Carlo Maria Martini, Marie-Madeleine, l’enthousiaste
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 22 janvier 2020 sur Carlo Maria Martini, Marie-Madeleine, l’enthousiaste.
Le cardinal Martini (1927-2012), ancien archevêque de Milan et grand ami de Jean-Paul II, a eu un grand rayonnement dans son diocèse et auprès de toute l’Eglise italienne avant de se retirer à Jérusalem. C’est là
que ce célèbre jésuite anime pour la dernière fois les exercices spirituels de saint Ignace au profit des vierges consacrées de son ancien diocèse, de décembre 2006 à janvier 2007. Ce livre, composé à partir des
enregistrements réalisés à l’époque, rassemble ses derniers enseignements oraux, et peut être tenu pour le testament spirituel de ce grand homme d’Eglise.
En ouverture, le cardinal rappelle que les exercices spirituels ne sont ni une mise à jour spirituelle, ni une lectio divina, mais le ministère de l’Esprit Saint qui parle à nos cœurs. Mais ce dernier n’est pas le seul à agir tout au long des exercices, et d’autres acteurs doivent être pris en considération : les retraitants (en l’occurrence les vierges consacrées), l’animateur (ici le cardinal), l’Eglise universelle avec tous ses saints, et
enfin le diable.
Le décor étant planté, il s’agit pour chacun de rencontrer le cœur de Dieu en suivant l’exemple de Marie-Madeleine. Il existe plusieurs mentions explicites de cette belle figure évangélique, auxquelles le cardinal, qui enseigna à l’Institut biblique de Rome, s’arrête longuement. Marie-Madeleine est ainsi celle dont étaient sortis sept démons (Luc 8, 2-3), celle qui est témoin de la Résurrection du Christ (Jn 20, 1 sq.). Elle est présente avec les femmes lors de la passion et jusqu’au sépulcre (Mt 27, 56-61 et Mc 15, 40-41), elle est mentionnée au pied de la croix (Jn 19, 25).
D’autres allusions ou rapprochements sont souvent évoqués par les commentateurs, qui pourtant ne la mentionnent pas explicitement. Est-elle par exemple Marie, la soeur de Lazare (Lc 10, 38-42) ? Ou celle qui
répand du parfum sur le Seigneur (Jn 11, 1-2) ? Ou encore l’amie de Jésus (Jn 11, 28-33) ? Rien ne le prouve. Elle n’est sûrement pas en tous cas la pécheresse citée par Luc (7, 36-39), car elle est mentionnée
explicitement par cet évangéliste dans l’épisode suivant.
On voit ainsi se dessiner à travers ces différents passages, explicites, ou allusifs, trois attitudes typiques qui sont propres au cœur féminin : l’accueil joyeux, la souffrance partagée, la grande confiance en Jésus. Ce qui conduit le cardinal à affirmer que Marie-Madeleine est un coeur totalement donné, qui ne se soucie guère du jugement des autres. Elle est à ce titre symbole d’affection, de dévouement, d’attention, de gratuité, de générosité. Autant de qualités que l’on retrouve incidemment dans un apocryphe, l’Evangile de Marie, où on la voit enseigner les apôtres après l’apparition du Ressuscité. Marie-Madeleine apparait aussi comme l’amante extatique du Cantique qui se donne à l’autre et entre ainsi dans le mystère de l’amour. Les exercices commencent par identifier un fondement, et ici c’est la foi de Marie-Madeleine qui tient cet office. Comme a-t-elle été éduquée à la foi ? Le milieu judaïque dans lequel elle vivait lui a donné une expérience concrète et pratique de la relation à Yahvé, où la prière s’accompagne toujours de joie et de jubilation, la berakha des juifs. L’activité rationnelle est nécessaire à la foi et à la prière, mais la raison ne peut s’élever aussi haut par ses propres forces. C’est en louant que le chrétien fait face aux difficultés, et le cardinal rappelle l’exemple du P. Alberto Hurtado, canonisé par Benoit XVI, qui disait sans cesse : « contento, Señor, contento. »
Si l’on ne peut que proposer des conjectures concernant les « sept démons » de Marie-Madeleine, elle même apparait comme un guide sur le chemin de purification. Elle devient alors un facteur de paix au coeur des dissensions entre les apôtres dont elle partage la vie quotidienne. Elle est aussi celle qui cherche Jésus (Jn 20, 1 et 11). Le cardinal souligne l’amour inconditionnel de Marie-Madeleine pour Jésus, qui rend secondaire les imperfections théologiques de sa foi. C’est à ce niveau supérieur que Jésus entend sa prière, lorsqu’il l’appelle doucement par son nom, « Marie », alors qu’il rabroue volontiers ses disciples en leur reprochant leur manque d’intelligence. Et il lui donne la mission d’aller annoncer la Résurrection aux apôtres, et à travers eux à l’Eglise tout entière. Elle sera très justement surnommée par les Pères de l’Eglise « l’apôtre des apôtres ».
Ce qui amène le cardinal à soutenir que « seul l’excès sauve ». Si assurément notre monde souffre d’un excès du mal, où l’homme peut se rendre coupable des pires atrocités, les chrétiens ont pour mission de lui
apporter un excès de bien, suivant le modèle évangélique du dépassement (Luc 7, 36-50 ; Mc 14, 3-9). Jusqu’à l’excès absolu auquel nous invite Jésus : « Celui qui perd sa vie à cause de moi la gardera. » Face au
mal mondain, l’unité de l’Eglise en prière est le vrai remède. Mais, souligne l’auteur, « la prière d’intercession est une prière dramatique, parce que l’excès du mal dans le monde est immense, et cette prière vient s’opposer à cet excès » (p. 127).
Sa méditation profonde sur le don, qui ne peut être réduit à l’échange réciproque, conduit le cardinal à une réflexion très pertinente sur notre monde contemporain : « Là où le don de soi est absent, chacun s’agrippe à ses droits au détriment de l’autre et il s’instaure une réaction en chaîne qui est sans fin » (p. 113). Et plus loin, il soulignera que « la démocratie suppose un amour pour le bien commun » sans lequel l’égalité devient prisonnière des égoïsmes.
Marie-Madeleine est aussi présente sur le chemin de croix et elle assiste à la crucifixion. Elle affronte ce mystère en silence, avec Marie, et Jean, « le disciple que Jésus aimait ». Comme Marie-Madeleine, tout chrétien est appelé à se mettre à l’écoute et à entrer en prière : « Dans la volonté de Dieu se trouve notre sainteté : nous devons chercher chaque jour, moment par moment, à accomplir cette volonté. » Et le cardinal insiste sur la quotidienneté de cette recherche, dans les tâches qui sont les nôtres, fussent-elles d’apparence modeste. Ce qui le rapproche à plus d’un titre de la spiritualité thérésienne, quoiqu’il n’en fasse pas mention.
Si nos sociétés sont à présent marquée par la déchristianisation, nous serons tous « jugés sur l’amour ». La crise de l’institution ecclésiale va-t-elle de pair avec l’extinction du sentiment religieux, se demande le cardinal ? Quelle peut être concrètement la place des vierges consacrées, quel rôle pour elles dans l’Eglise ? Doivent-elles se retirer du monde comme les religieuses des ordres cloitrés ? Ou se fondre dans la société laïque comme l’envisageait Paul VI en son temps ? L’ancien président de la conférence épiscopale italienne envisage plutôt une troisième voie, sur le mode des nouvelles communautés nées dans le sillage de Vatican II : former des petites communautés insérées dans le tissu social. Mais identifiables sans ambiguïté afin de rendre visible leur témoignage de vie, car « la vierge consacrée rappelle aux chrétiens certaines vertus évangéliques fondamentales ».
L’ouvrage s’achève par une méditation d’une grande profondeur sur l’avènement de la civilisation de l’amour. Reprenant à la suite de Benoit XVI l’intime rapport qui unit éros et agapé, le cardinal Martini donne à chacun une place dans l’horizon de l’amour divin. Il rappelle ainsi que l’éros n’est pas immoral, mais procure un certain bonheur appelé à se transformer ensuite en un amour bienveillant et transcendant nos limites. Le cardinal distingue deux forces qui œuvrent en chacun de nous et sont en lutte permanente : la force de mort qui meut nos tendances égoïstes, et la force de vie qui apporte une vision positive du monde par sa dimension créatrice. Ces deux forces traversent les différentes modalités de l’amour :
– L’amour propre à l’union matrimoniale, parfois réduit à l’enfantement, toujours menacé d’en rester à un niveau instinctif, horizontal, purement matériel ;
– L’amitié, qui se veut une finalité verticale, mais suppose aussi la réciprocité entre les amis ; alimentée par la recherche rationnelle de l’égalité, elle court toujours le risque de rater la porte de la charité ;
– L’amour sponsal de Dieu, qui peut englober les deux précédents sans les supprimer, et qui les dépasse aussi en permettant l’ouverture à la transcendance divine. Tous les chrétiens sont appelés à vivre au
quotidien cet amour dans l’éternité, quel que soit leur état de vie, sur le modèle que nous offrent les saints, et notamment Marie-Madeleine.
Vincent Aucante