Lettre apostolique « Totum amoris est », du Saint-Père le pape François, pour le quatrième centaine de la mort de saint François de Sales
Lettre apostolique Totum amoris est du Saint-Père François, datée du 28 décembre 2022, pour les 400 ans de la mort de saint François de Sales (1567-1622), dans laquelle le Pape s’interroge sur l’héritage de l’évêque de Genève.
Le critère de l’amour
Les années de formation initiale : l’aventure de la connaissance de soi en Dieu
La découverte d’un monde nouveau
La charité fait tout pour ses enfants
Les questions d’un passage d’époque
À l’occasion du quatrième centenaire de sa mort, je me suis interrogé sur l’héritage de saint François de Sales pour notre époque, et j’ai trouvé éclairantes sa souplesse et sa capacité de vision. Par un don de Dieu d’une part, par sa nature personnelle d’autre part, et aussi par sa solide expérience, il avait eu la nette perception d’un changement d’époque. Lui-même n’aurait jamais imaginé y reconnaître une telle opportunité pour l’annonce de l’Évangile. La Parole qu’il avait aimée depuis sa jeunesse était capable de faire son chemin, ouvrant des horizons nouveaux et imprévisibles, dans un monde en transition rapide.
C’est ce qui nous attend aussi comme tâche essentielle pour le changement d’époque que nous vivons : une Église non autoréférentielle, libre de toute mondanité mais capable d’habiter le monde, de partager la vie des personnes, de marcher ensemble, d’écouter et d’accueillir.[26]C’est ce que François de Sales a accompli en déchiffrant son époque, avec l’aide de la grâce. C’est pourquoi il nous invite à sortir d’une préoccupation excessive de nous-mêmes, des structures, de l’image que nous donnons dans la société et à nous demander plutôt quels sont les besoins concrets et les attentes spirituelles de notre peuple.[27] Il est donc important, aujourd’hui encore, de relire certains de ses choix cruciaux, pour habiter le changement avec une sagesse évangélique.
La brise et les ailes
Le premier de ces choix a été de relire et de proposer de nouveau, à chacun dans sa condition particulière, la relation heureuse entre Dieu et l’être humain. Au fond, la raison ultime et le but concret du Traité est précisément de montrer aux contemporains l’attraction de l’amour de Dieu. « Quels sont – se demande-t-il – les cordages ordinaires par lesquels la divine Providence a accoutumé de tirer nos cœurs à son amour ? ».[28] Prenant de manière suggestive comme point de départ le texte d’Osée 11, 4,[29] il définit ces moyens ordinaires comme des « liens d’humanité ou de charité et d’amitié ». « Sans doute – écrit-il – [que] nous ne sommes pas tirés à Dieu par des liens de fer, comme les taureaux et les buffles, mais par manière d’allèchements, d’attraits délicieux et de saintes inspirations, qui sont en somme les liens d’Adam et d’humanité ; c’est-à-dire proportionnés et convenables au cœur humain, auquel la liberté est naturelle ».[30]C’est par ces liens que Dieu a tiré son peuple de l’esclavage, en lui apprenant à marcher, en le tenant par la main, comme le fait un papa ou une maman avec son enfant. Aucune imposition extérieure, donc, aucune force despotique et arbitraire, aucune violence. Plutôt, la forme persuasive d’une invitation qui laisse intacte la liberté de l’homme. « La grâce – poursuit-il en pensant certainement à tant d’histoires de vie rencontrées a des forces, non pour forcer, mais pour allécher le cœur ; elle a une sainte violence, non pour violer, mais pour rendre amoureuse notre liberté ; elle agit fortement, mais si suavement que notre volonté ne demeure point accablée sous une si puissante action ; elle nous presse, mais elle n’oppresse pas notre franchise : si bien que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou résister à ses mouvements selon qu’il nous plaît ».[31]
Peu avant, il avait illustré cette relation avec l’exemple curieux de l’« apode » : « Il y a certains oiseaux, Théotime, qu’Aristote nomme “apodes”, parce qu’ayant les jambes extrêmement courtes, et les pieds sans force, ils ne s’en servent non plus que s’ils n’en avaient point : que si une fois ils prennent terre, ils y demeurent pris, sans que jamais d’eux-mêmes ils puissent reprendre le vol, d’autant que n’ayant nul usage des jambes ni des pieds, ils n’ont pas non plus le moyen de se pousser et relancer en l’air ; et partant, ils demeurent là croupissants et y meurent, sinon que quelque vent propice à leur impuissance, jetant ses bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever, comme il fait plusieurs autres choses ; car alors, si employant leurs ailes ils correspondent à cet élan et premier essor que le vent leur donne, le même vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol ».[32] L’homme est ainsi : fait par Dieu pour voler et déployer toutes ses potentialités dans l’appel à l’amour, il risque de devenir incapable de décoller quand il tombe à terre et n’accepte pas de rouvrir les ailes au souffle de l’Esprit.
Voilà donc la « forme » par laquelle la grâce de Dieu se donne aux hommes : celle des liens précieux et si humains d’Adam. La force de Dieu ne cesse jamais d’être absolument capable de faire prendre son envol et, néanmoins, sa douceur fait en sorte que la liberté d’y consentir n’est ni violée ni inutile. Il revient à l’homme de se lever ou de ne pas se lever. Bien que la grâce l’ait touché au réveil, sans lui, elle ne veut pas que l’homme se lève sans y consentir. Ainsi tire-t-il sa réflexion finale : « Théotime, les inspirations nous préviennent, et avant que nous y ayons pensé elles se font sentir, mais après que nous les ayons senties, c’est à nous d’y consentir pour les seconder et suivre leurs attraits, ou de le dissentir et les repousser : elles se font sentir à nous, sans nous, mais elles ne nous font pas consentir sans nous ».[33] Par conséquent, dans la relation avec Dieu, il s’agit toujours d’une expérience de gratuité qui témoigne de la profondeur de l’amour du Père.
Cependant, cette grâce ne rend jamais l’homme passif. Elle nous fait comprendre que nous sommes radicalement précédés par l’amour de Dieu, et que son premier don consiste précisément à se recevoir de son amour. Chacun, cependant, a le devoir de coopérer à sa propre réalisation, en déployant avec confiance ses ailes au souffle de Dieu. Nous voyons ici un aspect important de notre vocation humaine : « Le devoir que Dieu confie à Adam et Eve dans le récit de la Genèse est d’être féconds. L’humanité s’est vue confier la tâche de changer, de construire et de dominer la création, une tâche positive qui consiste à créer à partir d’elle et avec elle. L’avenir ne dépend donc pas d’un mécanisme invisible dont les êtres humains sont des spectateurs passifs. Non, nous sommes des protagonistes, nous sommes – en forçant le mot – co-créateurs ».[34]C’est ce que François de Sales a bien compris et a essayé de transmettre dans son ministère de guide spirituel.
La vraie dévotion
Un deuxième grand choix crucial a été celui d’aborder la question de la dévotion. Comme de nos jours, là encore, la nouvelle époque avait soulevé un bon nombre d’interrogations. En particulier, deux aspects demandent à être, aujourd’hui encore, compris et relancés. Le premier concerne l’idée même de dévotion, le second, son caractère universel et populaire. Indiquer ce que l’on entend par dévotion, c’est le premier point qui est abordé au début de Philothée : « Il faut avant toutes choses que vous sachiez ce qu’est la vertu de dévotion ; car, d’autant qu’il n’y en a qu’une vraie, et qu’il y en a une grande quantité de fausses et vaines, si vous ne connaissiez quelle est la vraie, vous pourriez vous tromper et vous amuser à suivre quelque dévotion impertinente et superstitieuse ».[35]
La description de la fausse dévotion par François de Sales est savoureuse et toujours actuelle et il n’est pas difficile pour nous de nous y retrouver, non sans une touche efficace de sain humour : « Celui qui est adonné au jeûne se tiendra pour bien dévot pourvu qu’il jeûne, quoi que son cœur soit plein de rancune ; et n’osant point tremper sa langue dans le vin ni même dans l’eau, par sobriété, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et calomnie. Un autre s’estimera dévot parce qu’il dit une grande multitude d’oraisons tous les jours, quoi qu’après cela sa langue se fonde toute en paroles fâcheuses, arrogantes et injurieuses parmi ses domestiques et voisins. L’autre tire fort volontiers l’aumône de sa bourse pour la donner aux pauvres, mais il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner à ses ennemis ; l’autre pardonnera à ses ennemis, mais de tenir raison à ses créanciers, jamais qu’à vive force de justice ». [36]Ce sont des vices et des efforts de tous les temps, même d’aujourd’hui, pour lesquels le Saint conclut : « Tous ces gens-là sont vulgairement tenus pour dévots, et ne le sont pourtant nullement ». [37]
La nouveauté et la vérité de la dévotion se trouvent ailleurs, profondément enracinées dans la vie divine en nous. De cette manière « la vraie et vivante dévotion […] présuppose l’amour de Dieu, ainsi elle n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu, mais non pas toutefois un amour tel quel ».[38] Dans son imagination fervente, elle n’est « autre chose qu’une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle, promptement et affectionnément ».[39] Ainsi, elle n’est pas placée à côté de la charité, mais en est une manifestation et, en même temps, y conduit. C’est comme une flamme par rapport au feu : elle ravive son intensité, sans en changer la qualité. « Enfin, la charité et la dévotion ne sont non plus différentes l’une de l’autre que la flamme l’est du feu, d’autant que la charité étant un feu spirituel, quand elle est fort enflammée elle s’appelle dévotion : si que la dévotion n’ajoute rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente, non seulement à l’observation des commandements de Dieu, mais à l’exercice des conseils et inspirations célestes ». [40] Une dévotion ainsi comprise n’a rien d’abstrait. Elle est plutôt un style de vie, une façon d’être dans le concret de l’existence quotidienne. Elle rassemble et donne un sens aux petites choses de tous les jours, la nourriture et les vêtements, le travail et les loisirs, l’amour et la fécondité, l’attention aux obligations professionnelles. Bref, elle éclaire la vocation de chacun.
On devine ici la racine populaire de la dévotion, affirmée dès les premières paroles de Philothée : « Ceux qui ont traité de la dévotion ont presque tous regardé l’instruction des personnes fort retirées du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette entière retraite. Mon intention est d’instruire ceux qui vivent en villes, en ménages, dans la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune ».[41]C’est pourquoi celui qui pense reléguer la dévotion à quelque domaine protégé et réservé se trompe lourdement. Au contraire, elle appartient à tous et est pour tous, où que nous soyons, et chacun peut la pratiquer selon sa vocation. Comme l’écrivait saint Paul VI à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de François de Sales, « la sainteté n’est pas l’apanage de l’une ou de l’autre classe ; mais l’invitation pressante est adressée à tous les chrétiens : “Mon ami, monte plus haut” (Lc 14, 10) ; tous sont liés par l’obligation de gravir la montagne de Dieu, même si tous ne suivent pas le même chemin. “La dévotion doit être exercée différemment par le gentilhomme, l’artisan, le servant, le prince, la veuve, la jeune femme, la mariée. Plus encore, la pratique de la dévotion doit être adaptée aux forces, aux affaires et aux devoirs de chacun” ».[42] Traverser la cité terrestre en préservant l’intériorité, allier le désir de perfection à chaque état de vie, en retrouvant un centre qui ne se sépare pas du monde mais apprend à l’habiter, à l’apprécier, en apprenant aussi à prendre ses distances. Telle était son intention, et cela continue d’être une leçon précieuse pour chaque homme et chaque femme de notre temps.
C’est le thème conciliaire de la vocation universelle à la sainteté : « Pourvus de moyens salutaires d’une telle abondance et d’une telle grandeur, tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur condition et leur état de vie, sont appelés par Dieu, chacun dans sa route, à une sainteté dont la perfection est celle même du Père ».[43] “Chacun dans sa route”. « Il ne faut donc pas se décourager quand on contemple des modèles de sainteté qui semblent inaccessibles ».[44] La Mère Église nous les propose non pas pour que nous cherchions à les imiter, mais pour qu’ils nous poussent à marcher sur le chemin unique et spécifique que le Seigneur a pensé pour nous. « Ce qui compte, c’est que chaque croyant discerne son chemin et fasse ressortir le meilleur de lui-même, ce que Dieu a placé en lui de manière si personnelle (cf. 1 Co 12, 7) ».[45]
L’extase de la vie
Tout cela a conduit le saint évêque à considérer la vie chrétienne dans son ensemble comme « l’extase de l’œuvre et de la vie ».[46]Celle-ci ne doit cependant pas être confondue avec une fuite facile ou un retrait dans l’intimité, et encore moins avec une obéissance triste et grise. Nous savons que ce danger est toujours présent dans la vie de foi. En effet, « il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême sans Pâques. […] Je comprends les personnes qui deviennent tristes à cause des graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il faut permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une confiance secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis ».[47]
Permettre à la joie de s’éveiller est précisément ce que François de Sales exprime en décrivant « l’extase de l’œuvre et de la vie ». Grâce à elle, « nous vivons non seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c’est-à-dire une vie qui est de toute façon en dehors et au-dessus de notre condition naturelle ».[48] Nous nous trouvons ici dans les pages centrales et les plus lumineuses du Traité. L’extase est l’heureuse surabondance de la vie chrétienne, élevée bien au-dessus de la médiocrité de la simple observance : « Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne point tuer, c’est vivre selon la raison naturelle de l’homme. Mais quitter tous nos biens, aimer la pauvreté, l’appeler et tenir en qualité de très délicieuse maîtresse ; tenir les opprobres, mépris, abjections, persécutions, martyres, pour des félicités et béatitudes; se contenir dans les termes d’une absolue chasteté, et enfin vivre parmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde, et contre le courant du fleuve de cette vie par des ordinaires résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement, mais surhumainement; ce n’est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous. Et parce que nul ne peut sortir en cette façon au-dessus de soi-même, si le Père éternel ne le tire, partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle d’action et d’opération ».[49]
C’est une vie qui a retrouvé les sources de la joie, contre toute aridité, contre la tentation du repli sur soi. En effet, « le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie ».[50]
À la description de « l’extase de l’œuvre et de la vie », saint François ajoute, enfin, deux précisions importantes, également pour notre temps. La première concerne un critère efficace pour discerner la vérité de ce mode de vie. La seconde concerne la source profonde de celui-ci. En ce qui concerne le critère de discernement, il précise que, si cette extase implique une véritable sortie de soi, elle ne signifie pas pour autant un abandon de la vie. Il est important de ne jamais l’oublier, pour éviter de dangereuses déviations. En d’autres termes, celui qui prétend s’élever vers Dieu, mais ne vit pas la charité envers son prochain, se trompe lui-même et trompe les autres.
Nous retrouvons ici le même critère qu’il appliquait à la qualité de la vraie dévotion. « Quand on voit une personne qui en l’oraison a des ravissements par lesquels elle sort et monte audessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n’a point d’extase en sa vie, c’est-à-dire ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, […] surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ses ravissements sont grandement douteux et périlleux ». Sa conclusion est très efficace : « Être au-dessus de soi-même en l’oraison et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation et bestial en la conversation […] est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et des tromperies du malin esprit ».[51]C’est, en substance, ce que Paul rappelait déjà aux Corinthiens dans l’hymne à la charité : « J’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien » (1Co 13, 2-3).
Pour saint François de Sales, donc, la vie chrétienne n’est jamais sans extase et, cependant, l’extase n’est pas authentique sans la vie. En effet, la vie sans extase risque d’être réduite à une obéissance opaque, à un Évangile qui a oublié sa joie. Par contre, l’extase sans la vie s’expose facilement à l’illusion et à la tromperie du malin. Les grandes polarités de la vie chrétienne ne peuvent être résolues l’une dans l’autre. Au contraire, l’une maintient l’autre dans son authenticité. Ainsi, la vérité ne va pas sans la justice, la complaisance sans la responsabilité, la spontanéité sans la loi, et vice versa.
Quant à la source profonde de cette extase, il la relie judicieusement à l’amour manifesté par le Fils incarné. S’il est vrai, d’une part, que « l’amour est le premier acte et principe de notre vie dévote ou spirituelle, par lequel nous vivons, sentons et nous émouvons » et, d’autre part, que « notre vie spirituelle est telle que sont nos mouvements affectifs », il est clair qu’ « un cœur qui n’a point de mouvement et d’affection, n’a point d’amour », de même qu’ « un cœur qui a de l’amour n’est point sans mouvement affectif ».[52] Mais la source de cet amour qui attire le cœur est la vie de Jésus-Christ : « Rien ne presse tant le cœur de l’homme que l’amour », et le point culminant de cette pression est le fait que « Jésus-Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort ; nous ne vivons que parce qu’il est mort, il est mort pour nous, à nous et en nous ».[53]
Cette indication est émouvante, parce qu’elle révèle non seulement une vision éclairée et non évidente du rapport entre Dieu et l’homme, mais aussi le lien affectif étroit qui liait le saint évêque au Seigneur Jésus. La vérité de l’extase de la vie et de l’action n’est pas n’importe laquelle, mais c’est celle qui apparaît sous la forme de la charité du Christ, qui culmine sur la croix. Cet amour n’annule pas l’existence, mais la fait briller d’une qualité extraordinaire.
C’est pour cette raison que saint François de Sales utilise une très belle image pour décrire le Calvaire comme « le mont des amants ».[54] Là, et seulement là, on comprend qu’ « on ne peut avoir la vie sans l’amour, ni l’amour sans la mort du Rédempteur. Mais hors de là, tout est ou mort éternelle ou amour éternel, et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir ».[55] Ainsi, il peut clore son Traité en renvoyant à la conclusion d’un discours de saint Augustin sur la charité : « Qu’y a-t-il de plus fidèle que la charité ? Fidèle non pas à l’éphémère mais à l’éternel. Elle supporte tout dans la vie présente, pour la raison qu’elle croit tout sur la vie future : elle supporte tout ce qui nous est donné à supporter ici, parce qu’elle espère tout ce qui lui est promis là-bas. A juste titre, elle n’a jamais de fin. Pratiquez donc la charité et portez, en la méditant saintement, les fruits de la justice. Et si vous trouvez d’autres choses à sa louange que je ne vous ai pas dites maintenant, que cela se voie dans votre manière de vivre ».[56] Voilà ce qui ressort de la vie du saint évêque d’Annecy, et qui est livré, une fois encore, à chacun de nous. Que le quatrième Centenaire de sa naissance au Ciel nous aide à en faire une mémoire pieuse et que, par son intercession, le Seigneur déverse les dons de l’Esprit en abondance sur le chemin du peuple fidèle de Dieu.
Rome, Saint-Jean-du-Latran, 28 décembre 2022
François
[1] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 336. [2] Id., Lettre 2103 : À Monsieur Sylvestre de Saluces de la Mente, Abbé d’Hautecombe (3 nov. 1622), in Œuvres de Saint François de Sales, Tome XXVI, Annecy 1918, pp. 490-491. BOLLETTINO N. 0959 – 28.12.2022 30 [3] Id., Lettre DCCCXXVIII : À une Dame (19 déc. 1622), in Œuvres Complètes de Saint François de Sales, Évêque et Prince de Genève, Tome III, Paris 1861, p. 659. [4] Id., Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 395. [5] Id., Entretiens spirituels, Dernier entretien [21], in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 1319. [6] Exhort. ap. Gaudete et exsultate (19 mars 2018), n. 49 : AAS 110 (2018), p. 1124. [7] Ibid., n. 57 : AAS 110 (2018), p. 1127. [8] Cf. Ibid., nn. 37-39 : AAS 110 (2018), p. 1121-1122. [9] S. François de Sales, Entretiens spirituels, Dernier entretien [21], in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 1319. [10] Ibid., p. 1308. [11] Ibid. [12] Lettre à l’Évêque d’Annecy (France) à l’occasion du 4ème Centenaire de l’Ordination épiscopale de saint François de Sales (23 novembre 2002), n. 3 : Enseignements de Jean-Paul II, XXV/2 (2022), p. 767. [13] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 336. [14] Benoît XVI, Catéchèse, 2 mars 2011 : Enseignements, VII/1 (2011), p. 270. [15] S. François de Sales, Fragments d’écrits intimes, 3 : Acte d’abandon héroïque, in Œuvres de saint François de Sales, tome XXII (Opuscules, I), Annecy 1925, p. 41. [16] Cf. Discours à la Commission Théologique Internationale, 29 novembre 2019 : L’Osservatore Romano, 30 novembre 2019, p. 8. [17] S. François de Sales, Lettre 165 : À Sa Sainteté Clément VIII (fin octobre 1602), in Œuvres de saint François de Sales, Tome XII (Lettres, II : 1599-1604), Annecy 1902, p. 128. [18] H. Bremond, L’humanisme dévot : 1580-1660, in Histoire littéraire du sentiment religieux en France : depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Tome I, Jérôme Millon, Grenoble, 2006, p. 131. [19] S. François de Sales, Lettre 168 Aux religieuses du monastère des « Filles-Dieu » (22 novembre 1602), in Œuvres de Saint François de Sales, Tome XII (Lettres, II : 1599-1604), Annecy 1902, 105. [20] Benoît XVI, Catéchèse, 2 mars 2011 : Enseignements, VII/1 (2011), p. 272. [21] S. François de Sales, Lettre 1869 : À Monsieur Pierre Jay, (1620 ou 1621), in Œuvres de saint François de Sales, Tome XX (Lettres, X : 1621-1622), Annecy 1918, p. 219. [22] Ibid. [23] Id., Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 339. [24] Ibid., p. 347 [25] Ibid., pp. 338-339. [26] Cf. Discours aux évêques, prêtres, religieux et religieuses, séminaristes et catéchistes, Bratislava, 13 septembre 2021 : L’Osservatore Romano, 13 septembre 2021, pp. 11-12. [27] Cf. Ibid. [28] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 444. [29] « Je les menais avec des attaches humaines [Vulg : in funiculis Adam], avec des liens d’amour ; j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et le faisais manger ». [30] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 444. [31] Ibid., pp. 444-445. [32] Ibid., p. 434. [33] Ibid., p. 446. [34] Ritorniamo a sognare. La strada per un futuro migliore, Conversazione con Austen Ivereigh, Piemme, Milano 2020, p. 8. [35] S. François de Sales, Philothée. Introduction à la vie dévote, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 31. [36] Ibid., pp. 31-32. [37] Ibid., p.32. [38] Ibid. [39] Ibid. [40] Ibid., p. 33. [41] Ibid., p 23. [42] Lett. ap. Sabaudiae gemma à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de saint François de Sales Docteur de l’Eglise (29 janvier 1967) : AAS 59 (1967), p. 119. [43] Conc. Œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 11. [44] Exhort. ap. Gaudete et exsultate, n. 11 : AAS 110 (2018), p. 1114. [45] Ibid. [46] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 682. [47] Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 6 : AAS 105 (2013), pp. 1021-1022. [48] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, pp. 682-683. [49] Ibid., p. 683. BOLLETTINO N. 0959 – 28.12.2022 31 [50] Exhort. ap. Evangelii gaudium, n. 2: AAS 105 (2013), pp. 1019-1020. [51] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 685. [52] Ibid., p. 684. [53] Ibid., pp. 687-688. [54] Ibid., p. 971. [55] Ibid. [56] Discours, 350, 3 : PL 39, p. 1535. [02021-FR.01] [Texte original: Italien]
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