Interview de la délégation de la Conférence des évêques de France auprès des catholiques irakiens
Le Cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, Mgr Michel Dubost, évêque d’Evry-Corbeil-Essonnes et Président du Conseil pour les relations interreligieuses, et Mgr Pascal Gollnisch, Directeur de l’Oeuvre d’Orient, sont de retour de leur voyage comme émissaires de l’Eglise catholique en France auprès des chrétiens d’Irak, accueillis par le Patriarche Chaldéen Louis-Raphaël Sako. Propos recueillis par Natalia Trouiller, responsable de la communication du diocèse de Lyon.
Que souhaitiez-vous faire par ce voyage auprès des communautés chrétiennes d’Irak ?
Mgr Dubost : Personnellement, j’avais 4 buts : tout d’abord, porter à la connaissance des catholiques irakiens l’immense souci des catholiques français à leur égard. Ensuite, nous mettre à l’écoute de ce qu’ils ont vécu et de leurs besoins immédiats. Puis aider à la mobilisation de ce qui est à faire maintenant. Enfin, aider à une réflexion à long terme sur l’avenir de l’Irak multiculturel.
Mgr Gollnisch : Ce voyage s’inscrit dans le souci permanent des évêques de France pour les chrétiens d’Orient. Nos liens sont forts, anciens et réguliers : dans ce cadre, il y a eu la venue du patriarche des Chaldéens Mgr Louis Raphaël Ier Sako à Lyon, du patriarche des Melkites Grégoire III Laham à Paris, du patriarche copte catholique Ibrahim Isaac Sidrak, et de nombreux autres évêques orientaux qui viennent en France. On le sait peu, mais il ne se passe pas un mois sans qu’un évêque oriental ne soit reçu chez nous ! Même si ce voyage revêt un caractère particulier en raison de l’actualité, ce n’est pas un acte isolé : il s’inscrit vraiment dans la continuité du souci qu’ont les évêques français de leurs frères d’Orient. Le précédent voyage en Irak d’évêques français remonte seulement à deux ans !
Mgr Barbarin : D’abord, il y a eu une relation personnelle avec Mgr Sako, patriarche des Chaldéens, et Mgr Youssef Thomas, archevêque chaldéen de Kirkouk, puis ces souffrances de juin et juillet avec l’invasion de Mossoul par le califat islamique autoproclamé ; nous avons alors été très régulièrement en contact, et l’idée de venir a germé naturellement, avec en ligne de mire l’idée que quand quelqu’un souffre on se fait proche de lui. J’ai demandé leurs avis au Secrétaire d’Etat, Mgr Parolin, ainsi qu’à Mgr Pontier de la Conférence des évêques de France, qui ont tous deux approuvé l’idée, et Mgr Pontier a décidé de faire de nous les porte-parole de la CEF.
Il fallait que les chrétiens d’Irak sachent que l’on prie pour eux : c’est chose faite. Nous n’avions pas la prétention de faire des choses extraordinaires, mais toutes simples : prier, manifester notre amitié, apporter une aide matérielle…
Considérez-vous que vous avez accompli votre mission ?
Mgr Barbarin : Nos espérances ont été dépassées. Nous voulions écouter les gens, nous avons entendu des témoignages tous les jours, plusieurs fois par jour. Quantité d’histoires personnelles bien concrètes. Nous en avons plein les yeux, les oreilles et le cœur, à raconter !
Ce qui me touche, ce que je garde de ce voyage, ce sont 2 remarques : une du patriarche, « De jour en jour, grâce à votre venue, on voyait leur espérance grandir » ; et une de Mgr Youssef Thomas, « Avant nous étions sans voix ; maintenant, enfin, nous avons une voix».
Mgr Dubost : Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est de trouver des gens qui ont tout perdu en raison de leur foi : ils demandent justice, mais sans haine ni appel à la vengeance. L’immense solidarité du peuple irakien m’a aussi frappé : paroisses, écoles, salles communes, maisons, toutes les portes se sont ouvertes pour les déplacés. « Ils me demandent même ce que je veux manger !» témoignait une femme reçue dans le village de Malabrwan. Cela apporte quelque chose de fondamental dans le témoignage de la foi.
Mgr Gollnisch : Moi ce qui me frappe, ce sont ces gens qui ont accepté de tout perdre en raison de foi. Nous n’avons reçu aucun témoignage d’apostasie, pas même une rumeur. On sent aussi que beaucoup de musulmans sont choqués par ce qui se passe à Mossoul. L’un d’eux l’a même payé de sa vie : le professeur Mahmoud Al-Asali.
Nous avons été aussi les témoins complices du ministère paternel du patriarche Sako, un homme exceptionnel. On sent force des liens qui l’unissent à son peuple.
Mgr Dubost : …et la force et le courage de cet homme qui appelle sans cesse à se battre sans les armes de la violence, et qui se fait applaudir par ces gens qui ont tout perdu !
Mgr Gollnisch : Ce voyage nous a permis aussi de percevoir à quel point ces gens sont très proches de nous. Il y a la barrière de la langue, mais on les sent dans une grande proximité avec nous, au niveau de la foi.
Mgr Barbarin : On a entendu l’expression de vraies souffrances, de blessures profondes : « Pourquoi ils nous persécutent ? Pourquoi ils ne nous aiment pas ? » Mais pas de désir de vengeance. De la lassitude, oui : ils ont été chassés du Kurdistan, puis de Mossoul… certains ont vécu trois, quatre, cinq exils… Ils se demandent : « Jusqu’à quand ? »
Mgr Dubost : Il y a un dilemme profond dans le cœur de beaucoup : partir ou rester ? Le patriarche Sako leur dit : « Vous êtes libres, mais c’est notre pays ». Les personnes que nous avons rencontrées ne veulent pas partir, elles subissent l’idée de devoir partir. Ce n’est pas du tout la même chose.
Mgr Barbarin : Nous avons été touchés aussi par ces députés chiites, sunnites qui disent : « Vous devez rester, nous avons besoin des chrétiens pour reconstruire notre pays ».
Mgr Dubost : Ils ont perdu papiers, travail, maison, argent, bijoux, souvenirs, logement, avec une question de survie immédiate : hier nous avons vu 24 personnes logées dans une salle de classe : où seront-elles dans un mois, quand l’école fera sa rentrée ?
Mgr Gollnisch : Contrairement aux rumeurs qui ont pu circuler, les chrétiens n’ont pas été tués. Ils ont en revanche été profondément traumatisés, atteints dans leur dignité.
Mgr Barbarin : Une coiffeuse, qui a sauvé ses bijoux en profitant de l’heure de la rupture du jeûne de Ramadan pour quitter Mossoul est aussi abîmée que ceux qui ont tout perdu. Mais toujours cette dignité : « je veux travailler, je ne veux pas l’aumône ».
Mgr Dubost : Le souci des enfants. Je pense à cet homme à qui on a refusé de rendre son fils tant qu’il n’aurait pas retourné la moindre de ses poches. Il a dû arracher son enfant à ses bourreaux.
Mgr Gollnisch : Ce voyage permet aussi de remettre les pendules à l’heure : non, ce n’est pas un combat des musulmans contre les chrétiens. C’est bien plus complexe. Le dernier attentat qui ait visé les chrétiens, avant la prise de Mossoul, c’est en 2010 dans la cathédrale de Bagdad : mais depuis, il n’y a pas eu d’attentat contre eux. En revanche, il y a une bombe par semaine dans les mosquées. Certains, chrétiens ou non, irakiens ou pas, appellent à créer des zones basées sur l’ethnie ou la religion : une région sunnite, une région chiite, une région kurde, une turkmène, et pourquoi pas une enclave chrétienne (bien qu’ils soient si peu nombreux que c’est impensable). Ce n’est pas la solution. Si l’on se met à créer des enclaves monoethniques ou monoreligieuses, forcément cela débouchera tôt ou tard sur la guerre. Regardez l’exemple de la Première guerre mondiale : en 1918, on dit « plus jamais ça », et on redessine l’Europe en mettant les Italiens avec les Italiens, les Allemands avec les Allemands, etc. Le résultat ? Moins de 30 ans plus tard, une nouvelle guerre terrible. C’est obligé : si une nation se base sur une culture rigoureusement unique, elle va forcément à un moment ou à un autre réclamer tel ou tel morceau de territoire qui lui a appartenu à un moment de son histoire.
La beauté et la force des chrétiens d’Orient, c’est qu’ils permettent un dialogue.
Maintenant que vous êtes rentrés, que va-t-il se passer ?
Mgr Gollnisch : Il y a trois niveaux d’action. Le premier, c’est l’aide d’urgence : il faut appeler aux dons des fidèles en concertation avec la Congrégation pour les Eglises orientales. Il faut trouver des structures d’accueil d’ici l’hiver.
Ensuite, ce n’est pas à l’Eglise seule d’assumer des dizaines de milliers de personnes déplacées. Il faut mobiliser l’opinion et les structures internationales. Communiquer sur ce qui se passe.
Enfin, on ne pourra pas faire l’économie d’un travail en profondeur qui est aussi un travail de mémoire. Il faut qu’ils écrivent ce qui s’est passé. On ne peut que remarquer que nous allons célébrer le centenaire du génocide arménien et que nous assistons à des attitudes qui s’apparentent à ce qui s’est passé. Cette fois il n’y a pas de morts, mais il y a bel et bien épuration. Ce travail de mémoire est essentiel car c’est lui qui nous aidera à ne pas considérer que la situation à Mossoul est définitive. Regardons les choses en face : Il n’y a aucun Etat islamique à Mossoul, il y a un Etat islamique autoproclamé. Ce sont des bandes qui se proclament propriétaires de Mossoul, ce sont des occupants sans titres, illégitimes. Il est hors de question de les reconnaître ni de sembler accréditer la thèse selon laquelle ils sont chez eux !
Mgr Dubost : Cette actualité dramatique a révélé la capacité de prière des catholiques français. Il faut montrer que cette capacité est pérenne. Il faut aussi que nous réfléchissions au lien social dans notre propre pays. Si nous montrons que nous sommes capables de vivre ensemble, ce sera un témoignage pour eux. Enfin, je frappé par le nombre d’analyses basées sur du ressenti plus que sur des faits. Chacun utilise les chrétiens d’Orient contre quelque chose : contre les évêques, contre les musulmans, etc. Il nous faut nous former, et ne pas instrumentaliser. La situation à Mossoul est suffisamment tragique pour qu’on ne raconte pas n’importe quoi, par exemple que des chrétiens y ont été tués ! Nous devons éduquer à la paix en étant le plus vrai possible.
Mgr Barbarin : Ce que je garde comme un jalon pour l’avenir, c’est le sentiment de la catholicité de l’Eglise. Dans la cathédrale de Lyon, quand j’accueille quelqu’un comme le patriarche Sako, les gens viennent en foule ; ils sont heureux. Par la diversité des langues, des rites, ils voient que l’Eglise est toujours plus grande que l’idée que nous en avons ! Et les chrétiens d’Orient, à travers leur situation si différente de la nôtre, nous renvoient comme un miroir à nos propres tentations. Le patriarche Sako écoute son peuple et partage sa souffrance, mais il combat le péché de désespoir qui les guette et il appelle ses ouailles à fonder leur espérance dans la foi. Plusieurs fois nous l’avons entendu dire : « Jonas est sorti du ventre de la baleine, Mossoul, l’antique Ninive, sortira aussi de ces ténèbres ». Cela nous parle : nous-mêmes nous risquons le même péché, lorsque nous nous lamentons que les églises sont vides, qu’il n’y a plus de prêtres, etc !
Nous avons à être témoins de nos frères. Il nous faut raconter tout cela ! Cela va nous fortifier. Nous sommes largement gagnants dans cette rencontre. La façon dont le patriarche parle et écoute les fidèles dont il a la charge m’interroge sur ma propre manière de parler et d’écouter. C’est un vrai père, un pasteur. Grâce à lui, j’ai envie de me renouveler.
Mgr Gollnisch : J’ai fait plus de 40 conférences sur les chrétiens d’Orient, et à chaque fois les églises étaient pleines. On sent bien que les catholiques français s’interrogent sur leur propre foi à la lumière du témoignage de nos frères irakiens. Comme l’a dit le patriarche Sako : « Vous les Français, soyez forts dans votre foi ! »
En guise de conclusion, que diriez-vous ?
Mgr Dubost : Soutenons l’Œuvre d’Orient. Nous avons vu l’immensité de leur travail, le réseau de liens tissés de longue haleine, l’estime dont ils jouissent sur place, l’intelligence des projets qu’ils portent. Il faut absolument les soutenir.