Préface de l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium par Mgr Carré
– C’est le premier grand texte qui porte entièrement la marque du notre nouveau Pape. L’encyclique Lumen Fidei était largement l’œuvre du Pape Benoît XVI comme le paragraphe 7 l’exprimait clairement. En lisant cette exhortation nous découvrons mieux la pensée du Pape et ses insistances majeures. Plusieurs d’entre elles avaient d’ailleurs été exprimées lors d’allocutions ou d’homélies.
– Sans doute l’ampleur de cette exhortation pourra surprendre. Elle n’est pas destinée à un lecteur pressé. Le Pape veut nous présenter tout ce qu’implique l’annonce de l’Évangile dans notre monde complexe où tant de phénomènes sociaux sont à l’œuvre.
Avant d’aborder les idées maîtresses de cette exhortation, je souhaite attirer l’attention des lecteurs sur les références citées par le Pape François.
L’Écriture y tient une place considérable : des paragraphes entiers sont une véritable anthologie de textes bibliques. On pourra, par exemple, lire les paragraphes 4 à 6 sur la joie donnée par Dieu sauveur de son peuple, le n° 13 sur la mémoire, les nos 268 et 269 à propos de la manière dont Jésus évangélise et tant d’autres encore. En un mot, il n’est pas possible d’annoncer l’Évangile si l’on n’est pas nourri de la Parole de Dieu. « Il est indispensable qu’elle devienne toujours plus le cœur de toute activité ecclésiale (n° 174), car l’Écriture Sainte est la source de l’évangélisation. Il faut donc se former continuellement à l’écoute de la Parole.
D’assez nombreuses références sont faites à la 13ème Assemblée générale ordinaire du Synode tenue en octobre 2012 sur le thème : « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne » (nos 14, 16 …). Le Pape déclare : « j’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères synodaux à rédiger cette exhortation » (n° 16). Il ajoute qu’il recueille la richesse des travaux du Synode et qu’il a consulté diverses personnes. Il tient également à exprimer les préoccupations qui l’animent dans ce temps de l’histoire.
On notera aussi, et c’est une nouveauté me semble-t-il, de nombreuses références aux exhortations écrites par le bienheureux Jean-Paul II à la suite des synodes continentaux, ainsi qu’à des textes écrits par des Conférences épiscopales : la France est citée (n° 66) mais également bien d’autres pays (Etats-Unis, Philippines, Zaïre…). Enfin, de nombreuses références sont faites au document de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, dit d’Aparecida, dont le cardinal Bergoglio a été un rédacteur majeur.
Cette exhortation est ainsi l’écho de ce qui marque notre planète, dans un temps où la globalisation est à l’œuvre partout, pour le meilleur (comme la connaissance et les liens plus nombreux) mais aussi pour le pire (la globalisation de l’indifférence n° 54).
Les caractéristiques de l’évangélisation.
– Tout d’abord, la forte insistance sur la dimension sociale de l’évangélisation. Un chapitre entier de l’exhortation y est consacré (nos 176-258) et l’analyse du monde actuel (deuxième chapitre) abordait déjà plusieurs de ces questions. La conviction du Pape est très clairement affirmée. Si l’évangélisation ne prend pas en compte la dimension sociale, elle risque de ne plus être authentique ou intégrale (n° 176). Plusieurs expressions méritent d’être citées : « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement dans une relation personnelle avec Dieu » (n° 180). Il faut donc, comme déjà l’écrivait Paul VI, veiller à un vrai développement de tout homme et de tout l’homme. Le Pape François insiste tout particulièrement sur le fait que les pauvres doivent trouver leur place dans la société. Ici, il ne s’agit pas seulement des droits de l’homme, mais aussi des droits des peuples (n° 190).
Une telle insistance rejaillit aussi sur la manière de vivre de l’Église. Si elle a pris une option pour les pauvres, fondée sur le fait que Dieu s’est fait pauvre pour nous, le Pape déclare tout net : « je désire une Église pauvre pour les pauvres » (n° 198). Il demande un réel engagement en faveur des plus pauvres, tout en relevant que « la pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle » (n° 200).
Il est bon de noter que ce chapitre reprend l’ensemble des personnes qui sont menacées par une économie tournée exclusivement vers le profit : les migrants, les travailleurs clandestins, les femmes et les enfants qui souffrent de violence, mais aussi les enfants à naître (n° 213). En un mot, toute vie humaine a une valeur inviolable (n° 213) et l’Église s’engage en sa faveur.
– Une autre insistance forte de cette exhortation est la place donnée à la culture. Ici également, la seule dimension personnelle est dépassée. Dans un monde où se réalise un profond changement d’époque (n° 52), avec de multiples exclusions, où l’argent devient une nouvelle idole (n° 55), où les inégalités augmentent, il apparaît qu’un « mal est cristallisé dans les structures sociales injustes » (n° 59).
Ces bouleversements, avec ce qu’ils entraînent comme relativisme et parfois comme persécution des chrétiens, aboutissent à l’affaiblissement des racines culturelles de beaucoup de peuples, en particulier en Afrique et en Asie. Un processus de sécularisation est à l’œuvre et atteint en particulier les familles, il conduit à un individualisme croissant. Devant ces phénomènes, rapidement présentés précise le Pape, il est « impératif d’évangéliser les cultures pour inculturer l’Évangile » (n° 69). La piété populaire est un appui pour cela. Le Pape y insiste fortement (nos 70 et 122-126).
En quoi consiste l’évangélisation ?
– Il est nécessaire que les évangélisateurs soient les témoins de la joie de l’Évangile. Dire que l’Évangile est une bonne nouvelle peut sembler un pléonasme, mais il arrive que « des chrétiens semblent avoir une figure de Carême sans Pâques » (n° 6). Le Pape insiste vigoureusement, et à plusieurs reprises, sur ce thème. Il est vrai que c’est ce qui déborde du cœur qui peut toucher l’autre. Les évangélisateurs, ministres ordonnés ou laïcs, gagneront à lire et à relire ces appels du Pape. Il évoque les défis que rencontrent les ouvriers de l’Évangile : tristesse, découragement, timidité, mais aussi sentiment de supériorité. C’est la rencontre personnelle du Christ, la découverte de l’amour de Dieu qui suscitent le désir de le faire connaître à d’autres. Evangéliser, c’est se laisser renouveler par le Christ « chaque fois que nous cherchons à revenir à la source et à retrouver la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de nouvelles routes, méthodes créatives, d’autres formes d’expression … » (n° 11). Tout commence donc par le renouvellement intérieur des croyants. Le paragraphe 24 présente quelques verbes caractéristiques : prendre l’initiative pour offrir la miséricorde de Dieu que l’on a expérimenté soi-même, accompagner les personnes avec patience dans toutes leurs situations, être attentifs aux fruits qui se manifestent et savoir s’en réjouir.
– Toute l’activité pastorale de l’Église est appelée à une véritable conversion. « J’espère, écrit le Pape, que toutes les communautés fassent en sorte de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour avancer dans le chemin d’une conversion pastorale et missionnaire qui ne peut plus laisser les choses comme elles sont » (n° 25). Un tel appel est lourd de conséquence ! Le Pape va insister fortement pour que les communautés chrétiennes ne se laissent pas prendre aux pièges de l’administration ou de l’introversion ecclésiale. Si l’Église existe, c’est pour évangéliser. Les paroisses, elles aussi, sont appelées à ce renouvellement (n° 28) et, plus largement, toutes les institutions ecclésiales sous la conduite des évêques. Le Pape n’en exclut pas l’exercice de la papauté (n° 32).
– Une telle conversion conduit à un discernement renouvelé. Le Synode l’avait largement évoqué et c’est un thème cher aux jésuites. En regardant le monde à la manière du Christ, en s’appuyant sur l’Évangile, il sera possible de vivre la mission d’une manière renouvelée. Bien entendu, les limites humaines sont réelles (nos 40-45), mais le Pape redit qu’un cœur missionnaire ne se replie jamais sur lui-même ou sur ses sécurités. « Je préfère une Église accidentée, blessée et sale parce qu’elle est sortie sur les routes, plutôt qu’une Église malade parce qu’elle s’est enfermée et qu’elle s’est agrippée à ses propres sécurités » (n° 49). Il vaudra la peine de regarder de près les paragraphes consacrés à la place des femmes (nos 103-104). Le Pape souligne tout l’apport qu’elles donnent dans les responsabilités pastorales et l’accompagnement des personnes. Il remarque qu’il faut « élargir les espaces pour une présence féminine plus affirmée dans l’Église ».
Quelles sont les modalités principales de l’annonce ?
– L’annonce simple de la foi faite par tous, car l’évangélisation est l’affaire de tous. Chacun des baptisés doit être conscient que le premier évangélisateur, c’est le Christ, et que l’Esprit Saint ne cesse d’agir et de déposer des semences évangéliques dans les cœurs et dans les cultures humaines. La grâce de Dieu nous précède et elle prépare un peuple pour Dieu. Nous avons à retrouver la conscience que « tous nous sommes des disciples missionnaires » (n° 119) en vertu du baptême reçu. « Ne disons plus que nous sommes disciples et missionnaires, mais que nous sommes toujours « disciples-missionnaires » insiste le Pape (n° 120).
Il existe donc une « prédication informelle » qui consiste à « avoir la disposition permanente de porter aux autres l’amour de Jésus. Ceci se manifeste spontanément en tout lieu, sur la route, sur les places, au travail » (n° 127) et le Pape va même en présenter quelques aspects (n°128).
– L’homélie. Il peut paraître curieux de voir de longs développements consacrés à l’homélie dans le cadre de l’évangélisation (nos 135-159). Mais elle est pour beaucoup l’une des rares circonstances où une personne entend présenter la foi, lors de grandes fêtes ou à l’occasion des événements de la vie. C’est aussi la première fois qu’un document pontifical de cette importance aborde la question de l’homélie. Le Pape en souligne les difficultés et il invite fermement les prédicateurs à se nourrir de l’Écriture Sainte qu’ils veulent présenter à leurs auditeurs et à bien connaître leurs besoins spirituels. Alors la prédication, au lieu d’être ennuyeuse et stérile, pourra réchauffer les cœurs et faire que « s’unissent les cœurs qui s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple » (n° 143).
– La catéchèse (nos 160-175). Le cœur de la foi doit être d’abord présenté, c’est le Kérygme. Il convient de savoir l’exprimer clairement et simplement. La catéchèse a ensuite pour mission de l’approfondir afin que toutes ses dimensions puissent en être perçues. Le Pape se contente ici d’insister sur la place de la mystagogie (n° 166) et sur l’importance de la beauté car « les expressions authentiques de la beauté peuvent être reconnues comme un chemin qui permet de rencontrer le Seigneur Jésus » (n° 167). Mais il faudra aussi veiller à un accompagnement personnel pour favoriser la croissance de la foi.
Relancer l’ardeur missionnaire de l’Église.
Il est nécessaire aussi que les évangélisateurs soient profondément convaincus, à partir de leur expérience, de tout ce que donne la connaissance personnelle du Christ. La foi conduit à une joie profonde, répète l’exhortation, et cette joie se manifeste tout spécialement dans la communion avec tout le peuple des croyants. Avec le Pape, il faut redire que « la mission est une passion pour Jésus, mais, en même temps, qu’elle est une passion pour son peuple » (n° 268). Ainsi pourront être dépassées les tentations qui menacent tous les ouvriers de l’Évangile, évêques, prêtres et laïcs : l’accentuation de l’individualisme, la crise d’identité et la baisse de ferveur.
Vivre l’Évangile sine glossa, sans commentaires inutiles (n° 271), est le centre de la mission. Ainsi sommes-nous conduits à avoir pour chacun un profond amour. « Peut être missionnaire seulement celui qui se sent bien quand il cherche le bien du prochain, celui qui désire la félicité des autres » (n° 272).
Chacun des croyants est appelé par le Seigneur à annoncer l’Évangile en sortant de son confort pour avoir le courage de rejoindre les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile. Au terme de la lecture de ce texte, bien des images et des expressions vont rester dans l’esprit et le cœur des lecteurs. En voici quelques-unes, choisies parmi beaucoup d’autres :
« Ne nous laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire ! » (n° 80), « ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation (n° 83) …l’espérance (n° 86) …la communauté (n° 92) …l’Évangile (n° 97) …l’idéal de l’amour fraternel (n° 101) …la force missionnaire (n° 109).
Une charte missionnaire.
Cette exhortation est appelée à orienter les efforts de notre Église. Elle est comme une charte missionnaire. On y trouve seulement de temps en temps l’expression « nouvelle évangélisation », car l’Évangile est toujours nouveau. Le Pape cherche à stimuler. Il suffit de citer encore ces quelques lignes : « Comme je voudrais trouver les paroles pour encourager une période d’évangélisation plus fervente, joyeuse, généreuse, audacieuse, pleine d’amour et débordante de vie contagieuse ! Mais je sais qu’aucune motivation ne sera suffisante si le feu de l’Esprit ne brûle pas dans les cœurs …. J’invoque encore une fois l’Esprit Saint, je le prie pour qu’il vienne rénover, secouer, donner à l’Église l’impulsion pour une audacieuse sortie d’elle-même afin d’évangéliser tous les peuples » (n° 261).
Que Marie, étoile de la nouvelle évangélisation, conduite par l’Esprit Saint, obtienne à l’Église cette ardeur renouvelée.
Mgr Pierre-Marie Carré
Archevêque de Montpellier
Vice-président de la Conférence des Evêques de France