« Le grand rafraîchissement » de Benoît Duteurtre

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 15 mai 2024, OFC 2024, n°21 sur Le grand rafraîchissement de Benoît Duteurtre (Gallimard, 2024)

Appartenant au genre littéraire de la sotie, le dernier livre de Benoît Duteurtre, pourtant qualifié de roman, ironise sur ce que devient notre monde, sur le décalage dans lequel s’éprouve cet homme de la soixantaine devant les modes et pratiques de nos contemporains, ainsi le caractère passéiste de ceux qui préfèrent les rayons d’une bibliothèque à la dématérialisation qu’offre le cloud.
« Il pointait le doigt sur le non-sens que revêtaient désormais certaines passions propres aux personnes de ma génération ; ceux qui, comme moi, avaient consacré leurs économies à acquérir lentement des disques, des films, des livres dont n’importe quel internaute un peu doué savait désormais télécharger le contenu intégral » p. 15.
« Ils continuent donc à squatter mes murs et à se couvrir de poussière pour me punir d’avoir cru, jeune homme, que la vie ne saurait avoir d’aussi noble but que de constituer une belle bibliothèque. Les trésors d’une génération sont la poubelle de la suivante » p. 17.

OFC 21

 

Amoureux de ses rayonnages et de son intérieur, sans doute misanthrope, mais l’exposant et ainsi s’exposant, notre auteur sait sa propension à trouver refuge en son particulier, plus de confort que de combat spirituel. Le Covid fut heureux pour lui, qui aime la solitude et se réjouit de ce que la pandémie provoqua : « A cette liste de bonheurs, j’ajouterai divers embêtements quotidiens dont nous nous trouvions débarrassés : comme cette manie qu’ont les gens d’échanger quantité de ‘’bisous’’. La peur du virus avait aboli cette déplorable habitude, rétablissant entre les individus une forme de distance cordiale et de respect mutuel » p. 167- 168.

« Cet homme, c’est toi », disait le prophète Nathan au roi David. Lire des critiques de notre temps et de nos modes de vie, peut certes parler des autres, mais aussi de chacun de nous. C’est la fameuse parole de Chesterton : « Qu’est-ce qui ne va pas dans le monde ? C’est moi ! » Je le reconnais, il faut une certaine force de caractère pour supporter les remises en cause de soi[1]même… mais le temps du carême – où j’écris ces lignes – y porte naturellement puisqu’il ne s’agit pas de chercher à convertir les autres, sport auquel nous pouvons trop facilement nous livrer, mais d’apprendre à se convertir soi-même. « Va à la recherche de toi-même, et quand tu t’es trouvé, quitte-toi » écrivait Maître Eckhart.

Benoît Duteurtre est assez loin de ces considérations spirituelles, qu’il sera vain de chercher dans ses livres, cependant, à le lire, on sourit des travers de l’époque, comme des siens bien entendu.
« Je dénonce cette obsession contemporaine qui consiste à repousser les murs, casser les parois, agrandir l’espace, chercher la transparence, ouvrir la cuisine sur la salle à manger : une simple mode à laquelle tous se rallient, comme ils se laissent pousser la barbe. J’oppose à ces tendances la conception parfaite de l’appartement haussmannien avec son salon, sa salle à manger, ses chambres, son couloir conduisant à l’office, sa cuisine, sa salle d’eau, sa porte de service : tout ce qu’ils remplacent par des open spaces, des dressings, des cuisines américaines, des suites parentales… Je demande qu’une loi interdise de refaire les appartements, tant pour protéger le patrimoine parisien que la tranquillité du voisinage. Ma campagne aura comme d’habitude aucun effet » p. 26.
« La machine administrative chargée des chemins de fer s’applique à imiter chaque détail du voyage aérien pour transformer le train en avion sur route. Je m’en suis avisé en entendant cet appel, peu après mon arrivée dans le hall de la gare de l’Est : ‘’Les voyageurs à destination de Stuttgart sont attendus voie 29 pour procéder aux opérations d’embarquement…’’ » p. 131-132. « Dans chaque petite ville, des ralentisseurs, des créneaux, des décrochages, des dos-d’âne sont censés améliorer la vie des riverains, mais rendent plus pesante encore la circulation. Les premières femmes en burqa-baskets ont fait leur apparition des dernières années, mais une majorité de la population porte plutôt les stigmates d’un prolétariat français abandonné. Les vêtements des vieux semblent achetés en Allemagne de l’Est dans les années 1950 ; ceux des jeunes se partagent entre survêtements à capuche et parkas militaires pour punks à chiens » p.138.

A sa manière, parfois souriante, souvent grinçante, Duteurtre se fait moraliste et conduit chacun à s’interroger sur ses attachements, ses nostalgies, justifiés ou non, sur ses espoirs.
« L’existence humaine a toujours été faite de changements irrémédiables qui nous font regretter le monde de notre enfance et nous aident à mourir. Quant à moi, j’aurai connu la France tempérée, républicaine et gaullienne, puis l’Europe américaine, néolibérale et desséchée que je quitterai sans regret » p. 139.
Duteurtre appartient à ces inactuels, au rang desquels se reconnaissait Frédéric Nietzsche ou bien ces antimodernes auxquels Antoine Compagnon consacra un excellent livre.
« J’affirme qu’il est inutile d’énoncer chaque fois le masculin et le féminin comme on se croit obligé de le faire – plus encore depuis qu’un ancien président de la République a systématisé cet usage. La langue française est assez claire pour qu’en disant ‘’bonjour à tous’’, chacun comprenne qu’on s’adresse aux hommes et aux femmes » p. 208. En ces années 2020, l’espérance apparaît bien un sport de combat, elle n’est guère donnée spontanément ou naturellement. Vertu théologale, fruit d’un tempérament, choix éthique ou philosophique, devoir moral… peu importe le chemin, son existence recherchée permet seule de tenir et de s’engager.
« Nous n’étions pas heureux et beaucoup, comme moi, songeaient qu’il serait fort égoïste d’imposer à de nouvelles générations le chaos qui grandissait, les crises climatiques, alimentaires, sanitaires, les conflits multiples entre les sociétés, les races, les religions. Mieux valait laisser tout d’éteindre et quitter discrètement ce monde où la vie, assurément, ne méritait plus d’être vécue… Et puis les choses ont commencé à changer » p. 213-214.

Pascal Wintzer

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