P. Feroldi : « La laïcité à la française n’est pas l’absence de religion »
Prêtre du diocèse de Lyon, historien de formation, longtemps aumônier de prison et d’hôpital, le Père Vincent Feroldi prend la tête de l’équipe du Service national pour les Relations avec l’Islam (SRI). Rencontre avec un homme de conviction et de terrain.
Quelles expériences vous ont menées aujourd’hui au SRI ?
Cela fait une quarantaine d’années que je suis amené à rencontrer des Musulmans. Depuis les années 70, la rencontre et le dialogue avec des personnes de culture ou de foi musulmane ont énormément changé, parce que le monde a bougé. Il y a 40 ans, mes premiers contacts sont des travailleurs immigrés, dans des foyers Sonacotra. La France est allée les chercher pour leur donner du travail dans les usines ou dans le bâtiment. Ces hommes sont venus seuls – alors qu’ils étaient mariés – pour faire vivre leur famille et ils se sont fondus dans le paysage du pays d’accueil. En faisant de l’alphabétisation pour ces travailleurs maghrébins, je découvre qu’ils ont une religion. 10 ans après, dans le cadre de vacances, je vais au Maroc. J’y rencontre la culture berbère et des croyants, « des adorateurs », comme ils diraient. Je me rends compte que leur système de compréhension du monde et leur religion forment un tout. A travers eux, je saisis, au quotidien et spirituellement, la réalité du pluralisme religieux.
Par la suite, l’Eglise au Maroc m’interpelle pour me demander de partager sa vie, en tant que prêtre Fidei Donum. Aussi, de 1995 à 2001, je vais être, pour une part, dans l’une des institutions de l’Eglise qui est au Maroc, « La Source », une bibliothèque universitaire qui dépend du diocèse de Rabat, lieu de rencontre et de dialogue avec le monde universitaire marocain. Et d’autre part, en monde berbère, de par mon travail de consultant dans une ONG marocaine, Adrar (« montagne »).
Historien de formation, je me remets également à faire de la recherche. Je travaille avec un universitaire musulman marocain – aujourd’hui Directeur des archives nationales. Ensemble, nous publions « Présence chrétienne au Maroc ». Ce travail universitaire à quatre mains sur un sujet d’histoire religieuse fait naître une amitié profonde entre nous, avec des échanges spirituels et théologiques. Je deviens alors membre du Groupe de Recherches Islamo-Chrétien (GRIC) qui rassemble des chercheurs chrétiens et musulmans du bassin de la Méditerranée. J’en serai même le Secrétaire Général quelques années.
Par la suite, je voyage en Tunisie, Algérie, Liban, Syrie, Mauritanie, Israël, Palestine… J’y découvre la diversité du monde musulman. Je comprends que l’Islam se conjugue au pluriel : chiite, sunnite, malékite, druze… J’entre un peu plus dans sa complexité.
Puis vous rentrez dans le diocèse de Lyon…
Je suis chargé de la communication du diocèse, avant de me donner la responsabilité des relations avec les Musulmans. Je suis beaucoup sur le terrain. Une série d’événements va toucher l’Eglise en France et les relations islamo-chrétiennes. En février 2007 a lieu le voyage du cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, à Tibbhirine (Algérie). Nous sommes autant de Chrétiens que de Musulmans. Cette expérience sera fondatrice : s’y nouent des liens d’amitié, de respect, « d’entre-connaissance » et le désir d’approfondir ensemble.
Au milieu de tout ça, le monde change. La quête identitaire, partagée par toutes les communautés, est palpable. Chacun s’interroge sur qui il est et souhaite être reconnu comme tel. Tellement forte, cette montée des identités est devenue conflictuelle. Elle se fait au détriment du « vivre ensemble ».
Je suis convaincu que, dans ce monde en perte de repères, il nous faut changer de paradigme. Un monde s’achève, un autre est en avènement. Il est peut-être déjà en partie né – on ne sait pas. Toutes les institutions, politiques, économiques, familiales, sont remises en cause. Il est donc d’autant plus important de se retrouver et de dialoguer.
Sur la région Rhône-Alpes, les responsables religieux ont le désir de le faire à partir de questions qui touchent nos communautés : mariages interreligieux, aumôneries (prison, hôpitaux, armée), signes religieux, nourriture, espaces religieux (cimetières)…
Nous percevons que ces problématiques concernent tout l’espace français. Lors d’une conférence qui rassemble le P. Christophe Roucou (alors Directeur du SRI), le cardinal Philippe Barbarin, Azzedine Gaci (Recteur de la mosquée de Villeurbanne), Tareq Oubrou (Recteur de la Grande Mosquée de Bordeaux), celui-ci demande aux Chrétiens : « Aidez-nous à faire que l’Islam qui se déploie en France ne soit pas l’Islam des ignorants ». J’ai été énormément bousculé par cette parole forte. Après plusieurs rencontres, Azzedine Gaci et moi-même avons pris la décision de créer – à titre personnel, non pas institutionnel – le Forum National Islamo-Chrétien. Des hommes et des femmes, Chrétiens ou Musulmans, qui servent la plupart de hautes responsabilités dans leurs communautés, se rencontrent alors, dialoguent et travaillent ensemble.
L’actualité vous pousse à accepter la responsabilité du SRI…
Se produisent alors les dramatiques événements en Iraq et en Syrie. Fin juin 2014, on apprend la création de l’Etat islamique. En juillet, les Chrétiens doivent fuir Mossoul. De retour d’Iraq, le cardinal Barbarin donne une conférence de presse. Je mesure alors, au plus profond de moi-même, que quelque chose d’extrêmement complexe est en train de se passer. Je me mets à suivre tout ce qui concerne le djihadisme. En septembre 2014, avec Azzedine Gaci, nous encourageons les responsables musulmans à parler dans les médias. Le 1er octobre, nous lançons « L’Appel des 110 », invitation à ce que les signataires s’engagent, là où ils sont, à agir. Si aujourd’hui je suis au SRI, c’est en raison de la gravité de la situation. Je me sens très proche de la communauté musulmane. J’estime qu’il nous faut défendre l’idée que le dialogue n’est pas facultatif mais nécessaire, qu’il est possible et qu’il est enrichissant. Ce n’est pas parce qu’il y a un Islam politique, dont l’exemple le plus terrible serait Daesh, qu’il n’y a pas un Islam spirituel, chemin qui mène à Dieu et qui permet à des hommes et à des femmes de donner pleinement sens à leur vie. D’une certaine manière, c’est presque plus pour les Musulmans que pour l’Eglise en France que j’ai dit « oui » au SRI ! Dans l’opinion publique, Islam égale djihadisme égale violence. Or je connais de nombreux Musulmans témoins de la foi et qui vivent profondément les valeurs évangéliques. Je veux servir cette rencontre entre croyants et favoriser une présence harmonieuse et constructive au sein de l’espace public.
Quels défis vous attendent au SRI ?
Un premier défi est celui des mariages islamo-chrétiens. En raison du repli identitaire des communautés, les familles ne les voient pas d’un très bon œil. Or ces couples croient en leur amour et en leur capacité de fonder une famille ; ils veulent donner une dimension spirituelle à leur union. Je me réjouis que le prochain Synode sur la famille aborde notamment ce sujet.
Le deuxième est celui de la laïcité. Telle qu’elle est définie par la loi, la laïcité peut être une richesse et nous aider à vivre ensemble dans l’espace français. Dans cette période de campagne électorale et dans un contexte d’instrumentalisation des religions, il est très important de pouvoir se rencontrer et travailler ensemble au niveau des différentes communautés. L’accueil des migrants, comme la précarité ou la montée de la violence dans notre société, sont des défis que les religions peuvent relever ensemble et avec d’autres. Nous sommes citoyens et croyants. C’est au cœur de cette citoyenneté que nous avons à prendre notre place. Plus nous agirons avec d’autres, mieux ce sera.
Le troisième défi va être d’aider les pouvoirs publics, nos politiques et tous les acteurs sociaux à découvrir que la laïcité à la française n’est pas l’absence de religion. C’est la prise en compte du citoyen dans toute sa dimension. Il faut faire en sorte que tous les croyants puissent vivre paisiblement leur foi. Par ma propre vie, j’ai la chance d’avoir bénéficié de cette laïcité : j’ai été 12 ans aumônier de prison. Je suis actuellement aumônier d’hôpital. Voilà deux lieux de l’espace public où les différentes composantes religieuses ou philosophiques ont eu à travailler ensemble, pour le bien du détenu ou du patient. Je parle d’expérience. Non seulement c’est possible mais c’est aussi une organisation de la société qui peut être très heureuse. Il faut une laïcité apaisée.
Enfin, je pense que le SRI a besoin de « produire de la pensée ». Dans notre monde où tout va très vite, où le poids des images et le choc des émotions dirigent notre vie, je me rends compte que la vie est de plus en plus complexe. Il est donc important de prendre le temps de réfléchir à frais nouveau, en fonction de cet aujourd’hui. Que mettons-nous derrière le mot « dialogue » ? Est-ce débattre, discuter, vouloir défendre ses convictions ? Pour moi, dialoguer, c’est entrer en conversation avec quelqu’un, me mettre à son écoute. De notre échange va naître un déplacement nécessaire. Je me laisse traverser par la parole de l’autre.
Il y a enfin à élargir le champ de nos partenaires musulmans et, avec tous, à travailler en profondeur. Quatrième défi !
Quelle sera l’actualité du SRI prochainement ?
En décembre, sortira un deuxième DVD, sur des actions – alors que le premier portait sur les acteurs du dialogue. Les Centres de Préparation au Mariage (CPM) vont publier aussi un hors-série sur le mariage islamo-chrétien. Nous interviendrons en région pour des formations. Au vu du succès de la session annuelle à Orsay, nous avons le projet de proposer un nouveau parcours de formation, avec un module d’initiation et un module d’approfondissement. Il y a eu des forums régionaux en juin dernier, dans quatre villes. L’expérience sera renouvelée en juin 2016.
Dans quel état d’esprit accueillez-vous cette nouvelle mission ?
Je pense au Bon Pasteur, quand Jésus dit : « J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cet enclos » (Evangile selon Saint Jean, 10, 16). Le Christ est venu pour tous. Je dois accepter ce mystère : je ne peux ni spirituellement ni intellectuellement tout maîtriser. L’esprit du Christ n’est pas réservé à ma communauté. Il est aussi présent au cœur de mes frères musulmans et Il m’invite à aller à leur rencontre, à vivre et à dialoguer avec eux. A marcher avec eux, chacun vivant sa propre foi. Invité dans la famille d’un ami musulman au Maroc pour la fête de l’Aïd-al-Adha, je me souviens d’avoir pu communier profondément à ce temps de prière, de partage fraternel et de solidarité avec les autres. Je souhaite qu’à l’occasion de cette fête, nos amis musulmans trouvent les chemins par lesquels eux et nous pourrons ensemble répondre au défi de l’accueil des migrants et des réfugiés. Il me semble que pendant ce moment où la communauté se retrouve, elle peut aussi s’ouvrir à cette réalité. Je voudrais les rejoindre dans cette ouverture.
Des voeux pour l’Aïd el-Adha
Célébrée le 24 septembre, cette fête marque la fin du pèlerinage à La Mecque. L’équipe du SRI souhaite aux responsables musulmans en France, à tous les amis musulmans et musulmanes un bel Aïd, « porteur de paix et de bénédictions de la part de Dieu ». « Qu’à l’image d’Abraham, Dieu le Tout Puissant, riche en miséricorde, nous garde ensemble dans la fidélité et la confiance, pour continuer notre pèlerinage sur la terre marquée aujourd’hui par des souffrances multiples ».