“Les Prémontrés sont des tout-terrains au service de l’Église”
L’ordre de Prémontré célèbre cette année le neuvième centenaire de sa fondation par saint Norbert en 1121 dans une vallée de la forêt de Saint-Gobain dans le diocèse de Soissons. L’occasion d’évoquer une spiritualité qui défie les épreuves et les siècles. Rencontre avec Frère Dominique-Marie Dauzet, o.praem., auteur de L’ordre de Prémontré – Neuf cents ans d’histoire, Éd. Salvator. Par Florence de Maistre.
Qu’est-ce qui caractérise l’ordre de Prémontré ?
C’est un petit ordre qui compte 1 500 Frères dans le monde aujourd’hui, dont une soixantaine en France. Nous sommes répartis en deux abbayes : Mondaye en Normandie et Frigolet en Provence. C’est peu, mais l’ordre de Prémontré compte tout de même 900 ans d’histoire cette année, il a traversé les siècles ! Les raisons de cette longévité sont nombreuses. Celle qui me semble importante, qui est aussi un gage d’avenir, tient à la qualité de la structure de l’Ordre et à l’équilibre de vie proposé. Saint Norbert, notre fondateur, était un réformateur dans l’esprit de saint Grégoire VII. Il tenait à ce que les Frères et les prêtres aient une vie simple dans cette austérité réservée à la vie monastique, tout en ayant un apostolat d’évangélisation. On parle de vie mixte, non que nos monastères rassemblent des hommes et des femmes sous le même toit, mais nos communautés sont à la fois contemplatives et actives. Nous menons une vie commune de biens, d’obéissance, faisons vœux de stabilité. En même temps, nous nous impliquons très fortement au service de l’Église. Depuis l’origine, nos monastères sont au service des paroisses environnantes. Pour vivre de cette façon, saint Norbert choisit la règle de saint Augustin et fonde un ordre canonial : nous sommes des chanoines réguliers. Des Frères sont curés de paroisse, aumôniers de jeunes, de prison, de la santé, etc. Norbert et ses successeurs s’inscrivent dans la tradition de vie canonique et mettent l’accent sur la liturgie solennelle qui est toujours chantée. Nous menons une vie chorale et une vie apostolique.
Quels temps forts de l’histoire retenez-vous ?
Le berceau de l’Ordre se trouve dans l’Aisne, près de Soissons et de Laon. C’est là que saint Norbert fonde le premier monastère en 1121, il y a donc 900 ans. Le XIIe est un siècle de grande ferveur. Dès le début du XIIIe, on compte quelque six cents abbayes. L’expansion est énorme : l’Ordre se répand jusqu’en Terre sainte, en Scandinavie, dans les îles Britanniques, dans l’actuelle Belgique, aux Pays-Bas, etc. Pendant ses deux premiers siècles, l’Ordre se constitue comme un réseau, avec une structure qui existe toujours. Un chapitre général annuel réunit tous les abbés qui travaillent aux réformes selon les besoins. Au préalable, chaque maison est visitée comme pour un audit. Ces vérifications constantes font partie de la sagesse des ordres anciens. Après sa forte expansion, l’Ordre connaît aussi des coups de boutoir avec les guerres de 100 ans et de religions, les épidémies, la Révolution française. Il a même failli mourir. Les pillages, les incendies, le passage des troupes ruinent les maisons. Les abbayes subissent de graves dommages. C’est un peu miraculeux de voir, comme historien, de nombreux ordres disparaître et celui de Prémontré réussir à traverser les épreuves. Au XVIe siècle Luther et Calvin divisent l’Europe, l’Ordre est dans une situation effrayante, des pans entiers s’écroulent. Henri VIII [roi d’Angleterre et d’Irlande] supprime d’un trait de plume tous les monastères de son royaume, ceux de Saxe disparaissent aussi d’un seul coup. Au début du XVIIe siècle, il ne reste que deux cents à deux cent cinquante maisons, dont une centaine en France. Mais jusqu’à la Révolution française, l’Ordre reste puissant.
Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans ces tournants de l’histoire ?
Je suis touché par la résilience communautaire de l’Ordre. Sa capacité à se réformer est une merveille. L’Ordre est fini, chassé, pillé. Il recommence et repart. Au XVIIe, à la suite de la canonisation de saint Norbert, une grande dévotion se développe. Notre père fondateur est célébré dans toute l’Europe. Au XVIIIe, les monastères ont tous été reconstruits, les communautés sont vivantes, le patrimoine magnifique. Mais à la Révolution française, quatre-vingt-dix maisons sont fermées du jour au lendemain, avec cette impression que l’Ordre est mort. En 1830, une première maison est restaurée en Belgique. En France, la vie religieuse est refondée à Mondaye en Normandie et à Frigolet en Provence. Le grand changement d’après la Révolution réside en la dimension mondiale que prend l’Ordre du fait de la colonisation et des missions catholiques. Des Frères missionnaires partent en Inde, aux États-Unis, en Afrique. Aujourd’hui les Prémontrés sont présents sur les cinq continents. Une des quatre abbayes américaines, née au XXe de Frères Hongrois chassés par le communisme, a construit une nouvelle maison au nord de Los Angeles, en Californie, avec une fausse église romane somptueuse qui vient tout juste d’être dédicacée. C’est l’actualité : c’est l’histoire qui continue !
Que sait-on de la figure de saint Norbert ?
Il est né en 1080 dans la vallée du Rhin près de Cologne dans une famille de grands seigneurs. Il est appelé à une belle carrière. Chapelain de la collégiale de Xanten, il appartient au clergé, mais bien de son époque, il courtise surtout sa cousine. Un peu comme saint Paul, il reçoit une sorte de coup de foudre de conversion. Il est précipité au bas de son cheval. Archi doué, riche et beau, il ne fait rien de sa vie. Il entend l’appel du Seigneur. Et il part comme un pèlerin, pieds nus. Il se découvre une vocation de missionnaire, traverse la France pour aller à la rencontre du pape lui demander l’autorisation de prêcher l’Évangile. Son charisme est grand, de nombreux disciples le rejoignent. L’évêque de Laon, qui aime les communautés nouvelles, l’invite à s’installer sur ses terres. Norbert choisit la forêt de Prémontré pour fonder son ordre monastique de vie apostolique. Son intuition est saisissante. D’autant qu’il ne reste à Prémontré que cinq ans. En 1126, il est rattrapé par sa carrière. Le grand prince de l’Empire de Saxe le nomme archevêque de Magdebourg. De là, il poursuit son œuvre jusqu’au bout avec le soutien des communautés. Il fait de la structure de l’Ordre avec ses chapitres généraux le fer de lance de sa démarche d’évangélisation. Il meurt en 1134 de la malaria, contractée au retour de Rome où il était allé voir le pape avec son ami saint Bernard de Clairvaux, fondateur des cisterciens. Il repose à Prague, en Bohême. Avec la Saxe devenue protestante en 1524, il était impensable de le laisser en terre hérétique. Ses reliques ont donc été rapportées au sein du monastère de Strahov à Prague. Saint Norbert est une belle figure de foi, intrépide. Cet homme de rigueur touche aujourd’hui encore par la pureté de sa foi, sans compromis. Il reste néanmoins énigmatique car aucun de ses écrits n’a été conservé. Des témoignages confirment la qualité de ses prêches. Saint Bernard disait qu’il était une flûte d’or lorsqu’il parlait. Sa parole était sans doute touchante et attachante. L’Ordre a connu quelques autres personnes considérables, grands abbés, théologiens. Ni chercheurs, ni prédicateurs ou éducateurs, les Prémontrés sont des “tout-terrains” au service de l’Église. Ils accomplissent un travail apostolique formidable, sans vocation à briller. Notre devise est : “Prêt à toute œuvre de bien”. Ça fait un peu scout, mais cette citation de l’épître à Timothée caractérise assez bien la spiritualité de l’Ordre.
En quoi est-ce important de faire mémoire de cet anniversaire ?
Je vois plusieurs raisons. Le Christ est l’art de la mémoire, rappelez-vous : “Faites ceci en mémoire de moi”. C’est important pour tout chrétien et tout religieux de connaître notre tradition, très riche, de s’y fondre. Notre ordre conserve un patrimoine hagiographique. C’est magnifique d’y voir des Frères et des converts, menuisiers par exemple au sein d’une abbaye, travailler pendant cinquante ans sans bruit, prier, devenir saint. On apprend beaucoup ainsi. L’expression “devoir de mémoire” est un peu clichée, mais ici on le sent très fortement. Nous vivons selon des statuts et règles extrêmement anciens. Lors de la vêture des novices, le dialogue rituel est mot pour mot identique à celui de l’an 1121, et nous le vivons dans un esprit de profonde communion. Tous les soirs, nous écoutons pareillement la règle de saint Augustin. Il ne s’agit pas d’un plaisir historique. Les jeunes Frères sont des hommes bien de leur temps et animent nos sites internet. Mais il y a cette dimension très enracinée dans l’histoire. Et puis, en choisissant saint Augustin, le docteur de l’amitié, saint Norbert donne aux communautés une note très chaleureuse. Nous partageons un sentiment de fraternité très fort, aimons être ensemble et faire la fête. Célébrer nos 900 ans est très nécessaire, cela fait partie de la joie de l’Évangile ! D’ailleurs, notre habit blanc a été choisi en référence aux messagers du matin de la Résurrection, vêtus d’une blancheur éclatante : un habit de lumière pour annoncer la joie. Même si nos communautés connaissent les difficultés que l’on retrouve partout où des hommes sont rassemblés, nous avons cette exigence de joie intérieure et communautaire.
Quel est le programme des festivités ?
Avec la Covid, nous avons été contraints d’annuler tout ce qui était prévu cette année : ce sera pour le millénaire ! Néanmoins, à l’occasion de la fête de saint Norbert, le week-end des 5 et 6 juin, une grande messe solennelle sera célébrée à Mondaye, suivie d’un pique-nique avec les familles. Dans l’après-midi une conférence reviendra sur l’histoire de l’Ordre avec une exposition. De nombreuses abbayes organisent ainsi des visites-conférences comme à Louvain ou à Prague. Et puis, en France, ici ou là, nous avons l’occasion de retourner sur les sites d’anciennes abbayes très belles, comme celle de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle) et d’y évoquer l’histoire. J’ai par exemple participé à une très jolie fête, mi-mai, au monastère de Sarrance près d’Oloron (Pyrénées-Atlantiques).
Quels défis l’Ordre doit-il relever aujourd’hui ?
Avec notre souplesse, notre possibilité de répondre aux besoins de chaque époque, notre désir de servir, nous regardons l’avenir avec confiance. Des jeunes nous rejoignent, nous continuons de travailler à la vigne du Seigneur. L’important est de répandre l’Évangile et que le Seigneur touche les cœurs. Notre défi est d’être présent, si Il le veut. Autour de Mondaye nous desservons plus de cinquante villes. Nos jeunes Frères ont réinventé les patronages pour adolescents, et ils le font bien. C’est tout simple et c’est beau.
À lire
L’essai historique L’ordre de Prémontré – Neuf cents ans d’histoire, par Dominique-Marie Dauzet, est écrit comme un grand récit. Grâce à table des matières bien détaillée, le lecteur peut aussi choisir d’entrer dans l’ouvrage selon sa période de prédilection. Éd. Salvator, 560 p., 29 euros.