Homélie du dimanche 6 septembre
La guérison du sourd-muet que nous rapporte aujourd’hui l’Evangile de Marc se situe au milieu de trois événements qui, tous trois, se déroulent en territoire païen et que nous ne pouvons dissocier l’un de l’autre parce que ce regroupement dans le temps est volontaire de la part de saint Marc.
– La prière d’une femme « née en Phénicie de Syrie ». Elle demande à Jésus de chasser le démon, la maladie, hors de sa fille. (Marc 7. 24 à 30)
– La guérison d’un sourd-muet. (Marc 7. 31 à 37) que nous rapporte l’Evangile de ce dimanche.
– La seconde multiplication des pains. (Marc 8. 1 à 10)
Saint Marc nous avait déjà parlé d’une première multiplication des pains (Marc 6. 30 à 44). Il marque ainsi qu’il n’y a pas de confusion possible. La seconde, même si elle est semblable à la première dans son déroulement, s’adresse à d’autres auditeurs qui sont des païens.
EN TERRE NON JUIVE.
Ces déplacements en terre non juive ont un sens immédiat pour ceux qui les vivent, et en particulier pour les apôtres, quand on connaît l’aversion que les juifs de la Terre Sainte avaient de se trouver en terre païenne. Leur rappel veut ouvrir la jeune communauté chrétienne, à laquelle s’adressent Pierre et Marc, à un sens plus large de la mission du Christ : si la mission de Jésus est d’abord de restaurer spirituellement le Peuple de la Promesse, pour qu’il accueille celui que Dieu lui envoie, le Christ, le Messie, cette mission ne s’y restreint pas, elle dépasse le Peuple de la Promesse, il est Jésus, le Sauveur.
Le Peuple de la Promesse.
Dans le cadre de sa situation, même s’il est un petit peuple au milieu de la multitude des nations, le peuple juif, parce qu’il est le peuple de la Promesse, est le mieux à même de vivre cette irruption de Dieu dans le monde.
Il a été formé en cela et pour cela par le long cheminement d’Israël au désert, par la longue découverte du sens de sa mission grâce à la parole des prophètes : « Laisse d’abord les enfants se rassasier », dira Jésus à la Syrophénicienne. De même, avant la Résurrection et la Pentecôte, la mission des apôtres est limitée aux premiers héritiers de la Promesse.
Ce serait un contresens que d’interpréter l’enseignement de Jésus sur le pur et l’impur, sur les commandements de Dieu et la tradition humaine comme une rupture avec le judaïsme. A la manière des prophètes, cet enseignement rappelle au peuple l’exigence de sainteté radicale qui est contenue dans la Loi, dans la Loi que Dieu lui a remise et qu’il doit vivre: « Soyez saints parce que je suis saint. » (Lévitique 19. 2) Jésus n’est pas venu abolir, mais « accomplir », et donner sa plénitude à ce don reçu au Sinaï.
Et cela nous concerne encore aujourd’hui.
Le peuple des Nations.
Par quelques gestes et par quelques paroles, à Tyr comme en Décapole, Jésus introduit ce qu’il attend de la mission des apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations. » Ces guérisons dans un tel lieu témoignent : le salut s’étend à tous les hommes. Introduit par la multiplication des pains, le don de la manne au désert, pour le peuple d’Israël, a été rappelé dans le discours sur le pain de vie. En donnant le récit de la deuxième multiplication des pains, Marc introduit à son tour le message que toutes les Nations ont aussi droit à cette manne et à ce pain de vie.
Ainsi cette présence dans des contrées qui ne sont pas celles de la Terre Promise, comme ces gestes qui le mettent en contact avec les païens, sont déjà une rupture avec le comportement des Juifs, qui évitaient une telle proximité et une telle promiscuité. Les récits des Actes de Apôtres et la biographie de saint Paul montrent les lenteurs, les hésitations, les risques de retour en arrière que connût la mission des apôtres auprès des païens. Ils peuvent et doivent aller vers eux car Jésus a fondé leur mission sur l’autorité de leur exemple.
Les séjours de Jésus en terre païenne doivent donc être appréciés en relation avec l’ensemble de son ministère. Bien plus, c’est en terre païenne, à Césarée de Philippe (Matthieu 16. 13) que saint Pierre confessera la foi de l’Eglise en Jésus-Christ : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant. »
Décisifs, ces séjours anticipent ce que sera « l’au-delà » de Pâques. Ils n’annulent pas le statut particulier du Peuple que Dieu s’est choisi. Ils permettent à des non-Juifs un accès à la foi au Christ, en respectant la lenteur des cheminements de ces païens qui n’ont pas été formés par la pédagogie divine durant des siècles de révélation.
A la Syrophénicienne, Jésus précise : « Laisse d’abord… » En disant cela, il enseigne que les païens n’en sont pas exclus. Mais, pour eux aussi, des étapes sont nécessaires. Aux témoins de la guérison du sourd-muet, il recommande de rester discrets. Il est trop tôt d’en parler à des gens qui ne sont pas préparés à en saisir toute la portée.
LA PROFESSION DE FOI
Dans l’Evangile de Marc, l’ouverture des païens à la foi est d’importance. A la mort de Jésus, c’est un païen, le centurion, qui, le premier, exprime, à haute voix et publiquement, la foi en Jésus au moment où le voile du Temple se déchire comme signe de la conclusion de l’Ancienne Alliance, quand la Nouvelle se réalise par le salut universel de la Croix. « Vraiment, cet homme était fils de Dieu. » (Marc 15. 39) Il est à noter que le substantif grec utilisé par Marc est « anthropos », l’humain. A quoi s’ajoute le verbe à l’imparfait : « était. » Cette reconnaissance est donc loin d’exprimer la plénitude de la foi chrétienne. Mais elle en est le point de départ.
Au terme du récit que nous lisons aujourd’hui, l’exclamation de la foule est loyale comme l’était celle du centurion que n’aveuglaient ni la haine ni les préjugés. Cette foi reste proche des faits constatés et elle est relativement pauvre en son contenu. Elle est une foi d’avant la Pentecôte. Cependant elle est déjà une participation au don que Dieu a fait, en premier lieu, à son peuple.
Par contre l’auditeur chrétien des apôtres, le lecteur de l’Evangile voit, dans l’action de Jésus, qui « fait entendre les sourds et parler les muets » l’accomplissement de la promesse telle que, fort opportunément, la liturgie nous la fait entendre dans la première lecture de ce dimanche, en choisissant le livre d’Isaïe : « Voici votre Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver. » (Isaïe 35. 4 ) Traduisons : Jésus est Dieu qui vient, parmi nous, nous sauver.
LA PATIENCE DE DIEU
Le Peuple de l’Alliance a connu de tels revirements et seule la patience de Dieu explique pourquoi cette Alliance n’a jamais été rompue. De même Dieu ne veut pas hâter, auprès des païens, la révélation de ce qu’il est. « Il l’emmena à l’écart, loin de la foule. » Il faut que les conclusions d’un tel miracle ne soient pas celle d’un enthousiasme d’un instant émotionnel. Il faut que les auditeurs aient le plus de temps possible pour se convertir.
Jésus ne dicte ni ne manipule les réponses en les forçant par son insistance. Il laisse à chacun la liberté de conclure sa propre démarche : « Venez et vous verrez. » Un dialogue ne peut s’instaurer que si les deux interlocuteurs se trouvent dans la capacité de le vivre dans une démarche qui leur permet de se rejoindre. Proposer son point de vue en l’imposant comme étant le seul valable n’ouvre pas le dialogue. A celui qui reçoit, il faut une libre démarche : « Venez ». Ensuite seulement, il donnera son consentement à la découverte qu’il a faite, mais en gardant le temps nécessaire : « Vous verrez. » Un futur, et non pas le présent immédiat que l’on souhaite obtenir.
Jésus n’a pas refusé la guérison qui lui était demandée, même si elle n’exprimait que la confiance et non pas encore la foi. Dans le même temps, il n’impose pas de réponse. C’est à la syrophénicienne et au sourd-muet de se situer dans leur propre démarche. C’est à eux d’exprimer ce qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes par ce qu’ils ont pu constater et dont ils doivent, librement, tirer les conclusions. Jésus en connaît le risque car ses actes peuvent aussi devenir un motif de contestation et d’opposition de la part de ceux qui lui sont hostiles. Il sait qu’il faut temps et liberté pour que l’homme se décide à une telle adhésion dans la vérité.
LE RESPECT DE LA PERSONNE.
Tout ceci révèle aussi le respect de Jésus pour l’humanité qui est la nôtre. Il utilise des gestes familiers : mettre les doigts dans les oreilles pour les déboucher, prendre de la salive pour délier ce qui est retenu. Des gestes corporels qui nous associent à Dieu.
L’Eglise a si bien perçu la dimension sacramentelle de l’événement qu’elle avait incorporé les gestes corporels de ce récit dans l’antique liturgie baptismale, parce qu’ils sont ceux de Jésus : imposition des mains, gestes des doigts, salive, accompagnés de sa parole, conservée dans sa langue originelle, l’araméen : « Effata. »
Au jour de l’Incarnation, par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, la condition humaine est entrée dans l’être même de Dieu. Son amour est devenu chair et demeure chair, s’identifiant à l’homme, à nous, jusque dans ses gestes les plus simples, et même les plus ambigus, parfois.
Dieu s’associe à nous par la médiation de notre corps, et en lui conférant ainsi une éminente dignité, il nous confère notre dignité de fils adoptifs. Puisque les gestes humains de Dieu, par Jésus-Christ, ont été grâce et sacrement de l’Incarnation rédemptrice, ils restent et le resteront lorsqu’ils se perpétuent par les sacrements de l’Eglise, Corps mystique du Christ. Puisque le Seigneur, Esprit et Vie, se donne à nous corporellement, pourquoi refuser que notre réponse soit aussi signifiée spirituellement et vivifiante dans la grâce, par une réponse humaine et corporelle.
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« Dieu qui as envoyé ton Fils pour nous sauver et faire de nous tes enfants d’adoption, regarde avec bonté ceux que tu aimes comme un père. Puisque nous croyons au Christ, accorde-nous la vraie liberté et la vie éternelle, par Jésus-Christ, ton Fils, notre Seigneur. » (prière d’ouverture de la messe de ce dimanche)
C’est bien de Jésus, dont il est dit par le prophète : « Voici votre Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver. » … « c’est cela la revanche de Dieu… nous sauver ! » (Isaïe 35. 4), c’est cela « la vraie liberté. »