Krzysztof Penderecki

Fiche de l’Observatoire foi et culture (OFC) du mercredi 15 juillet 2020 à propos de Krzysztof Penderecki.

Krzysztof.PendereckiSurvenue en pleine période de confinement, le 29 mars, la mort à 86 ans du compositeur Krzysztof Penderecki est passée relativement inaperçue. Il était, avec Witold Lutosławski et Henryk Górecki, un des plus grands musiciens polonais de la seconde moitié du XXème siècle. Représentant incontesté de l’avant-garde musicale avant d’amorcer à la fin des années 70 un spectaculaire retournement vers le néoromantisme, il était aussi un fervent catholique dont les oeuvres religieuses souvent monumentales occupent une place de choix dans la musique sacrée de notre temps. Ayant accompagné de très près l’histoire bouleversée de la Pologne, où il est une gloire nationale, Penderecki ajoutait au métier de compositeur une carrière de chef d’orchestre, des activités de professeur et de mécène, et même une spécialité de botaniste (il a fondé à Lusławice le plus grand arboretum du pays). En Occident, bien des cinéphiles l’apprécient sans le connaître, pour certaines de ses musiques utilisées avec succès dans des films aussi célèbres que L’Exorciste, Shining, ou plus récemment Katyń d’Andrzej Wajda.

Krzysztof Penderecki était né à Dębica près de Cracovie en 1933. Sa vocation et sa formation (de violoniste) furent marquées par les années d’occupation nazie puis, après une brève période de liberté, par la chape de plomb du jdanovisme jusqu’en 1956. L’insoumission est une vertu polonaise, et le jeune prodige, doté d’un flair infaillible, n’eût manqué pour rien au monde la révolution postsérielle : son triomphe au concours des jeunes compositeurs de Varsovie en 1959 est resté célèbre : sur deux cents œuvres évaluées anonymement, il rafle les trois premiers prix1 ! La première manière de Penderecki – Émanations, Anaklasis – est celle d’un coloriste virtuose qui arrache aux voix comme aux instruments de l’orchestre des sonorités inouïes (on parle alors de sonorisme, de tachisme). Une pièce de huit minutes pour 52 cordes que l’auteur soumet à un régime d’effets spéciaux systématiques (devenus une des marques de fabrique de la musique contemporaine) – clusters, glissandos, sons extrêmes, bruitages divers – lui paraît tellement effrayante à l’audition qu’il lui trouve alors son titre définitif : Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1960). Tout Penderecki est là, dans cette récupération de la déflagration sonore à des fins expressives et même engagées. L’œuvre remporte un succès immédiat et franchit aussitôt les frontières Mais ce surdoué devient vite inclassable. Après avoir donné des gages d’hyper-modernité, avec Polymorphia et Fluorescences, il compose en 1962 un bref Stabat Mater pour triple choeur a cappella, d’un chromatisme tendu mais tempéré par des réminiscences grégoriennes. Sa Passion selon saint Luc – une commande de la radio de Cologne – créée en 1966 à Münster pour les 700 ans de sa cathédrale2, n’est pas du goût de tout le monde : les moyens modernes y sont associés à des procédés d’écriture traditionnels et mis au service d’un pathos religieux que l’on croyait révolu. Néanmoins, le succès est immense. Traité de « créateur de musique contemporaine pour le public qui la déteste », le compositeur dira : « Je n’ai pas d’objection à ce que l’on considère ma musique comme une profession de foi3 ». Sur ce plan, il aura plus à pâtir du sectarisme des chapelles musicales que de la censure communiste, qui le laisse faire. Dès lors, sa voie est tracée ; il enchaîne les œuvres de grandes dimensions, où le message littéraire, philosophique ou religieux préside aux destinées de l’écriture : Dies irae, oratorio en mémoire des victimes d’Auschwitz (1967), l’opéra Les Diables de Loudun (1969) d’après Aldous Huxley, Kosmogonia (1970) pour l’ONU, Utrenja (1971), grande fresque orthodoxe, Magnificat (1974)…

L’éclectisme musical a néanmoins ses limites ; et Penderecki amorce avec le Concerto pour violon (1977) et surtout la Symphonie n°2 « Noël » (1980) un virage déconcertant : retour à la tonalité, au langage harmonique du XIXème siècle, à peine assaisonné de modernisme. Cette régression, qui sidère plus d’un observateur, mènera encore pourtant au « chef-d’oeuvre » en devenir que constitue le Requiem polonais (1981-1984), parti d’une commande du syndicat Solidarność pour commémorer la révolte des chantiers navals de Gdańsk, remanié plusieurs fois, jusqu’en 2006 pour honorer la mémoire du pape Jean-Paul II. Les décennies suivantes témoignent d’une créativité prolifique mais à maints égards décevante, où se distinguent Les Sept Portes de Jérusalem (Symphonie n° 7, 1996), le rutilant Credo (1998), « fragment » resté unique d’une messe qui aurait duré plusieurs heures, mais aussi hélas le navrant Concerto pour piano « Résurrection » (2002), qu’on n’ose dire inspiré par le 11-Septembre… À l’arrivée, l’œuvre du maître, écrasé d’honneurs et de récompenses, qui jusqu’au bout aura gardé sa carrure de bûcheron paisible, avec ses immuables barbe et lunettes en écaille, compte tout de même 150 opus, couvrant absolument tous les genres, de la sonate à l’oratorio.

Penderecki reste donc un artiste controversé. Bien avant le tournant des années 80, les critiques ne manquaient pas pour dénoncer sa « facilité d’effets », sa « grandiloquence4 » ; plus tard, un musicologue aussi averti qu’Harry Halbreich le classe parmi les « fausses valeurs », voire les « imposteurs » que l’histoire jugera5. Parmi les articles nécrologiques parus en mars-avril, une certaine réserve pointe parfois sous l’hommage, à l’image de l’article excellent de Benoît Fauchet dans Diapason. Il est vrai que Penderecki excelle dans le jeu avec les sons ou les choix architectoniques : c’est avant tout un créateur d’atmosphères, et les cinéastes ne s’y sont pas trompés, même lorsqu’ils trahissaient le sens du message6. Mais lui-même aura vite compris les limites d’un art réduit à la séduction ; et de fait, il avait autre chose à dire, plaçant son œuvre « sous le signe d’une religiosité qui a toutes les apparences de la sincérité7 » (Antoine Goléa).

On ne peut qu’être frappé de cette trajectoire unique dans le paysage contemporain, qui montre une double tendance à l’excès (ainsi qu’à la provocation, voire à l’opportunisme) : un bouillant révolutionnaire, devenu froid réactionnaire. Mais entre les deux extrêmes, il y a (eu) manifestement place pour une synthèse possible. L’œuvre de Penderecki reflète les contradictions de notre temps : aller de l’avant, se renouveler, sans renoncer à l’héritage du passé ; assumer certaines ruptures et les mettre paradoxalement au service d’une vision pérenne de l’homme. Le christianisme oecuménique de Penderecki – comme celui de Messiaen –, par sa générosité manifeste, relativise l’impureté de son esthétique : il irrigue de vérité et d’émotion un discours musical qui sans lui se fût sans doute asséché, réoriente un tempérament dramatique et sensuel (un peu superficiel aussi), donne enfin à sa nostalgie de l’univers tonal comme à ses innovations les plus brillantes le sens spirituel d’un déchirement qui est, précisément, celui de l’homme d’aujourd’hui.

S’il est donc difficile de l’aimer sans réserve, impossible de nier la puissance de sa musique à ses meilleurs moments. Parmi ceux-ci, la Passion selon saint Luc demeure une réussite totale, et l’entendre au concert ou au disque s’avère une expérience unique8. Tout en renouant avec la tradition séculaire de Bach, dont il reprend le dispositif dramatique, avec récitant (rôle parlé), et solistes individualisés (le baryton tenant le rôle du Christ), Penderecki lui donne une amplification encore jamais connue, où la musique atteint un paroxysme de violence. Le grand orchestre sonoriste – tantôt étale, grouillant ou percussif – et le triple chœur divisé pour mimer les rumeurs, les rires, les cris de la foule déchaînée, deviennent une monstrueuse caisse de résonance du drame sacré qui se joue. Musicalement, la cohabitation des clusters, des micro-intervalles, des séries dodécaphoniques, avec la polyphonie traditionnelle et les lignes épurées du grégorien, dépasse l’éclectisme, et semble convoquer tous les fantômes de l’histoire et de la culture au pied de la Croix. La puissance de désolation du Stabat Mater, intégré à l’oeuvre, s’accorde mieux que toute autre version antérieure à l’expression d’une souffrance anonyme et universelle, et le psaume final vise une improbable communion de tous dans l’espérance. De l’aveu même de l’auteur, l’œuvre dit « la cruauté de notre temps », son atmosphère « un climat de crime […] et de martyre contemporain » : « La Passion est la souffrance et la mort du Christ, mais aussi la souffrance et la mort d’Auschwitz, la tragique expérience de l’humanité de la première moitié du XXème siècle » – une expérience qui s’est hélas encore déplacée et dispersée depuis. La noirceur de l’oeuvre, ses accents de terreur et de pitié, sont les agents d’une catharsis moderne : « Je voudrais que par le biais de la tension et de l’intensité dramatique de la musique, le spectateur fût transporté au coeur même de l’événement, comme dans le mystère médiéval où personne ne restait en dehors. Chacun peut être emporté par cette foule de la Passion, turba, tout comme chacun se trouve touché par la rédemption. »

On s’avisera que, dans la purgation musicale des horreurs du siècle dernier, seuls les requiem de Britten et de Ligeti, d’ailleurs créés à la même époque, peuvent rivaliser de force expressive avec la Passion de Penderecki ; mais aussi que nulle œuvre d’inspiration catholique ne l’a depuis égalée en intensité (excepté, peut-être, le Saint François d’Assise de Messiaen, qui est un opéra). Penderecki lui-même ne fera pas mieux, ce qui ne dispense pas d’écouter le meilleur de sa musique sacrée, ni de (faire) chanter ses pièces les plus abordables ; car on notera que, malgré les apparences, il ne soumet pas ses chanteurs, notamment ses choristes, à des difficultés d’exécution insurmontables (contrairement à Ligeti ou Xenakis), et que le chœur d’enfants, qui a une grande importance dans la Passion (comme ailleurs chez Britten), illustre un idéal de participation collective à l’aventure musicale, chacun selon ses moyens. Le Te Deum, le Credo, les choeurs composés dans les dernières décennies – dont certains, tirés d’oeuvres longues, peuvent être chantés séparément, parfois dans un cadre liturgique – Agnus Dei (1981), Veni Creator (1987), Benedicamus Domino (1992), De profundis (1996), Sanctus et Benedictus (2002-2009), sont accessibles aux chorales d’amateurs de bon niveau. Ces compositions, certes académiques, restent dignes d’intérêt et auraient beaucoup à nous apprendre, nous Français, qui, à la différence des Anglais ou des Allemands, n’avons que trop déserté le chant choral et la pratique polyphonique ancienne ou moderne au profit de nouveautés démagogiques. Les pages les plus recueillies, même surannées, de Penderecki seront toujours préférables aux vulgarités de la pop louange et du rock chrétien.

Fabien Vasseur

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1. Avec notamment les Psaumes de David, déjà une oeuvre d’inspiration religieuse.
2. Mais l’année 1966 correspondait aussi au millénaire de la naissance de la Pologne chrétienne !
3. Cité par Miecyslaw Tomaszewski dans le livret d’accompagnement du CD de l’oeuvre chez Argo (trad. Decca).
4. Claude Rostand, dès 1970, dans son Dictionnaire de la musique contemporaine (Larousse).
5. Cité dans Requiem pour une avant-garde (1995) de Benoît Duteurtre, Pocket, 2000, p. 286.
6. À cet égard, il est assez cruel que dans le Shining de Stanley Kubrick, le cauchemar de la femme décomposée dans la baignoire soit accompagné par les cordes du Songe de Jacob, et la série de visions macabres de la fin par les cloches, percussions et choeurs parlés de… « la Résurrection » au début d’Utrenja II (certes assez terrorisants dans la version d’Andrzej Markowski qui a servi pour le film !).
7. Antoine Goléa, La Musique, de la nuit des temps aux aurores nouvelles, vol. 2, Éd. A. Leduc, 1977, p. 858.
8. Son titre complet : Passio et Mors Domini Nostri Iesu Christi secundum Lucam. L’oeuvre, tout entière en latin, insère dans la trame du récit évangélique d’autres textes : psaumes, hymnes, « impropères » du Vendredi saint.
On peut recommander les enregistrements en CD sous la direction du compositeur (Argo) ou d’Antoni Wit (Naxos), et l’exécution en concert, Penderecki toujours à la baguette, filmée par la Télévision polonaise en 2011 :
lien internet : https://www.youtube.com/watch?v=SxT3tobBO08

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