« La réception d’Amoris laetitia » par Mgr Brunin
Présentation de la réception de l’exhortation apostolique Amoris laetitia par Mgr Jean-Luc Brunin, évêque du Havre et Président du Conseil Famille et Société, à l’Assemblée plénière d’automne des évêques de France à Lourdes.
Au-delà des débats qu’a suscités la sortie de l’exhortation apostolique Amoris laetitia, je voudrais relater comment ce texte fait son chemin dans les diocèses, parmi les acteurs de la pastorale familiale, les prêtres et les diacres. Je parlerai de ce que le pôle Famille du Service national Famille et Société ressaisit à partir du réseau des délégués diocésains de la pastorale des familles.
Des initiatives
Dans la ligne de la Relatio finalis de 2015 – et même avant la sortie de l’exhortation apostolique – le service a privilégié la recherche autour de « l’accompagnement », mot clé de la réflexion du synode de 2014-2015. On peut mentionner les propositions faites pour l’accompagnement des premières années de mariage. Il y eu aussi des rencontres organisées à la Conférence des évêques de France (CEF) avec des acteurs engagés dans une pastorale auprès de personnes concernées par l’homosexualité, auprès de personnes séparées, divorcées, divorcées engagées dans une seconde union civile. Ces rencontres ont été un partage des pratiques de cet accompagnement, mises en œuvre parfois bien avant le synode. Ces personnes relataient les pratiques d’accompagnement des personnes en situation de fragilité, à l’initiative des diocèses ou mouvements. Après la sortie de l’exhortation apostolique, il y eu une seconde rencontre avec ces mêmes personnes pour dire comment elles l’avaient reçue, comment cela avait interrogé et renouvelé leur pratique d’accompagnement dans le domaine de la pastorale familiale.
Le 7 mars 2016, une journée nationale des délégués diocésains de la pastorale familiale a abordé l’accompagnement des familles en précarité. La journée était intitulée : « Famille et précarité, comment construire ensemble ? » Dans de nombreux diocèses, ce fut l’occasion d’un contact entre les acteurs de la pastorale familiale et de la diaconie (notamment le Secours catholique). Les familles pauvres ne peuvent être exclues de l’horizon de la pastorale familiale sur cette question de l’accompagnement et de l’intégration.
Les membres du pôle Famille du Service national Famille et Société, d’autres experts qui travaillent avec eux, ont été beaucoup sollicités, et le sont encore) dans les diocèses et en régions pour assurer des interventions. Les groupes auxquels on s’adresse sont à la fois divers et spécifiés : prêtres et agents pastoraux pour un approfondissement, grand public pour une présentation d’Amoris laetitia.
Toutes ces initiatives sont un atout précieux et permettent d’élargir les bases des acteurs de la pastorale familiale en réponse à l’appel adressé par Amoris laetitia : « C’est la paroisse qui offre la contribution principale à la pastorale familiale, elle est une famille de familles où les apports de petites communautés, associations et mouvements ecclésiaux s’harmonisent » (n° 202). Dans les interventions faites en diocèses ou en régions, il y avait plus large que les acteurs « patentés » de la pastorale familiale : étaient aussi présentes des personnes sensibilisées par la double consultation voulue par le Saint-Père dans la perspective du synode. On peut signaler aussi des colloques universitaires dont les participants étaient des acteurs pastoraux de terrain et des étudiants.
Une réflexion dynamique et interpellante
Ce qui ressort de toutes ces initiatives et rencontres, c’est le climat positif de la réflexion. La démarche promue par l’exhortation interroge et suscite un réel intérêt et une dynamique, même si nous percevons parfois une certaine inquiétude – que l’on peut qualifier de positive – qui met au travail, qui éveille l’intérêt. Quatre raisons de cette « inquiétude positive » peuvent être retenues. Cette exhortation n’est pas un texte dont on prend connaissance et que l’on range ensuite sur un rayon de sa bibliothèque ; il y a à travailler avec les éléments fournis par cette exhortation apostolique.
- Une lecture déstabilisante
Au-delà du constat des effets négatifs de certaines évolutions culturelles de la société sur la vie conjugale, familiale, l’exhortation apostolique encourage aussi l’Église à opérer un retour critique sur ses pratiques pastorales, tant dans la préparation au mariage que dans la formation à la responsabilité éducative des parents, ou encore dans l’accompagnement de la vie conjugale et familiale y compris dans leurs fragilités. Amoris laetitia encourage une attitude d’humilité face aux exigences actuelles d’une pastorale familiale. « Nous devons être humbles et réalistes pour reconnaître que parfois notre manière de présenter les convictions chrétiennes et la manière de traiter les personnes ont contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’hui, c’est pourquoi il nous faut une salutaire réaction d’autocritique. » (n° 36). Et plus positivement, l’exhortation rappelle : « Cela exige un parcours pédagogique, un processus qui inclut des renoncements » (n° 17). Il faut donc une nécessaire révision de nos pratiques.
- Le défi d’accompagner des familles dans des situations complexes de fragilité diverses
L’insistance est mise par l’exhortation apostolique sur l’importance d’accompagner et de discerner. Cette invitation, traversant tout le propos de l’exhortation, se heurte au constat des difficultés et de la complexité des situations des familles. C’est dans cette complexité qu’il faut construire un accompagnement, en respectant la place de la conscience des personnes. Il s’agit d’accompagner et d’aider au discernement en vue d’une prise de décision personnelle devant Dieu. Beaucoup d’endroits et beaucoup d’acteurs pastoraux n’ont pas attendu cette exhortation pour être en situation d’accompagnement mais ce qui change, c’est toute la séquence : accueillir, accompagner, discerner, intégrer. On sent là une attente de la nécessité de se former pour assurer un accompagnement qui serve à la fois le discernement des personnes, leur prise de décision devant le Seigneur, en vue d’une intégration. Et l’exhortation y encourage : « Il nous coûte aussi de laisser de la place à la conscience des fidèles qui souvent répondent de leur mieux à l’Évangile avec leurs limites et peuvent exercer leur propre discernement dans des situations où tous les schémas sont battus en brèche. Nous sommes appelés à former les consciences mais non à prétendre nous substituer à elles. […] Cela ouvre la porte à une pastorale positive, accueillante qui rend possible un approfondissement progressif des exigences de l’Évangile » (n° 37-38). Il y a là une forte attente d’une formation à ce type d’accompagnement, qui ouvre à cet horizon du discernement et de l’intégration.
- Un certain désarroi devant l’absence de normes prescriptives claires et précises
L’exhortation apostolique, tout en rappelant les enseignements de la tradition de l’Église, renvoie à une réflexion et à des dispositions pastorales déterminées à partir des situations et des contextes particuliers. Au début du chapitre 6, au sujet de quelques perspectives pastorales, le pape François prévient : « Ce sont les différentes communautés qui devront élaborer des propositions plus pratiques et efficaces qui prennent en compte aussi bien les enseignements de l’Église que les nécessités des défis locaux » (n° 199). « Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion, mais je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité » (n° 308). Le défi que représente la réception d’Amoris laetitia sera de transformer ce désarroi en une instabilité mobilisatrice, mettant en route les acteurs pastoraux pour se lancer dans cette aventure de l’accompagnement, de l’aide au discernement dans la confiance.
- L’accompagnement et le discernement ont toujours l’intégration pour horizon
La séquence qui semble s’imposer à la pastorale familiale est clairement précisée dans l’exhortation apostolique : « accompagner, discerner, intégrer ». « Le synode s’est référé à diverses situations de fragilités ou d’imperfections, à ce sujet, je voudrais rappeler ici quelque chose dont j’ai voulu faire clairement part à toute l’Église pour que nous ne nous trompions pas de chemin : « Deux logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer. […] La route de l’Église depuis le Concile de Jérusalem est toujours celle de Jésus, celle de la miséricorde et de l’intégration » » (n° 296). « Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale pour qu’il se sente objet d’une miséricorde « imméritée, inconditionnelle et gratuite ». Personne ne peut être condamné pour toujours parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile » (n° 297).
Le Pape pose néanmoins des conditions à l’intégration : « Personne, en effet, ne peut s’imposer à une communauté chrétienne. Si la communauté doit se convertir pour accueillir et rendre possible l’intégration des membres les plus fragiles ou dans des situations imparfaites, insatisfaisantes, la communauté n’en devient pas pour autant une auberge espagnole. La personne qui exprime le désir d’intégrer la communauté des disciples du Christ doit pouvoir toujours trouver un accueil, une écoute, un accompagnement mais elle doit aussi consentir à un travail sur elle-même pour laisser la grâce de Dieu convertir le cœur et les comportements. » C’est ainsi que le pape François précise au n° 297 : « Bien entendu, si quelqu’un fait ostentation d’un péché objectif comme si ce péché faisait partie de l’idéal chrétien ou veut imposer une chose différente de ce qu’enseigne l’Église, il ne peut prétendre donner des cours de catéchèse ou prêcher, et dans ce sens il y a quelque chose qui le sépare de la communauté (cf. Mt 18, 17). Il faut réécouter l’annonce de l’Évangile et l’invitation à la conversion. » Mais, ici encore, un discernement est nécessaire. Les pasteurs en sont souvent témoins : les personnes en situation difficile, et qui vivent d’une certaine manière l’exclusion, peuvent être agressives mais ne sont pas nécessairement dans la revendication d’affirmer que ce qu’elles vivent est l’idéal. Il faut là mesurer si c’est une posture militante ou si c’est l’expression des fragilités, en demandant d’être accompagné en vue d’une intégration plus grande.
J’insiste aussi sur une seconde dimension de l’intégration qui est moins souvent perçue mais tout aussi essentielle. Il y a l’intégration dans la communauté mais il y a aussi l’intégration des dons de Dieu pour progresser sur la voie que Dieu appelle à suivre. C’est tout l’enjeu de la pédagogie divine. Le pape François, au n°122, reprend l’expression de Jean Paul II dans Familiaris consortio : « un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant, grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu ». Cette notion de pédagogie divine éclaire le travail d’accompagnement, de discernement pour l’intégration, l’intégration dans la communauté ecclésiale tout autant que celle des dons de la grâce qui permettent de faire le chemin pour avancer vers l’horizon que nous ouvre cette vocation à l’amour pour tout homme. Il s’agit d’accompagner les dons de la grâce, même dans des situations imparfaites ou insatisfaisantes, pour que la personne poursuive son chemin pour discerner la volonté de Dieu.
L’accès aux sacrements des personnes divorcées et engagées dans une seconde union
L’exhortation apostolique rappelle que le processus d’intégration n’est jamais fini. Il est toujours une réponse personnelle, éclairée et accompagnée, à l’appel du Seigneur. La question sacramentelle est abordée dans cette exhortation comme une question qui va se poser au cours du chemin, du processus de discernement, sans jamais présager de la réponse positive ou négative. L’accès aux sacrements n’est jamais posé comme le terme ultime et obligé de l’intégration.
Dans l’avion qui le ramenait de son voyage pastoral au Mexique, le Pape était interrogé sur cette intégration et sur l’accès à l’Eucharistie des personnes divorcées remariées. Il précisa que cela ne signifiait pas automatiquement communier, tout en reconnaissant que la porte est ouverte. Il a poursuivi en disant : « L’intégration de l’Église ne veut pas dire recevoir la communion. Je connais des catholiques remariés qui vont à l’Église une ou deux fois par an et disent : « mais je ne veux pas communier comme si la communion était une gratification ». C’est un travail d’intégration. Toutes les portes sont ouvertes mais on ne peut pas dire : « À partir de maintenant ils peuvent communier. » Ce serait une blessure, y compris aux conjoints, aux couples, car cela ne leur ferait pas parcourir le chemin de l’intégration. Et ces deux-là étaient heureux, ils ont utilisé une expression très belle : « Nous ne communions pas à l’eucharistie mais nous communions par la visite à l’hôpital dans ce service. » Leur intégration, elle est là-bas. S’il y a quelque chose de plus, le Seigneur le leur dira mais c’est un chemin, c’est une route. »
Autrement dit, le chemin du discernement n’est pas comme un stage de permis de conduire quand on a perdu ses points : là, le chemin de discernement n’a pas pour visée ultime l’accès à la réconciliation et à l’eucharistie. Je trouve intéressant que le Pape parle ici non seulement de chemin de discernement mais aussi de chemin d’intégration.
Au service de la réception de l’exhortation apostolique
Nous avons pensé servir la réception d’Amoris laetitia dans la continuité de la méthode choisie par le pape François pour la démarche synodale. On a souvent souligné la singularité de cette méthode employée. On a parlé d’un « synode qui prend son temps », le temps d’une large consultation du peuple de Dieu mais aussi d’une consultation de théologiens, le temps pour l’approfondissement des fondements d’une démarche pastorale. Ainsi, entre les deux sessions du synode, les instituts de théologie ont été invités à fournir des contributions pour éclairer les questions soulevées par la première session synodale.
En France, nous avons sollicité des théologiens de divers instituts ; vingt-six d’entre eux ont accepté d’apporter leur contribution. Le pape François a voulu mettre en synergie le sensus fidei, par la consultation du peuple de Dieu, la contribution des théologiens sollicités pour approfondir et nourrir la réflexion et le discernement des Pères synodaux. Dans le prolongement de cette démarche, le Service national Famille et Société, avec le Centre Sèvres et d’autres instituts interpellés par la CEF, ont réalisé ce document : Amoris laetitia, édition commentée et annotée du texte de l’exhortation. Il comporte une introduction brève à chaque chapitre, la rédaction de notes d’approfondissement pour certains concepts ou certaines problématiques abordées. À la fin de chaque chapitre, des témoignages de vies, de situations éclairées par la réflexion du Saint-Père et un questionnaire permettent à des personnes ou des groupes de prolonger la réflexion en vue de mieux déterminer les formes et les enjeux d’une pastorale familiale à construire au niveau de chaque diocèse sous la responsabilité de l’évêque.
La réception d’Amoris laetitia demeure un travail qui doit continuer à mobiliser à la fois le sensus fidei du peuple de Dieu qui vit ces situations pour « garder les pieds sur terre », selon l’expression du pape François, continuer à dialoguer avec les personnes qui dans l’Église sont chargées du service théologique, et permettre l’approfondissement et le discernement vigilant des évêques dans leurs diocèses pour définir les formes d’une pastorale.