Gaudete et Exsultate – A la lumière du Maître
EXHORTATION APOSTOLIQUE
GAUDETE ET EXSULTATE DU SAINT-PÈRE FRANÇOIS
SUR L’APPEL À LA SAINTETÉ DANS LE MONDE ACTUEL
TROISIÈME CHAPITRE
A LA LUMIÈRE DU MAÎTRE
63. Il peut y avoir de nombreuses théories sur ce qu’est la sainteté, d’abondantes explications et distinctions. Cette réflexion pourrait être utile, mais rien n’est plus éclairant que de revenir aux paroles de Jésus et de recueillir sa manière de transmettre la vérité. Jésus a expliqué avec grande simplicité ce que veut dire être saint, et il l’a fait quand il nous a enseigné les béatitudes (cf. Mt 5, 3-12 ; Lc 6, 20-23). Elles sont comme la carte d’identité du chrétien. Donc, si quelqu’un d’entre nous se pose cette question, “comment fait-on pour parvenir à être un bon chrétien ?”, la réponse est simple : il faut mettre en œuvre, chacun à sa manière, ce que Jésus déclare dans le sermon des béatitudes.[1] À travers celles-ci se dessine le visage du Maître que nous sommes appelés à révéler dans le quotidien de nos vies.
64. Le mot “heureux” ou “bienheureux”, devient synonyme de “saint”, parce qu’il exprime le fait que la personne qui est fidèle à Dieu et qui vit sa Parole atteint, dans le don de soi, le vrai bonheur.
L’Évangile nous invite à reconnaître la vérité de notre cœur, pour savoir où nous plaçons la sécurité de notre vie
À contrecourant
65. Bien que les paroles de Jésus puissent nous sembler poétiques, elles vont toutefois vraiment à contrecourant de ce qui est habituel, de ce qui se fait dans la société ; et, bien que ce message de Jésus nous attire, en réalité le monde nous mène vers un autre style de vie. Les béatitudes ne sont nullement quelque chose de léger ou de superficiel, bien au contraire ; car nous ne pouvons les vivre que si l’Esprit Saint nous envahit avec toute sa puissance et nous libère de la faiblesse de l’égoïsme, du confort, de l’orgueil.
66. Écoutons encore Jésus, avec tout l’amour et le respect que mérite le Maître. Permettons-lui de nous choquer par ses paroles, de nous provoquer, de nous interpeller en vue d’un changement réel de vie. Autrement, la sainteté ne sera qu’un mot. Examinons à présent les différentes béatitudes dans la version de l’Évangile selon Matthieu (cf. Mt 5, 3-12)[2] : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ».
67. L’Évangile nous invite à reconnaître la vérité de notre cœur, pour savoir où nous plaçons la sécurité de notre vie. En général, le riche se sent en sécurité avec ses richesses, et il croit que lorsqu’elles sont menacées, tout le sens de sa vie sur terre s’effondre.
Jésus lui-même nous l’a dit dans la parabole du riche insensé, en parlant de cet homme confiant qui, comme un insensé, ne pensait pas qu’il pourrait mourir le jour même (cf. Lc 12, 16-21).
68. Les richesses ne te garantissent rien. Qui plus est, quand le cœur se sent riche, il est tellement satisfait de lui-même qu’il n’y a plus de place pour la Parole de Dieu, pour aimer les frères ni pour jouir des choses les plus importantes de la vie. Il se prive ainsi de plus grands biens. C’est pourquoi Jésus déclare heureux les pauvres en esprit, ceux qui ont le cœur pauvre, où le Seigneur peut entrer avec sa nouveauté constante.
69. Cette pauvreté d’esprit est étroitement liée à la “sainte indifférence” que saint Ignace de Loyola proposait, et par laquelle nous atteignons une merveilleuse liberté intérieure : « Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre et qui ne lui est pas défendu ; de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le déshonneur, une vie longue qu’une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste ».[3]
70. Luc ne parle pas d’une pauvreté en “esprit” mais d’être “pauvre” tout court (cf. Lc 6, 20), et ainsi il nous invite également à une existence austère et dépouillée. De cette façon, il nous appelle à partager la vie des plus pauvres, la vie que les Apôtres ont menée, et en définitive à nous configurer à Jésus qui, étant riche, « s’est fait pauvre » (2 Co 8, 9).
Être pauvre de cœur, c’est cela la sainteté !
« Heureux les doux, car ils possèderont la terre ».
71. C’est une expression forte, dans ce monde qui depuis le commencement est un lieu d’inimitié, où l’on se dispute partout, où, de tous côtés, il y a de la haine, où constamment nous classons les autres en fonction de leurs idées, de leurs mœurs, voire de leur manière de parler ou de s’habiller. En définitive, c’est le règne de l’orgueil et de la vanité, où chacun croit avoir le droit de s’élever au-dessus des autres.
Néanmoins, bien que cela semble impossible, Jésus propose un autre style : la douceur. C’est ce qu’il pratiquait avec ses propres disciples et c’est ce que nous voyons au moment de son entrée à Jérusalem : « Voici que ton Roi vient à toi ; modeste, il monte une ânesse » (Mt 21, 5 ; cf. Zc 9, 9).
72. Jésus a dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes » (Mt 11, 29). Si nous vivons tendus, prétentieux face aux autres, nous finissons par être fatigués et épuisés. Mais si nous regardons leurs limites et leurs défauts avec tendresse et douceur, sans nous sentir meilleurs qu’eux, nous pouvons les aider et nous évitons d’user nos énergies en lamentations inutiles. Pour sainte Thérèse de Lisieux, « la charité parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s’étonner de leurs faiblesses ».[4]
73. Paul mentionne la douceur comme un fruit de l’Esprit Saint (cf. Ga 5, 23). Il propose que, si nous sommes parfois préoccupés par les mauvaises actions du frère, nous nous approchions pour le corriger, mais « avec un esprit de douceur » (Ga 6, 1), et il rappelle : « Tu pourrais bien toi aussi être tenté » (ibid.). Même lorsque l’on défend sa foi et ses convictions, il faut le faire « avec douceur » (1 P 3, 16), y compris avec les adversaires qui doivent être traités « avec douceur » (2 Tm 2, 25). Dans l’Église, bien des fois nous nous sommes trompés pour ne pas avoir accueilli cette requête de la Parole de Dieu.
Réagir avec une humble douceur, c’est cela la sainteté !
74. La douceur est une autre expression de la pauvreté intérieure de celui qui place sa confiance seulement en Dieu. En effet, dans la Bible on utilise habituellement le même mot anawin pour désigner les pauvres et les doux. Quelqu’un pourrait objecter : “Si je suis trop doux, on pensera que je suis stupide, que je suis idiot ou faible”. C’est peut-être le cas, mais laissons les autres penser cela. Il vaut mieux toujours être doux, et nos plus grands désirs s’accompliront : les doux « possèderont la terre », autrement dit, ils verront accomplies, dans leurs vies, les promesses de Dieu. En effet, les doux, indépendamment des circonstances, espèrent dans le Seigneur, et les humbles possèderont la terre et jouiront d’une grande paix (cf. Ps 37, 9.11). En même temps, le Seigneur leur fait confiance : « Celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, celui qui tremble à ma parole » (Is 66, 2). Réagir avec une humble douceur, c’est cela la sainteté !
« Heureux les affligés, car ils seront consolés »
75. Le monde nous propose le contraire : le divertissement, la jouissance, le loisir, la diversion, et il nous dit que c’est cela qui fait la bonne vie. L’homme mondain ignore, détourne le regard quand il y a des problèmes de maladie ou de souffrance dans sa famille ou autour de lui. Le monde ne veut pas pleurer : il préfère ignorer les situations douloureuses, les dissimuler, les cacher. Il s’ingénie à fuir les situations où il y a de la souffrance, croyant qu’il est possible de masquer la réalité, où la croix ne peut jamais, jamais manquer.
76. La personne qui voit les choses comme elles sont réellement se laisse transpercer par la douleur et pleure dans son cœur, elle est capable de toucher les profondeurs de la vie et d’être authentiquement heureuse.[5] Cette personne est consolée, mais par le réconfort de Jésus et non par celui du monde. Elle peut ainsi avoir le courage de partager la souffrance des autres et elle cesse de fuir les situations douloureuses. De cette manière, elle trouve que la vie a un sens, en aidant l’autre dans sa souffrance, en comprenant les angoisses des autres, en soulageant les autres. Cette personne sent que l’autre est la chair de sa chair, elle ne craint pas de s’en approcher jusqu’à toucher sa blessure, elle compatit jusqu’à se rendre compte que les distances ont été supprimées. Il devient ainsi possible d’accueillir cette exhortation de saint Paul : « Pleurez avec qui pleure » (Rm 12, 15).
Savoir pleurer avec les autres, c’est cela la sainteté!
« Heureux les affamés et les assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés »
77. ‘‘Avoir faim et soif ’’ sont des expériences très intenses, parce qu’elles répondent à des besoins vitaux et sont liées à l’instinct de survie. Il y a des gens qui avec cette même intensité aspirent à la justice et la recherchent avec un désir vraiment ardent.
Jésus dit qu’ils seront rassasiés, puisque, tôt ou tard, la justice devient réalité, et nous, nous pouvons contribuer à ce que ce soit possible, même si nous ne voyons pas toujours les résultats de cet engagement.
78. Mais la justice que Jésus propose n’est pas comme celle que le monde recherche ; une justice tant de fois entachée par des intérêts mesquins, manipulée d’un côté ou de l’autre. La réalité nous montre combien il est facile d’entrer dans les bandes organisées de la corruption, de participer à cette politique quotidienne du “donnant-donnant”, où tout est affaire. Et que de personnes souffrent d’injustices, combien sont contraintes à observer, impuissantes, comment les autres se relaient pour se partager le gâteau de la vie. Certains renoncent à lutter pour la vraie justice et choisissent de monter dans le train du vainqueur. Cela n’a rien à voir avec la faim et la soif de justice dont Jésus fait l’éloge.
79. Une telle justice commence à devenir réalité dans la vie de chacun lorsque l’on est juste dans ses propres décisions, et elle se manifeste ensuite, quand on recherche la justice pour les pauvres et les faibles. Il est vrai que le mot “justice” peut être synonyme de fidélité à la volonté de Dieu par toute notre vie, mais si nous lui donnons un sens très général, nous oublions qu’elle se révèle en particulier dans la justice envers les désemparés : « Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! » (Is 1, 17).
Rechercher la justice avec faim et soif, c’est cela la sainteté !
« Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ».
80. La miséricorde a deux aspects : elle consiste à donner, à aider, à servir les autres, et aussi à pardonner, à comprendre. Matthieu le résume dans une règle d’or : « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (7, 12). Le Catéchisme nous rappelle que cette loi doit être appliquée « dans tous les cas »,[6] spécialement quand quelqu’un « est quelquefois affronté à des situations qui rendent le jugement moral moins assuré et la décision difficile ».[7]
81. Donner et pardonner, c’est essayer de reproduire dans nos vies un petit reflet de la perfection de Dieu qui donne et pardonne en surabondance.
C’est pourquoi, dans l’évangile de Luc, nous n’entendons plus le « soyez parfaits » (Mt 5, 48) mais : « Montrez-vous compatissants, comme votre Père est compatissant. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis.
Donnez et l’on vous donnera » (6, 36-38). Et puis Luc ajoute quelque chose que nous ne devrions pas ignorer : « De la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour » (6, 38). La mesure que nous utilisons pour comprendre et pour pardonner nous sera appliquée pour nous pardonner. La mesure que nous appliquons pour donner, nous sera appliquée au ciel pour nous récompenser. Nous n’avons pas intérêt à l’oublier.
82. Jésus ne dit pas : “Heureux ceux qui planifient la vengeance”, mais il appelle heureux ceux qui pardonnent et qui le font « jusqu’à soixante-dix-sept fois » (Mt 18, 22). Il faut savoir que tous, nous constituons une armée de gens pardonnés. Nous tous, nous avons bénéficié de la compassion divine.
Si nous nous approchons sincèrement du Seigneur et si nous tendons l’oreille, nous entendrons parfois probablement ce reproche : « Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon comme moi j’ai eu pitié de toi ? » (Mt 18, 33).
Regarder et agir avec miséricorde, c’est cela la sainteté !
« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ».
83. Cette béatitude concerne les personnes qui ont un cœur simple, pur, sans souillure, car un cœur qui sait aimer ne laisse pas entrer dans sa vie ce qui porte atteinte à cet amour, ce qui le fragilise ou ce qui le met en danger. Dans la Bible, le cœur, ce sont nos intentions véritables, ce que nous cherchons vraiment et que nous désirons, au-delà de ce qui nous laissons transparaître : « Car ils [les hommes] ne voient que les yeux, mais le Seigneur voit le cœur » (1 S 16, 7). Il cherche à parler à notre cœur (cf. Os 2, 16) et il désire y écrire sa Loi (cf. Jr. 31, 33). En définitive, il veut nous donner un cœur nouveau (cf. Ez 36, 26).
84. Plus que sur toute chose, il faut veiller sur le cœur (cf. Pr 4, 23). S’il n’est en rien souillé par le mensonge, ce cœur a une valeur réelle pour le Seigneur. Il « fuit la fourberie, il se retire devant des pensées sans intelligence » (Sg 1, 5). Le Père, qui « voit dans le secret » (Mt 6, 6), reconnaît ce qui n’est pas pur, autrement dit, ce qui n’est pas sincère, mais qui est seulement une coquille et une apparence, tout comme le Fils sait « ce qu’il y [a] dans l’homme » (Jn 2, 25).
85. Il est vrai qu’il n’y a pas d’amour sans des œuvres d’amour, mais cette béatitude nous rappelle que le Seigneur demande un don de soi au frère qui vienne du cœur, puisque « quand je distribuerais tous mes biens en aumône, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1 Co 13, 3). Dans l’Évangile selon Matthieu, nous voyons aussi que ce qui procède du cœur, c’est cela qui souille l’homme (cf. 15, 18), car de là proviennent, entre autres, les crimes, le vol, les faux témoignages. (cf. Mt 15, 19). Les désirs et les décisions les plus profonds, qui nous guident réellement, trouvent leur origine dans les intentions du cœur.
86. Quand le cœur aime Dieu et le prochain (cf. Mt 22, 36-40), quand telle est son intention véritable et non pas de vaines paroles, alors ce cœur est pur et il peut voir Dieu. Saint Paul, dans son hymne à la charité, rappelle que « nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme » (1 Co 13, 12), mais dans la mesure où règne l’amour vrai, nous serons capables de voir « face à face » (ibid.). Jésus promet que ceux qui ont un cœur pur ‘‘verront Dieu’’.
Garder le cœur pur de tout ce qui souille l’amour, c’est cela la sainteté !
« Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ».
87. Cette béatitude nous fait penser aux nombreuses situations de guerre qui se répètent. En ce qui nous concerne, il est fréquent que nous soyons des instigateurs de conflits ou au moins des causes de malentendus. Par exemple, quand j’entends quelque chose de quelqu’un, que je vais voir une autre personne et que je le lui répète ; et que j’en fais même une deuxième version un peu plus étoffée et que je la propage. Et si je réussis à faire plus de mal, il semble que cela me donne davantage de satisfaction.
Le monde des ragots, fait de gens qui s’emploient à critiquer et à détruire, ne construit pas la paix.
Ces gens sont au contraire des ennemis de la paix et aucunement bienheureux.[8]
88. Les pacifiques sont source de paix, ils bâtissent la paix et l’amitié sociales. À ceux qui s’efforcent de semer la paix en tous lieux, Jésus a fait une merveilleuse promesse : « Ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9). Il a demandé à ses disciples de dire en entrant dans une maison : « Paix à cette maison ! » (Lc 10, 5). La Parole de Dieu exhorte chaque croyant à rechercher la paix ‘‘en union avec tous’’ (cf. 2 Tm 2, 22), car « un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix » (Jc 3, 18). Et si parfois, dans notre communauté, nous avons des doutes quant à ce que nous devons faire, « Poursuivons donc ce qui favorise la paix » (Rm 14, 19), parce que l’unité est supérieure au conflit.[9]
89. Il n’est pas facile de bâtir cette paix évangélique qui n’exclut personne mais qui inclut également ceux qui sont un peu étranges, les personnes difficiles et compliquées, ceux qui réclament de l’attention, ceux qui sont différents, ceux qui sont malmenés par la vie, ceux qui ont d’autres intérêts. C’est dur et cela requiert une grande ouverture d’esprit et de cœur, parce qu’il ne s’agit pas d’« un consensus de bureau ou d’une paix éphémère, pour une minorité heureuse »[10] ni d’un projet « de quelques-uns destiné à quelques-uns ».[11] Il ne s’agit pas non plus d’ignorer ou de dissimuler les conflits, mais « d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus ».[12] Il s’agit d’être des artisans de paix, parce que bâtir la paix est un art qui exige sérénité, créativité, sensibilité et dextérité.
Semer la paix autour de nous, c’est cela la sainteté !
« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux ».
90. Jésus lui-même souligne que ce chemin va à contrecourant, au point de nous transformer en sujets qui interpellent la société par leur vie, en personnes qui dérangent. Jésus rappelle combien de personnes sont persécutées et ont été persécutées simplement pour avoir lutté pour la justice, pour avoir vécu leurs engagements envers Dieu et envers les autres. Si nous ne voulons pas sombrer dans une obscure médiocrité, ne recherchons pas une vie confortable, car « qui veut […] sauver sa vie la perdra » (Mt 16, 25).
91. Pour vivre l’Évangile, on ne peut pas s’attendre à ce que tout autour de nous soit favorable, parce que souvent les ambitions du pouvoir et les intérêts mondains jouent contre nous. Saint Jean-Paul II disait qu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation [du] don [de soi] et la constitution de [la] solidarité entre hommes ».[13] Dans une telle société aliénée, prise dans un enchevêtrement politique, médiatique, économique, culturel et même religieux qui empêche un authentique développement humain et social, il devient difficile de vivre les béatitudes, et cela est même mal vu, suspecté, ridiculisé.
92. La croix, en particulier les peines et les souffrances que nous supportons pour suivre le commandement de l’amour et le chemin de la justice, est une source de maturation et de sanctification.
Rappelons-nous que, lorsque le Nouveau Testament parle des souffrances qu’il faut supporter pour l’Évangile, il se réfère précisément aux persécutions (cf. Ac 5, 41 ; Ph 1, 29 ; Col 1, 24 ; 2 Tm 1, 12 ; 1 P 2, 20 ; 4, 14-16 ; Ap 2, 10).
93. Mais nous parlons des persécutions inévitables, non pas de celles que nous pouvons causer nous-mêmes par une mauvaise façon de traiter les autres. Un saint n’est pas quelqu’un de bizarre, de distant, qui se rend insupportable par sa vanité, sa négativité et ses rancœurs. Les Apôtres du Christ n’étaient pas ainsi. Le livre des Actes rapporte avec insistance que ceux-ci jouissaient de la sympathie « de tout le peuple » (2, 47 ; cf. 4, 21.33 ; 5, 13), tandis que certaines autorités les harcelaient et les persécutaient (cf. 4, 1-3 ; 5, 17-18).
94. Les persécutions ne sont pas une réalité du passé, parce qu’aujourd’hui également, nous en subissons, que ce soit d’une manière sanglante, comme tant de martyrs contemporains, ou d’une façon plus subtile, à travers des calomnies et des mensonges.
Jésus dit d’être heureux quand « on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie » (Mt 5, 11).
D’autres fois, il s’agit de moqueries qui cherchent à défigurer notre foi et à nous faire passer pour des êtres ridicules.
Accepter chaque jour le chemin de l’Évangile même s’il nous crée des problèmes, c’est cela la sainteté !
Le grand critère
95. Dans le chapitre 25 de l’Évangile selon Matthieu (vv. 31-46), Jésus s’arrête de nouveau sur l’une des béatitudes, celle qui déclare heureux les miséricordieux. Si nous recherchons cette sainteté qui plaît aux yeux de Dieu, nous trouvons précisément dans ce texte un critère sur la base duquel nous serons jugés : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir » (25, 35-36).
Par fidélité au Maître
96. Donc, être saint ne signifie pas avoir le regard figé dans une prétendue extase. Saint Jean-Paul II disait que « si nous sommes vraiment repartis de la contemplation du Christ, nous devrons savoir le découvrir surtout dans le visage de ceux auxquels il a voulu lui-même s’identifier ».[14] Le texte de Matthieu 25, 35-36 « n’est pas une simple invitation à la charité ; c’est une page de christologie qui projette un rayon de lumière sur le mystère du Christ ».[15] Dans cet appel à le reconnaître dans les pauvres et les souffrants, se révèle le cœur même du Christ, ses sentiments et ses choix les plus profonds, auxquels tout saint essaie de se conformer.
97. Vu le caractère formel de ces requêtes de Jésus, il est de mon devoir, en tant que son Vicaire, de supplier les chrétiens de les accepter et de les recevoir avec une ouverture d’esprit sincère, “sine glossa”, autrement dit, sans commentaire, sans élucubrations et sans des excuses qui les privent de leur force. Le Seigneur nous a précisé que la sainteté ne peut pas être comprise ni être vécue en dehors de ces exigences, parce que la miséricorde est « le cœur battant de l’Évangile».[16]
98. Quand je rencontre une personne dormant exposée aux intempéries, dans une nuit froide, je peux considérer que ce fagot est un imprévu qui m’arrête, un délinquant désœuvré, un obstacle sur mon chemin, un aiguillon gênant pour ma conscience, un problème que doivent résoudre les hommes politiques, et peut-être même un déchet qui pollue l’espace public. Ou bien je peux réagir à partir de la foi et de la charité, et reconnaître en elle un être humain doté de la même dignité que moi, une créature infiniment aimée par le Père, une image de Dieu, un frère racheté par Jésus-Christ. C’est cela être chrétien ! Ou bien peut-on comprendre la sainteté en dehors de cette reconnaissance vivante de la dignité de tout être humain ?[17]
99. Pour les chrétiens, cela implique une saine et permanente insatisfaction. Bien que soulager une seule personne justifierait déjà tous nos efforts, cela ne nous suffit pas. Les Evêques du Canada l’ont exprimé clairement en soulignant que, dans les enseignements bibliques sur le Jubilé, par exemple, il ne s’agit pas seulement d’accomplir quelques bonnes œuvres mais de rechercher un changement social : « Pour que les générations futures soient également libérées, il est clair que l’objectif doit être la restauration de systèmes sociaux et économiques justes de manière que, désormais, il ne puisse plus y avoir d’exclusion ».[18]
Les idéologies qui mutilent le cœur de l’Evangile
100. Je regrette que parfois les idéologies nous conduisent à deux erreurs nuisibles. D’une part, celle des chrétiens qui séparent ces exigences de l’Evangile de leur relation personnelle avec le Seigneur, de l’union intérieure avec lui, de la grâce. Ainsi, le christianisme devient une espèce d’ONG, privée de cette mystique lumineuse qu’ont si bien vécue et manifestée saint François d’Assise, saint Vincent de Paul, sainte Teresa de Calcutta, et beaucoup d’autres. Chez ces grands saints, ni la prière, ni l’amour de Dieu, ni la lecture de l’Evangile n’ont diminué la passion ou l’efficacité du don de soi au prochain, mais bien au contraire.
101. Est également préjudiciable et idéologique l’erreur de ceux qui vivent en suspectant l’engagement social des autres, le considérant comme quelque chose de superficiel, de mondain, de laïcisant, d’immanentiste, de communiste, de populiste. Ou bien, ils le relativisent comme s’il y avait d’autres choses plus importantes ou comme si les intéressait seulement une certaine éthique ou une cause qu’eux-mêmes défendent. La défense de l’innocent qui n’est pas encore né, par exemple, doit être sans équivoque, ferme et passionnée, parce que là est en jeu la dignité de la vie humaine, toujours sacrée, et l’amour de chaque personne indépendamment de son développement exige cela. Mais est également sacrée la vie des pauvres qui sont déjà nés, de ceux qui se débattent dans la misère, l’abandon, le mépris, la traite des personnes, l’euthanasie cachée des malades et des personnes âgées privées d’attention, dans les nouvelles formes d’esclavage, et dans tout genre de marginalisation.[19] Nous ne pouvons pas envisager un idéal de sainteté qui ignore l’injustice de ce monde où certains festoient, dépensent allègrement et réduisent leur vie aux nouveautés de la consommation, alors que, dans le même temps, d’autres regardent seulement du dehors, pendant que leur vie s’écoule et finit misérablement.
102. On entend fréquemment que, face au relativisme et aux défaillances du monde actuel, la situation des migrants, par exemple, serait un problème mineur. Certains catholiques affirment que c’est un sujet secondaire à côté des questions “sérieuses” de la bioéthique. Qu’un homme politique préoccupé par ses succès dise une telle chose, on peut arriver à la comprendre ; mais pas un chrétien, à qui ne sied que l’attitude de se mettre à la place de ce frère qui risque sa vie pour donner un avenir à ses enfants. Pouvons-nous reconnaître là précisément ce que Jésus-Christ nous demande quand il nous dit que nous l’accueillons lui-même dans chaque étranger (cf. Mt 25, 35) ? Saint Benoît l’avait accepté sans réserve et, bien que cela puisse “compliquer” la vie des moines, il a disposé que tous les hôtes qui se présenteraient au monastère, on les accueille « comme le Christ »[20] en l’exprimant même par des gestes d’adoration,[21] et que les pauvres et les pèlerins soient traités « avec le plus grand soin et sollicitude ».[22]
103. L’Ancien Testament ordonne quelque chose de semblable quand il dit : « Tu ne molesteras pas l’étranger ni ne l’opprimeras, car vous-mêmes avez été étrangers dans le pays d’Égypte » (Ex 22, 20). « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été des étrangers au pays d’Égypte » (Lv 19, 33-34). Par conséquent, il ne s’agit pas d’une invention d’un Pape ou d’un délire passager. Nous aussi, dans le contexte actuel, nous sommes appelés à parcourir le chemin de l’illumination spirituelle que nous indiquait le prophète Isaïe quand il s’interrogeait sur ce qui plaît à Dieu : « N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore » (58, 7-8).
Le culte qui lui plaît le plus
104. Nous pourrions penser que nous rendons gloire à Dieu seulement par le culte et la prière, ou uniquement en respectant certaines normes éthiques – certes la primauté revient à la relation avec Dieu – et nous oublions que le critère pour évaluer notre vie est, avant tout, ce que nous avons fait pour les autres. La prière a de la valeur si elle alimente un don de soi quotidien par amour. Notre culte plaît à Dieu quand nous y mettons la volonté de vivre avec générosité et quand nous laissons le don reçu de Dieu se traduire dans le don de nous-mêmes aux frères.
105. Pour la même raison, la meilleure façon de discerner si notre approche de la prière est authentique sera de regarder dans quelle mesure notre vie est en train de se transformer à la lumière de la miséricorde. En effet, « la miséricorde n’est pas seulement l’agir du Père, mais elle devient le critère pour comprendre qui sont ses véritables enfants ».[23] Elle « est le pilier qui soutient la vie de l’Église ».[24] Je voudrais souligner une fois de plus que, si la miséricorde n’exclut pas la justice et la vérité, « avant tout, nous devons dire que la miséricorde est la plénitude de la justice et la manifestation la plus lumineuse de la vérité de Dieu ».[25] Elle « est la clef du ciel ».[26]
106. Je ne peux pas m’empêcher de rappeler cette question que se posait saint Thomas d’Aquin quand il examinait quelles sont nos actions les plus grandes, quelles sont les œuvres extérieures qui manifestent le mieux notre amour de Dieu. Il a répondu sans hésiter que ce sont les œuvres de miséricorde envers le prochain,[27] plus que les actes de culte : « Les sacrifices et les offrandes qui font partie du culte divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais pour nous et nos proches. Lui-même n’en a nul besoin, et s’il les veut, c’est pour exercer notre dévotion et pour aider le prochain. C’est pourquoi la miséricorde qui subvient aux besoins des autres, lui agrée davantage, étant plus immédiatement utile au prochain ».[28]
107. Celui qui veut vraiment rendre gloire à Dieu par sa vie, celui qui désire réellement se sanctifier pour que son existence glorifie le Saint, est appelé à se consacrer, à s’employer, et à s’évertuer à essayer de vivre les œuvres de miséricorde. C’est ce qu’a parfaitement compris sainte Teresa de Calcutta : « Oui, j’ai beaucoup de faiblesses humaines, beaucoup de misères humaines […] Mais il s’abaisse et il se sert de nous, de vous et de moi, pour que nous soyons son amour et sa compassion dans le monde, malgré nos péchés, malgré nos misères et nos défauts. Il dépend de nous pour aimer le monde, et lui prouver à quel point il l’aime. Si nous nous occupons trop de nous-mêmes, nous n’aurons plus de temps pour les autres ».[29]
108. Le consumérisme hédoniste peut nous jouer un mauvais tour, parce qu’avec l’obsession de passer du bon temps, nous finissons par être excessivement axés sur nous-mêmes, sur nos droits et sur la hantise d’avoir du temps libre pour en jouir. Il sera difficile pour nous de nous soucier de ceux qui se sentent mal et de consacrer des énergies à les aider, si nous ne cultivons pas une certaine austérité, si nous ne luttons pas contre cette fièvre que nous impose la société de consommation pour nous vendre des choses, et qui finit par nous transformer en pauvres insatisfaits qui veulent tout avoir et tout essayer. La consommation de l’information superficielle et les formes de communication rapide et virtuelle peuvent également être un facteur d’abrutissement qui nous enlève tout notre temps et nous éloigne de la chair souffrante des frères. Au milieu de ce tourbillon actuel, l’Évangile vient résonner de nouveau pour nous offrir une vie différente, plus saine et plus heureuse.
* * *
109. La force du témoignage des saints, c’est d’observer les béatitudes et le critère du jugement dernier. Ce sont peu de paroles, simples mais pratiques et valables pour tout le monde, parce que le christianisme est principalement fait pour être pratiqué, et s’il est objet de réflexion, ceci n’est valable que quand il nous aide à incarner l’Évangile dans la vie quotidienne. Je recommande de nouveau de relire fréquemment ces grands textes bibliques, de se les rappeler, de prier en s’en servant, d’essayer de les faire chair. Ils nous feront du bien, ils nous rendront vraiment heureux.
[1] Cf. Homélie lors de la Messe à la Résidence Sainte-Marthe (9 juin 2014) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (26 juin 2014), p. 6 [2] L’ordre entre la deuxième et la troisième béatitude varie selon les diverses traditions textuelles. [3] Exercices spirituels, n. 23 (Paris 1986/2008, p. 44). [4] 69 Manuscrit C, 12r. (Œuvres complètes, Paris 1996, p. 250). [5] Depuis les temps patristiques, l’Église apprécie le don des larmes, comme en témoigne aussi la belle prière Ad petendam compunctionem cordis : « O Dieu tout puissant et très compatissant, qui pour le peuple assoiffé a fait surgir du rocher une source d’eau vive, fais jaillir de nos cœurs endurcis des larmes de contrition, pour que, pleurant nos péchés, nous obtenions par ta miséricorde le pardon » (Missale Romanum, ed. typ. 1962, p. [110]). [6] Catéchisme de l’Église catholique, n. 1789, cf. n. 1970 [7] Ibid., n. 1787 [8] La diffamation et la calomnie sont comme un acte terroriste : on jette la bombe, on détruit, et l’agresseur reste heureux et tranquille. C’est très différent de la grandeur d’âme de celui qui s’approche pour discuter face à face, avec une sincérité sereine, en pensant au bien de l’autre. [9] À certaines occasions, il peut être nécessaire de discuter à propos des difficultés d’un frère. Dans ces cas, il peut arriver que se transmette une reconstruction au lieu d’un fait objectif. La passion déforme la réalité concrète du fait, le transforme en une reconstruction et finit par transmettre cette reconstruction chargée de subjectivité. On détruit ainsi la réalité et on ne respecte pas la vérité de l’autre. [10] Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 218 : AAS 105 (2013), p. 1110. [11] Ibid., n. 239, p. 1116. [12] Ibid., n. 227, p. 1112 [13] Lett. enc. Centesimus annus (1er mai 1991), n. 41c : AAS 83 (1991), pp. 844-845. [14] Lett. ap. Novo millennio ineunte (6 janvier 2001), n. 49 : AAS 93 (2001), p. 302. [15] Ibid. : AAS 93 (2001), p. 302. [16] Bulle Misericordiae Vultus (11 avril 2015), n. 12 : AAS 107 (2015), p. 407 [17] Rappelons-nous la réaction du bon samaritain face à l’homme que les brigands avaient laissé à demi-mort au bord du chemin (cf. Lc 10, 30-37) [18] Conférence Canadienne des Évêques catholiques :Commission des Aff aires Sociales, Lettre ouverte aux membres du Parlement, Le bien commun ou l’exclusion, un choix pour les canadiens(1er février 2001), n. 9. [19] Suivant le magistère constant de l’Église, la 5ème Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain et des Caraïbes a ensei gné que l’être humain « est toujours sacré, depuis sa conception, dans toutes les étapes de son existence, jusqu’à sa mort naturelle et après la mort », et que sa vie doit être protégée « depuis la conception, à toutes les étapes, et jusqu’à la mort naturelle » (Document d’Aparecida (29 juin 2007), nn. 388.464). [20] Règle, 53, 1 : PL 66, p. 749. [21] Cf. Ibid., 53, 7 : PL 66, p. 750 [22] Ibid. 53, 15 : PL 66, p. 751 [23] Bulle Misericordiae Vultus (11 avril 2015), n. 9 : AAS 107 (2015), p. 405 [24] Ibid., n. 10 : AAS 107 (2015), p. 406. [25] Exhort. ap. post-synodale Amoris laetitia (19 mars 2016), n. 311 : AAS 108 (2016), p. 439 [26] Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 197 : AAS 105 (2013), p. 1103 [27] Cf. Somme Théologique, II-II, 30, a. 4 [28] Ibid. ad. 1 [29] Cristo en los pobres, Madrid, 1981, p. 37-38
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