et la miséricorde envers autrui. « Faire l’aumône, c’est offrir un sacrifice de louange », assure Ben Sirac le Sage dans le sillage des prophètes (Ben-Sirac 35, 4). Ainsi, lorsqu’il critique le formalisme cultuel, Jésus ne fait guère que reprendre à son compte les dénonciations des prophètes, comme on le voit, par exemple, en Matthieu 9, 13 et 12,7 qui cite Osée 6, 6 « c’est la miséricorde que je veux et non les sacrifices », ou en Marc 7, 6-7 qui cite Isaïe 29, 13 « ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ».
Compte tenu de cette forte tradition prophétique, il n’est pas étonnant que le judaïsme ait largement développé la pratique du partage avec les frères démunis ; en témoigne, par exemple, la coutume de préparer pour le sabbat de la nourriture pour les pauvres (le « panier du pauvre »).
Le repas du Seigneur
L’Église a prolongé cette pratique. Paul, par exemple, demande à la communauté de Corinthe de faire, « chaque premier jour de la semaine », la collecte en faveur des frères de Jérusalem soumis à la famine (1 Corinthiens 16, 1-2) : ainsi, dès les années 40, le dimanche était-il déjà régulièrement jour de solidarité et de partage ; la « quête » est aussi ancienne que l’Église ! Le même Paul développe une théologie du repas du Seigneur qui devait avoir par la suite un large et durable écho, aussi bien dans la pratique que dans le discours théologique. « Un seul pain, un seul corps » : telle est l’affirmation de 1 Corinthiens 10, 16-17, qui se répercute tout au long du chapitre 11.
La section de ce dernier chapitre consacrée au repas du Seigneur (v. 17-34) manifeste avec une force singulière le lien intrinsèque qui doit exister entre eucharistie et partage. En effet, dans la première partie (v. 17-22), Paul reproche aux corinthiens leur conduite éthique lors de ce repas : l’absence de partage entre eux constitue un « mépris de l’Église de Dieu ».
On s’attendrait alors à ce que l’Apôtre, dans la deuxième partie (v. 23-26), argumente à partir d’une parole du Christ qui se situerait au même niveau éthique : par exemple, telle ou telle parole de Jésus sur l’amour du prochain. Or, sa réponse à ce problème éthique est d’ordre « sacramentel » : Paul rapporte le récit de la Cène, tel que les corinthiens le connaissent déjà dans leurs eucharisties. La troisième partie (v. 27-34) fait ressortir la conséquence de ce qui précède : pour célébrer en vérité le repas du Seigneur, pour ne pas manger et boire « sa propre condamnation », il faut « discerner le corps du Seigneur » (v. 29). Cet impératif se présente comme la conclusion logique (« c’est pourquoi » v. 27) non seulement, évidemment, de la 2° partie, « sacramentelle », mais aussi de la première, la partie « éthique ».
Le reproche adressé par Paul aux corinthiens ne porte donc pas sur le fait qu’ils méconnaîtraient la présence sacramentelle du Christ dans le repas qu’ils font « en mémoire de » lui (v. 24-25) – attention ici aux anachronismes qui situeraient le problème sur le terrain de la « présence réelle » (2) – mais sur le fait qu’ils se comportent comme s’ils ne voyaient pas le lien indissoluble qui existe entre le Christ comme corps eucharistique et le Christ comme « corps ecclésial ». C’est le « un seul pain, un seul corps » du chapitre précédent qu’ils méconnaissent.
Le Corps du Christ
Dans la tradition théologique, saint Augustin est sans doute celui qui a le plus clairement et le plus profondément développé la problématique paulinienne qui vient d’être rappelée. On connaît, par exemple, ce célèbre passage du Sermon 272 (adressé aux nouveaux baptisés) :
« Si donc vous êtes le corps du Christ et ses membres (1 Corinthiens 12, 27), c’est votre propre mystère votre propre « sacrement » qui repose sur la table du Seigneur, c’est votre propre mystère que vous recevez.
A ce que vous êtes, vous répondez : « Amen », et cette réponse marque votre adhésion. Tu entends « Le corps du Christ » et tu réponds « Amen ». Sois un membre du corps du Christ pour que ton « amen » soit vrai. »
Augustin ne confond nullement le corps personnel du Christ ressuscité et son corps ecclésial, mais il souligne que l’eucharistie est précisément le « sacrement » de l’union indissoluble de l’un et de l’autre (cf. Éphésiens 5, 21-33). Impossible de confesser en vérité le Christ dans l’eucharistie sans le confesser immédiatement comme « Christ pour », c’est-à-dire dans sa relation à l’Église (actuelle et en espérance). Le père Jean-Marie-R. Tillard commente excellemment cette théologie augustinienne lorsqu’il écrit :
« A l’eucharistie, il n’y a pas deux Corps du Christ, le corps personnel et le corps ecclésial. Il y a sacramentelle union des deux en un Corps où le premier enserre le second qu’il irrigue de sa propre vie par le don de l’Esprit, et où le second se laisse saisir parle premier pour devenir, en lui, sacrifice vivant à la gloire du Père (…) L’eucharistie célèbre, en le rendant présent – dans le pain et la coupe, le corps personnel du Seigneur Jésus-Christ mais en acte de vivification de son Corps ecclésial par l’Esprit-Saint. Elle donne le corps personnel, mais dans le lien indissoluble qui l’unit au Corps ecclésial » .
Une communion en actes
Si, dans la communion eucharistique, c’est bien le Christ comme corps personnel glorifié que nous recevons, et non l’Église, nous ne le recevons de manière féconde que si nous sommes en communion avec nos frères. La liturgie le montre d’ailleurs magnifiquement. Les trois gestes rituels qui suivent le Notre-Père doivent être considérés comme formant un ensemble. Chacun d’eux nous tourne vers le Christ et vers les autres, mais de diverses manières.
L’accent, dans le premier, le geste de paix, porte sur notre rapport à autrui, mais ce rapport est fondé sur l’amour qui vient de Dieu : « Dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ».
Dans le troisième, le geste de communion, c’est l’inverse : l’accent porte sur le Christ, puisque c’est lui que nous recevons alors ; mais cette communion n’est féconde, ou (pour reprendre 1 Corinthiens 11) nous ne « discernons le corps du Seigneur » de manière véritable, que si nous sommes en communion avec les autres, comme l’a signifié précisément le geste de paix.
Quant au geste médian, celui de la fraction du pain, il nous tourne au même degré vers le Christ – c’est son corps sacramentel qui est rompu – et vers les autres : le corps sacramentel n’est là qu’en vue d’être partagé entre tous pour les rassembler dans l’unité.
L’Église n’a jamais oublié – même si elle ne l’a pas toujours suffisamment vécu dans ses institutions et dans ses actes – l’immense leçon du quatrième évangile qui rapporte, la veille de la mort de Jésus, non pas le récit de la Cène mais celui du lavement des pieds (Jean 13). Cette substitution vient signifier deux choses : d’abord, que la mémoire rituelle du Christ dans l’eucharistie ne prend sens qu’en vue d’un autre type de mémoire, existentielle celle-ci, c’est-à-dire vécue dans l’éthique du service d’autrui ; ensuite, que ce service fraternel n’a pas seulement une valeur morale de générosité, mais a une portée « théologale », puisque c’est le Christ Seigneur qui, à travers les siens, continue de servir ses frères humains. L’éthique de l’amour fraternel a ainsi une portée de type « sacramentel ».
Telle pourrait bien d’ailleurs être le point à mettre en évidence aujourd’hui. Peut-être, en effet, sommes-nous moins tentés qu’à l’époque de la pratique dominicale massive d’oublier l’engagement éthique de partage et de solidarité qu’implique la participation à la messe. Mais peut-être, en revanche, sommes-nous davantage enclins à oublier le fondement proprement théologal, et pas simplement moral, de cet engagement. La prière eucharistique ne manque pourtant pas de le rappeler : ce que Dieu attend, c’est que notre vie lui rende gloire ; et notre vie lui rend gloire en étant habitée par l’Esprit Saint qui nous fait participer de manière fructueuse au Christ pascal de l’eucharistie et fait ainsi de nos gestes quotidiens de partage un « culte spirituel », un « sacrifice vivant et saint » (Romains 12, 1).
« Accorde à tous ceux qui vont partager ce pain et boire à cette coupe d’être rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps, pour qu’ils soient eux-mêmes dans le Christ une vivante offrande à la louange de ta gloire ».
(Prière eucharistique IV)
Louis-Marie Chauvet
Article extrait de Célébrer, n°293, décembre 1999-janvier 2000, p 8-12
Prêtre du diocèse de Luçon, Louis-Marie Chauvet enseigne à l’Institut catholique de Paris depuis 1973. Il est spécialisé en théologie sacrementaire et en liturgie. Il a écrit de nombreux articles en ce domaine, croisant constamment l’anthropologie et la pastorale avec la théologie.