« Le Père Gustavo Gutiérrez, grand théologien de notre temps », témoignage de Mgr François d’Alteroche

Qui était le P. Gustavo Gutierrez ?

Mgr François d’Alteroche, du diocèse de Mende, a passé quarante-deux ans comme prêtre fidei donum en Argentine, puis au Pérou, où il a été administrateur (évêque) de la prélature d’Ayaviri, et prêtre dans le diocèse de Sicuani (région de Cuzco). Il a connu Gustavo Guttierez, théologien de la Libération, décédé le 22 octobre 2024.

Gustavo Gutiérrez. Voilà un nom qui, pour beaucoup peut-être, ne signifie pas grand-chose, mais pour d’autres, désigne ce grand théologien qui a marqué profondément la marche de l’Église latino-américaine d’abord mais aussi de l’Église universelle au cours de 70 dernières années.

Gustavo Gutiérrez, qui vient de décéder ce 22 octobre 2024 à l’âge de 96 ans, était un prêtre du diocèse de Lima au Pérou. J’ai bien connu le P. Gutiérrez pour l’avoir sollicité plusieurs fois pour animer des retraites spirituelles ou des conférences dans le diocèse d’Ayaviri ou pour l’ensemble des animateurs de la pastorale des cinq diocèses qui constituent l’Église du Sud andin péruvien.

Le Père Gutiérrez a toujours voulu vivre dans un quartier pauvre de Lima. Même lorsque sa renommée de grand théologien a pris une dimension mondiale, même lorsqu’il était accueilli et décoré par les plus grandes universités du monde, Gustavo Gutiérrez revenait toujours dans son humble quartier de Lima, ce qui dénotait de sa part une grande simplicité et donnait aussi un accent d’authenticité à toute son œuvre.

La vivacité de son intelligence était impressionnante, une intelligence profondément imprégnée d’une culture biblique mais aussi marquée par la vie réelle de celles et ceux qu’il côtoyait tous les jours : les pauvres. Il avait ce don de rendre accessible à tous la richesse et la complexité de tout ce qui se vivait dans ce continent sud-américain, tant au niveau social, politique et culturel qu’au niveau ecclésial, car tout cela est lié d’une certaine manière. Il est impressionnant de voir combien il a participé à la construction d’une Église plus évangélique, car plus proche des pauvres.

Encore jeune prêtre, il participe au Concile Vatican II comme théologien accompagnateur d’un grand évêque chilien, Mgr Manuel Larraín. Mais comment adapter les directives et les conclusions de ce concile au contexte particulier de la société et de l’Église d’Amérique latine ? Le P. Gustavo Gutiérrez va avoir alors un rôle des plus importants.

En 1968, les évêques sud-américains se réunissent à Medellín (Colombie) et avec l’aide discrète, mais efficace du P. Gutiérrez, ils offrent à l’Église de ce continent des orientations pastorales qui provoqueront de profonds changements dans beaucoup de secteurs de l’Église et de la société et susciteront aussi un nouveau dynamisme dans sa mission d’Évangélisation. Dans ce continent où la grande majorité de la population professe la foi chrétienne, l’Église n’est-elle pas appelée à un réel changement dans sa façon d’évangéliser ? Le rôle du P. Gutiérrez, comme consulteur de l’Épiscopat péruvien à cette époque et à travers ses conférences, ses écrits et aussi sa proximité avec les plus démunis, a été très important.

Mais la vie évolue, de grands changements secouent l’Amérique du Sud. Alors en 1978, à Puebla (Mexique), l’épiscopat latino-américain se réunit de nouveau et va plaider avec plus de force pour une « Église pauvre au service des pauvres » et non seulement justifier son rôle social, mais surtout pour que l’Église soit « signe du Royaume de Dieu ». C’est dans ce contexte d’actualisation de l’Évangile et de discernement de la mission de l’Église aujourd’hui, en tenant compte de l’aspiration des populations les plus oubliées à une vie plus digne, que le P. Gustavo Gutiérrez va faire paraître ce livre La théologie de la libération. Mais qu’a voulu dire ce théologien à travers cet ouvrage qui a acquis une renommée mondiale ? En résumé :

  • La pauvreté est la conséquence de structures politiques, économiques, sociales nationales et internationales injustes et non conformes à la volonté de Dieu. Elle est donc à combattre, car elle est un mal.
  • L’Église en Amérique latine sera l’Église du Christ si elle entend le cri des pauvres, si elle reflète le visage du Christ dans les visages souffrants « des enfants maltraités et abusés », « des jeunes désorientés », « des indigènes marginalisés », « des paysans sans terre », « des ouvriers mal rémunérés », « des anciens oubliés », etc. (Puebla) et si elle les accompagne dans leur recherche d’une vie digne, car tous sont « créés à l’image de Dieu », et dans leur volonté de se libérer du péché et de ses conséquences.
  • Ce sont les pauvres eux-mêmes, animés par l’Esprit de l’Évangile, qui doivent être les artisans d’une société juste et fraternelle pour eux et pour tous. De là sont créées les communautés ecclésiales de base (CEB) qui joueront un rôle important dans l’Évangélisation en Amérique latine.

Mais je ne vais pas développer davantage toute la richesse de ce processus de libération, fruit d’une expérience humaine vécue à la base et d’une contemplation de l’Amour divin.

Cette façon de penser et de vivre l’Évangélisation et la mission de l’Église dans un tel contexte a suscité bien des critiques et de fortes oppositions. Que n’ai-je entendu, ici en France surtout, de la part de personnes qui certainement n’avaient jamais lu le livre de ce théologien et qui ignoraient tout de l’Amérique latine : « cette théologie favorise la lutte des classes », « elle réduit le salut à la lutte contre la pauvreté », « c’est de la politique », etc. Certes Gustavo Gutiérrez a été convoqué quelquefois à Rome pour éclaircir certains points de ses écrits. Ce qu’il a toujours fait dans un esprit d’obéissance et d’humilité. « Je ne suis pas propriétaire de cette théologie. Elle est plus grande que moi », disait-il.

Cette façon de comprendre et de vivre l’Évangile au cœur d’une humanité souffrante a profondément marqué et animé l’action pastorale des grands prophètes qui ont dynamisé la vie et la mission de l’Église en Amérique latine, tels Mgr Hélder Câmara (Brésil), Mgr et saint Óscar Romero (Salvador), Mgr Leonidas Proaño (Équateur), Mgr Samuel Ruiz (Mexique), Mgr et bienheureux Enrique Angelelli (Argentine).

La théologie de la libération n’est pas seulement opportune, mais elle utile et nécessaire

Le Pape Jean-Paul II lui-même, dans une lettre à la Conférence épiscopale du Brésil en 1986, écrivait :« La théologie de la libération n’est pas seulement opportune, mais elle utile et nécessaire ». Le Pape François a bien connu ce théologien et sait tout ce qu’il a apporté à l’Église universelle. D’ailleurs, il utilise souvent ses écrits et dans sa façon de parler au monde, je retrouve la richesse et la profondeur de la pensée du P. Gustavo Gutiérrez.

J’ai le souvenir d’une phrase prononcée par Mgr Roger Meindre, ancien évêque de Mende, venu rendre visite aux prêtres lozériens présents dans les hauts plateaux de la Cordillère des Andes. Après avoir été témoin de la condition inhumaine dans laquelle vivait une grande partie de la population, après avoir vu et constaté comment l’Église accompagnait ces hommes et ces femmes dans leur combat pour une vie plus digne, Mgr Meindre m’a dit « François, à tous celles et ceux qui voudront polémiquer sur la théologie de la libération, je leur dirai : « Taisez-vous » ». Nous n’avions jamais abordé ce thème-là auparavant, mais il avait tout compris !

Un jeune prêtre argentin me confiait : « J’aurais quitté l’Église si je n’avais pas été mis en contact avec une telle façon d’entrevoir l’Évangélisation et la sainteté de l’Église à travers cette théologie de la libération ».

Le Père Gustavo Gutiérrez a toujours manifesté une grande admiration pour le frère Bartholomé de Las Casas, grand Dominicain et défenseur des populations indigènes au temps de la colonisation espagnole. Il a écrit à son sujet un livre magnifique montrant toute la complexité de l’Évangélisation de l’Amérique du Sud au début de cette période, il y a déjà 500 ans. Cette complexité n’est pas sans conséquence pour l’Évangélisation aujourd’hui en Amérique latine. Est-ce cet attrait pour ce grand Dominicain qui a poussé le P. Gustavo Gutiérrez à entrer sur le tard dans l’Ordre des Dominicains ? Ou est-ce aussi pour ne pas être en permanence l’objet de suspicions de déviation théologique de la part de certaines autorités ecclésiastiques ? Est-ce pour tout cela qu’il prit la décision de ne plus faire partie du diocèse de Lima ?

Très jeune le P. Gustavo Gutiérrez a été victime de la poliomyélite, mais son handicap n’avait en rien diminué son intelligence, sa mémoire, sa vitalité, son dynamisme, sa simplicité et son humilité. Il rayonnait de la force de l’Évangile et savait susciter l’Espérance.

Avec le décès du Père Gustavo Gutiérrez, c’est l’un des plus grands théologiens de l’Église qui vient de nous quitter. Mais la richesse de sa pensée et de son témoignage est toujours d’actualité.

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