Le pardon commence par l’œuvre du Christ
Le pardon, qu’est-ce que c’est ? Pourquoi est-ce si important ? Rencontre avec Guilhem Causse, sj, docteur en philosophie, auteur des ouvrages Le geste du pardon (2014) et Le pardon ou la victime relevée (2019), directeur du 1er cycle et co-animateur du séminaire de recherche pluridisciplinaire “Le pardon dans tous ses états” au Centre Sèvres, facultés jésuites de Paris. Par Florence de Maistre.
Qu’est-ce qui caractérise la demande, le geste de pardon des évêques de France dans leur déclaration de repentance du 30 septembre 1997 à Drancy ?
La question est complexe. Elle est loin d’être neutre aujourd’hui, notamment à la suite du rapport de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église). Cette démarche du 30 septembre 1997 peut être relue avec le prisme de l’actualité. Une manière d’aborder la question est de repartir de ce qui s’est passé à Lourdes en novembre dernier. Le geste pénitentiel a été posé en présence des victimes, symbolisées par la photo de cette sculpture du visage d’un enfant baigné de larmes. Puis les évêques se sont mis à genoux et ont exprimé leur demande de pardon à Dieu. J’ai été très sensible au commentaire de Jean-Luc Souveton [prêtre abusé, invité à l’assemblée plénière]. Il a noté l’importance de cette première demande, tournée d’abord vers Dieu et non vers les victimes. Le pardon est mis en valeur dans sa dimension de processus qui demande du temps et des étapes. Il est précieux d’avoir conscience des temporalités très différentes qui se vivent du côté des victimes, qui éventuellement pourront au bout d’un certain temps donner le pardon, et du côté de ceux qui le demandent. Jean-Luc Souveton insiste sur la reconnaissance des victimes pour qu’elles puissent se reconstruire et sur la mise en place de commissions pour donner de la consistance à cette demande de pardon à Dieu.
Quels sont les points communs et les différences entre ces démarches de 1997 et 2021 ?
Regardons à qui les évêques ont demandé pardon en 97. À la fin de la déclaration de repentance, ils écrivent : “Nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d’entendre cette parole de repentance.” Ce pardon à Dieu, en présence du peuple juif manifeste le début d’un chemin, qui en réalité est déjà long. Il y a d’ailleurs plusieurs allusions à ce sujet dans la déclaration. Le silence de l’Église et sa faillite dans sa mission d’éducation des consciences sont les raisons de la démarche. Il est tout suite indiqué qu’elle exige une conscience éclairée par le Christ. La déclaration est le fruit de cette prise de conscience de ce que l’Église n’a pas fait. En reconnaissant sa faute, elle peut être profondément transformée. Depuis Vatican II et grâce au travail des théologiens, nous sommes sortis de l’antisémitisme de l’époque. La part de la mission du peuple juif dans la Révélation est redonnée. Le changement de mentalité est profond. La faute correspond maintenant à un moment de l’Histoire. D’une certaine manière, nous sommes au clair vis-à-vis du peuple juif. Aujourd’hui, les victimes directes des abus sexuels sont présentes. Le travail n’est pas d’ordre historique. La justice civile est impliquée.
Pourquoi la démarche a-t-elle pris autant de temps ?
La question est plutôt pourquoi à ce moment-là ? La déclaration des évêques s’inscrit en 1997 dans un climat propice à des paroles de vérité sur le passé. Jacques Chirac s’était exprimé deux ans auparavant sur le même sujet au Vél’ d’Hiv. Étonnamment, mais c’est aussi révélateur, c’est au même moment que la commission vérité et réconciliation est créée en Afrique du Sud. La nécessité de vérité est mise en avant pour pouvoir progresser. Nous étions dans un contexte porteur de ce qui est apparu nécessaire de formuler et d’expliciter.
Comment la demande et le don du pardon s’articulent-ils ?
Pendant très longtemps, la situation des victimes, les conséquences des crimes et des abus n’ont pas été véritablement considérées. C’est encore un peu vrai en 97, les actes ou l’absence d’acte sont de la responsabilité de la hiérarchie. Le point de vue explicite des victimes est peu présent, bien que pris en compte par les historiens, la déclaration faisant référence à leurs travaux. En 2010, Benoît XVI “demande avec insistance pardon à Dieu et aux personnes impliquées”. Cette périphrase malheureuse évoque les victimes des abus sexuels de prêtres sur mineurs, mais aucun travail d’écoute n’a été alors initié. La situation est très délicate. Quand elles entendent une demande de pardon, les victimes ont l’impression qu’on leur demande de se taire ! La demande de pardon doit inclure la conscience de travailler avec et auprès des victimes, d’évoquer non seulement les actes vécus ou subis, mais aussi leurs conséquences. Les victimes doivent pouvoir dire les souffrances de toute une vie. Le pardon est à la croisée de ces chemins. S’ensuit tout un processus de parole retrouvée, de relèvement et de paix intérieurs. Il faut encore également évoquer la question du pardon et de la justice : le Dieu de la Bible est un Dieu de justice et de miséricorde. Les deux vont toujours ensemble.
Qu’est-ce que ces démarches disent de l’Institution ?
Il y a une certaine prise de conscience de la part des évêques. Une prise de conscience de la souffrance des victimes qui se réfléchit. Quelle aide peut-on apporter pour la soulager ? Et comment faire en sorte que la situation change, puisqu’un côté systémique de l’Institution a été mis au jour ? C’est toute l’Église et non seulement les personnes qui sont appelées à se convertir. Mais la conversion est d’abord une démarche personnelle. En la faisant, on devient à même d’inviter les autres à entrer dans le processus. Les victimes, elles, attendent de voir les actes. On commence, même très lentement, à avancer avec le travail de l’Inirr (Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation), de la CRR (commission reconnaissance et réparation), et des intentions de justice restaurative. Restons vigilants, la réflexion demande des structures durables sur le long terme. Nous ne pouvons pas rester dans la situation actuelle. Les risques de récidives sont malheureusement liés aux hommes. Que peut-on mettre en place pour que ce qui se produit ne soit pas immédiatement jugulé et placé sous une chape de silence ?
Le pardon révèle la Pâque du Christ à l’œuvre
Que se passe-t-il sur le plan spirituel ?
Du côté de l’agresseur ou de la personne qui reconnaît une part de responsabilité, demander pardon répond à un besoin spirituel. Il est à ajuster. Le pardon ne peut se demander qu’au moment où la victime est prête. Sinon c’est un abus ! Elle ne peut l’entendre autrement que comme une injonction à se taire. Au chapitre 18 de l’Évangile de Matthieu, Jésus place un enfant au milieu des disciples. Il les appelle ainsi à rester dans la confiance fondamentale au Père, l’enfant étant la manifestation de cette confiance à préserver. Il avertit, “Malheur à celui qui abuse de la confiance”, et poursuit avec le récit de la brebis perdue. L’œuvre du Christ est d’abord d’aller chercher les victimes de scandales pour les ramener au sein de la communauté. Le pardon commence par l’œuvre du Christ, Pâques, pour qu’aucun de ces petits ne soit perdu. Les personnes qui commencent à se relever n’ont pas de désir de vengeance, mais elles demandent justice, c’est-à-dire la reconnaissance de leur vécu. C’est à partir de là, qu’elles peuvent retrouver confiance dans la communauté. Il faut vraiment comprendre cette demande, l’intégrer, y être attentif. Elle permet à la victime de devenir témoin, terme sur lequel le rapport de la Ciase insiste beaucoup. Cela implique tout un chemin qui passe par un repentir profond de l’agresseur ou de la personne qui reconnaît une part de responsabilité. Il s’agit de sortir du déni par des démarches de justice restaurative, des protocoles et rituels. Au Canada, une manière de l’expérimenter passe par l’écoute des victimes sur les conséquences dans leurs vies, qui provoque un véritable choc chez les agresseurs. Ce choc a été reçu de la même manière par les évêques, d’où la démarche de repentance. Le pardon invoque immédiatement deux parties à tenir ensemble, avec du côté de la victime les notions de restauration, reconnaissance et guérison. La réconciliation touche à la dimension communautaire, avec cet horizon : victime et agresseur peuvent vivre ensemble avec d’autres, certes sans viser l’amitié, mais avec une confiance suffisante et un respect réciproque.
Quels sont les effets du pardon ?
Le pardon révèle la Pâques du Christ à l’œuvre. Du côté de l’agresseur, la conscience du mal est mise à jour. Un processus de distanciation intérieure s’opère avec les regrets et la volonté de ne pas recommencer. En reconnaissant les traces de la Résurrection du Christ dans nos vies, nous pouvons nous reconnecter à la bonté de Dieu par-delà le mal, en regrettant d’avoir participé à la croix du Christ que nous combattons. Du côté de la victime, il se produit aussi une expression de la mort et de la Résurrection du Christ. La victime est entrée avec le Christ dans sa Passion. Lorsqu’elle donne son pardon, le Christ la fait traverser le mal et la mort avec lui, ressusciter aussi avec lui. C’est la grâce d’être témoin au sens fort du Ressuscité !
Qu’en est-il dans les autres religions ?
Les juifs célèbrent la fête de Yom Kippour, fête du “Grand pardon”. Il y a dans la religion juive une dimension plus collective. C’est toute la communauté qui est invitée à vivre ce moment ensemble, à s’en remettre à la miséricorde de Dieu, y trouver une source pour restaurer la confiance et inspirer tout un travail de réconciliation avec les frères et les sœurs. Je suis moins spécialiste du monde musulman. Il se trouve que j’ai animé une session à Alger juste avant la crise sanitaire avec des musulmans et des chrétiens sur le sujet, qui a été l’occasion de grandes conversations et débats. L’un des enjeux pour les chrétiens est de comprendre combien notre Dieu s’est fait proche. Le pardon de Dieu est une expérience de la proximité.