L’aplatissement du monde et l’empire des normes La couleur des idées de Olivier Roy (Seuil, 2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 21 décembre 2022, n° 41 à propos de L’aplatissement du monde et l’empire des normes La couleur des idées de Olivier Roy (Seuil, 2022)

Nous avions apprécié plusieurs des précédents livres d’Olivier Roy, en particulier celui qu’il publia en 2008 aux Editions du Seuil, La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture. C’est dans la ligne de cet ouvrage que s’inscrit son dernier opus. Plus largement, Roy défend cette thèse que les radicalismes qui marquent l’époque, religieux mais pas seulement, se nourrissent des déficits de la culture et de la connaissance. L’Observatoire Foi et Culture ne peut que consonner à tout appel à encourager les cultures et la culture.

Le titre de l’actuel ouvrage exprime ce que va développer son auteur : « Nous ne sommes pas dans une transition culturelle mais dans une crise de la notion même de culture. Un symptôme en est la crise des utopies. Un autre, l’extension des systèmes normatifs » p. 19.

« Ma thèse est que nous assistons aujourd’hui, plus qu’à une simple crise de la culture, à une ‘’déculturation des cultures’’ : une dissolution de la culture-corpus, un effacement des cultures anthropologiques et une paradoxale promotion, par la globalisation, des ‘’subcultures’’ qui s’autonomisent par rapport à la culture dominante où elles se nichaient, mais se réduisent à des codes de communication déconnectés des cultures réelles » p. 48.

• Liberté et normes

L’époque souffre d’un manque de grand dessin, et ceci aussi dans les Eglises. Certains y répondent en idéalisant tel ou tel passé, mais ceci est vain. D’autres dissimulent cette absence en laissant accroire que les normes pourraient être cet horizon désirable du « vivre ensemble ».  « Comment se fait-il que, dans les sociétés occidentales qui se prétendent libérales, la remarquable extension du domaine de la liberté depuis un demi-siècle (politique, sexuelle, économique, artistique) se traduise par une extension tout aussi remarquable du domaine de la norme ? » p. 15-16

« L’individu réel (avec son inconscient, son histoire, ses zones d’ombre et de lumière, ses contradictions) n’est plus une référence, et encore moins une excuse : il sera jugé sur des actes et des mots séquencés, détachés du contexte et objectivés selon un barème moral (ou éthique). Dans tous ces domaines, il n’y a donc plus aucune référence avec ce qui peut conférer une ‘’intériorité’’ à l’individu, qu’il s’agisse d’inconscient, d’histoire ou de culture […]. L’individu est ainsi ‘’codé’’ et s’inscrit dans une nomenclature des comportements » p. 153-154. « Le code s’impose pour gérer la nature quand il n’y a plus de culture. L’extension du domaine de la liberté entraîne donc une extension du domaine de la norme et de l’injonction. Que reste-t-il alors de la liberté ? » p. 172. « La déculturation c’est quand on passe de la culture au code et à la norme. La normativité s’impose non pas parce qu’il y a domination culturelle, d’un côté ou de l’autre, mais parce qu’il y a déculturation » p. 222.

• Internet… encore et toujours

On va dire que ce propos est facile, que l’on y revient sans cesse, n’y a-t-on pas trouver un bouc émissaire facile ? Cependant, le numérique, qui n’est pas qu’une technique mais un mode de rapport à soi et au monde entraine des bouleversements anthropologiques et sociaux profonds. « Internet ne crée pas l’individualisme narcissique mais lui offre un espace de déploiement sans précédent […]. Le lien Internet ignore le lien social solide, car c’est un lien désincarné qui ne considère jamais la personne dans son entier mais seulement la partie d’elle-même qu’elle choisit de mettre en jeu » p. 40.

« Internet est fondé à la fois sur un codage systématique de la communication et sur l’explicitation permanente des contenus ; seul compte le premier degré. Tout éventuel second degré doit être signalé par une émoticône qui indique que l’on plaisante ou que l’on s’indigne. Or expliciter un second degré, c’est le ramener au premier degré » p. 41.

Chacun pourra le constater, surtout s’il aime utiliser le second degré et l’humour… ceux-ci sont de moins en moins perçus ; la pensée est devenue plate, les mots ne sauraient dire au-delà d’eux[1]mêmes. Olivier Roy vient d’en donner un exemple, mais considérez ce fait, qui, comme beaucoup, nous vient des Etats-Unis : lorsque quelqu’un parle par périphrase, au second degré, et qu’il revêt le mot qu’il emploie d’une signification autre que son sens premier, il se croit souvent obligé, concomitamment à la prononciation du mot, de faire de ses deux mains un geste qui exprime des guillemets invisibles.

« Les nouvelles formes de communication et de codage sont congruentes avec ce qui faisait l’étrangeté des autistes : leur peur de l’implicite, leur besoin d’explicitation systématique, leur indifférence au caractère culturel des codes sociaux, et leur désir de normes, dont l’absence ne serait pas source pour eux de liberté, mais au contraire d’angoisse face à une obscurité profonde de la relation entre personnes » p. 142. « Il n’y a rien derrière l’émoji. Il exprime, littéralement, une émotion plate, c’est-à-dire non interprétable, non ambiguë, immédiatement compréhensible par tout autre. Est-ce encore une émotion alors ? Non, juste un émoji qui ne renvoie qu’à lui-même » p. 147.

• Culture, quelle culture ?

Sans revenir au débat dont La Princesse de Clèves fut l’occasion, à l’heure où la maîtrise de l’orthographe semble de moins en moins assurée, la transmission de la culture générale est en grande souffrance. Même si on peut interroger les méthodes d’apprentissages, il faut interroger les théories selon lesquelles chacun devrait être son propre auteur ; l’éducation n’est-elle justement pas ce qui projette hors de soi, de sa famille, de ses référents sociaux pour devenir membre et acteur de la société ?

« Le statut de la haute culture est toujours fragile, car, contrairement à la culture anthropologique, elle n’existe que par la transmission explicite. Or ce sont précisément les modalités de cette transmission qui sont aujourd’hui remises en cause » p. 76. « La culture de masse détruit autant la culture populaire que la haute culture. C’est une culture de consommation, décontextualisée, déshistoricisée, fondée sur les techniques de reproduction de l’image et du son, et accessible à tous sans initiation préalable » p. 77. Dans un monde om tout dépend des chiffres « l’excellence doit pouvoir se mesurer quantitativement. Or la culture générale est par définition non quantifiable puisqu’elle n’ouvre en rien sur un savoir pratique » p. 87.

« Ce qui était fondamental dans la haute culture, même dégradée en culture générale, c’est qu’elle visait une totalité : un système de références partagées par tous, quels que soient la profession, l’âge ou la formation initiale de chacun […]. C’est ce que détruit le système d’enseignement à la carte, désormais promu dès le secondaire en France. On passe d’un savoir commun à un catalogue des goûts et des couleurs » p. 88. « On ne vit pas sans culture. On ne vit pas sans imaginaire. La crise de production de la haute culture ne signifie pas la fin de la consommation culturelle » p. 97. Mais… « La culture globalisée est par définition une culture kitsch. Ces bricolages ouvrent un nouvel espace d’imaginaire, uchronique et déterritorialisé » p. 101.

« La contestation de la domination de la haute culture occidentale se fait moins par la réhabilitation des hautes cultures venues d’ailleurs que par l’arasement de la notion même de haute culture au profit de marqueurs anthropologiques disparates » p. 117-118. « La déculturation se traduit par le repli sur des identités pauvres, construites à partir de quelques marqueurs détachés de leur contexte (vin rouge et saucisson, voile et hallal), et par une crise des hautes cultures » p. 45.

• Les dangers du ressentiment

Lorsqu’il n’y a plus de culture commune, ni même de langage commun, n’existent plus que des groupes, de plus en plus réduits qui ne parviennent à s’identifier et à sa comprendre que par la distinction, voire la séparation. Dans un domaine qui nous est plus familier, ceci passera par des expressions rituelles qui n’ont peu à peu pour finalité que de se repérer entre mêmes. Ce qui est autre, ceux qui sont autres sont alors vus comme des persécuteurs donnant d’autant plus de légitimité à ceux qui adoptent le statut de persécutés.

« Les collectifs ne sont pas ou plus des communautés dotées de leur culture propre qui demandent à être reconnues comme telles, ce sont des constructions à partir d’un ensemble de critères à la fois explicites et élusifs (par exemple, à partir de quoi est-on noir ? La réponse a rien d’évident). Or si l’identité a besoin d’être ainsi définie, c’est qu’elle n’est plus un fait, qui s’éprouve et fait sens dans une culture, une société et une histoire » p. 187-188.

« L’identité, qui se vit d’abord dans la souffrance, n’est jamais négociable. Et ce n’est pas avec du non-négociable que l’on peut faire de la politique » p. 190. « Tel est le paradoxe de la normativité néolibérale : elle se fait au nom de la tolérance et du ‘’bien’’, elle combat les ‘’préjugés’’ et l’ignorance, et elle est donc systématiquement associée à… la pédagogie autoritaire. Car la racine du mal n’est pas, à ses yeux, la société, mais l’individu qui n’a pas compris, qui reste soumis à ses pulsions ou bien à l’ancienne culture patriarcale. L’individualisation systématique empêche de considérer tout déterminisme social, mais seulement des individus qui font de bons ou de mauvais choix » p. 212. « C’est la logique des ‘’pairs’’ qui est destructrice, qui fait de chacun son propre clone. Pour sortir de cette logique, il fait quitter les lieux protégés et retrouver l’hétérogénéité, la différence, le débat » p. 230.

Pour le dire d’un mot, la société, comme l’Eglise n’existent qu’à la mesure où chacun choisit de sortir de la fratrie pour choisir la fraternité.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers

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