Mark Hunyadi, Le second âge de l’individu. Pour une nouvelle émancipation

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 18 octobre 2023, n°38 à propos du livre : Mark Hunyadi, Le second âge de l’individu. Pour une nouvelle émancipation.

 

ofcProfesseur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain, Mark Hunyadi a signé plusieurs ouvrages analysant les maladies de la société occidentale post-moderne et leurs métastases (La tyrannie des modes de vie, 2015 ; Le temps du posthumanisme, 2018). Son dernier opus complète et reprend un thème qu’il avait déjà abordé : comment l’individu moderne, qui se prétend habité par une promesse de liberté illimitée, se trouve en réalité inexorablement enfermé dans de nouvelles servitudes. La première partie analyse comment l’individu a conquis sa liberté, à partir de la révolution opérée par les nominalistes du XIVe siècle. Ces derniers, en affirmant que la volonté humaine est illimitée à l’image de Dieu, ont ouvert une brèche qui va conduire à renverser les sociétés bâties sur l’autorité des hiérarchies de pouvoir, au profit des démocraties libérales qui naissent dès la fin du XVIIIe siècle. L’autonomie du sujet qui se fixe à lui-même ses propres limites est devenu le moteur des évolutions politiques et sociales. La volonté générale chez Rousseau, puis la raison chez Kant, ont été un temps les garde-fous à l’extension débridée de la liberté individuelle. Le libéralisme et ses développements industriels et économiques sont les fruits de cette libération.

« L’éthique des droits », suivant l’appellation de l’A., transpose dans le régime juridique l’autonomie radicale du sujet, et promeut la liberté individuelle comme le seul étalon normatif. Cette liberté se réalise au premier chef dans nos sociétés libérales qui offrent à chacun une large diversité de marchandises et de services. La frénésie de consommation perturbe alors la vertueuse conquête de la liberté politique. La volonté des nominalistes se trouve confondue avec le désir : non seulement tout désir devient licite, mais il doit de surcroit être satisfait instantanément. Ainsi la course « libidinale » devient-elle le principal moteur des actions humaines. Néanmoins l’hypertrophie des droits individuels s’accompagne d’un rabougrissement de l’être humain, réduit aux envies compulsives du consommateur, dépouillé de toute raison critique et de toute relation à la transcendance. L’éthique qui en découle révèle un idéal négatif où le préjudice n’a pas de limite, et qui rejette toute forme d’autorité, de domination ou de paternalisme. (C’est peut-être cette perspective négative qui conduit l’A. à présenter le wokisme comme une des productions de l’éthique des droits, affirmation fort discutable puisque les wokes rejettent toute forme de liberté individuelle en considérant que par nature tous les blancs de sexe masculin sont coupables.)

Plus d’un prophète des temps nouveaux proclame haut et fort la fin de la morale et même peut-être un jour de toute injonction étatique au profit du triomphe de l’individu enfin libéré de toute limite. Or ce n’est pas un moindre paradoxe que de constater que cette prétention se traduit en réalité par une nouvelle servitude volontaire, un « paternalisme du système » qui s’incarne dans la division du travail, la dictature du chiffre, la bureaucratisation de l’existence sociale, le consumérisme, la primauté de l’économie, la mise en concurrence permanente, la judiciarisation des relations humaines, la standardisation des comportements sociaux. « Les individus qui habitent le monde sont dotés d’une foule de droits, mais ils sont dépossédés du monde qu’ils habitent », conclut avec pertinence l’A. Il s’agit bien d’une nouvelle servitude volontaire, qui rappelle La Boétie, à une nuance près : il n’y a plus de tyran, rien qu’un système sans visage. Mark Hunyadi rejoint ainsi les analyses de Roland Gori (La fabrique de nos servitudes, 2022) ou de Pierre Manent (La loi naturelle et les droits de l’homme, 2020). Il apparait de plus que l’éthique des droits est impuissante devant les défis globaux qui nous frappent tous : la crise climatique, la croissance des inégalités, l’emprise des géants de la technologie sur le monde humain. (Malheureusement Hunyadi mentionne aussi parmi ces méfaits la surpopulation qui pèse sur la gestion des ressources, relayant un thème éculé de la Deep-Ecology qui fait l’économie de notre surexploitation des ressources pour satisfaire notre insatiable gloutonnerie consumériste. Si tout le monde gaspille sans limite, mieux vaut être moins nombreux en effet. Mais faut-il continuer à gaspiller ?)

Reprenant les analyses de Shoshana Zuboff (Le capitalisme de surveillance, 2020), l’A. s’arrête longuement au fonctionnement du numérique qui incarne la nouvelle servitude. Tout en prétendant augmenter la liberté individuelle, les outils numériques manipulent et conditionnent les usagers, et utilisent à leur insu leur profil sur la toile pour leur vendre produits et services. La seconde partie du livre propose divers axes qui permettraient de surmonter les impasses de l’éthique des droits. L’A., qui reprend ici les résultats d’un livre précédent (Au début est la confiance, 2020), constate que certaines expériences vécues comme la confiance échappent à l’emprise de l’individualisme triomphant et reposent sur une forme de transcendance. Il aurait pu aussi mentionner la promesse, si bien étudiée par Paul Ricœur (auquel étrangement il n’est jamais fait référence). Nous ne sommes donc pas condamnés à l’enfermement induit par l’éthique des droits. Pour sortir de l’impasse, Hunyadi propose tout d’abord de renforcer la motivation qui précède nos actions, afin de ménager un espace critique permettant au sujet de résister au désir. (Malheureusement la motivation est un révélateur de l’intériorité, comme l’ont montré Max Scheler et Edith Stein, et ne peut opérer comme un catalyseur.) Il propose ensuite de développer une éducation qui « desserre la vie de l’esprit » en cultivant l’admiration des grands esprits, la pratique de l’art et l’étude du passé. (Cette voie est pavée de chausse-trappes. N’est-ce pas justement ce que proposent les réformateurs en vogue, en faisant la promotion des influenceurs et des stars, en privilégiant une relation anhistorique purement affective à l’œuvre d’art, en révisant l’enseignement de l’histoire à la manière des indigénistes ?) Enfin l’A. en appelle à une réforme des institutions nationales et internationales en instaurant des limites aux droits des individus et des Etats sur le modèle de la législation des fonds marins. (Mais faute d’outil international de coercition, le respect de cette législation repose exclusivement sur le bon vouloir des nations, et certains pays comme la Chine ne se privent pas de manipuler le droit de la mer pour valoriser leurs intérêts.) J’avoue être peu convaincu par la 2e partie de l’ouvrage, même si certaines propositions de l’A.ne manquent pas de courage. Mark Hunyadi, tout en ayant montré que l’éthique des droits est excessive et engluée dans une impasse, veut à tout prix la sauver. Il préfère rechercher des correctifs utopiques qui ouvriraient ce « second âge de l’individu » plutôt que de défendre l’instauration de limites coercitives réduisant les ambitions de la liberté égoïste. Si le livre peine parfois à convaincre, il est aussi particulièrement stimulant, et présente un panorama saisissant.

*Toutefois il me semble après réflexion qu’un oubli grave affecte la reconstruction de l’histoire de la libération de l’individu opérée dans la 1ère partie : l’oubli de la place du mal. Pour les nominalistes médiévaux, l’homme est pécheur, et cette volonté illimitée qu’ils découvrent porte en elle le germe du mal le plus radical. Ce sera plus tard la question de Hobbes : puisque l’homme veut faire du mal à son prochain, comment maintenir un semblant de paix sociale malgré tout ? C’est le rôle du Léviathan : une peur transcendante qui va contenir les mauvais penchants des hommes. Rousseau, très souvent cité par Hunyadi, en appelle à la volonté générale qui doit s’imposer aux volontés individuelles, par la force si nécessaire. La République de Thermidor est l’incarnation de la volonté générale, et c’est au nom de la liberté que l’on massacre les récalcitrants, de Nantes à Cholet. De même la grâce chez Pascal n’a de sens qu’au regard de l’épreuve du mal à laquelle chacun est confronté. La tentation du mal, longuement analysée par les psychologues (Paul Clervoy) aussi bien que par les historiens (David Chandler, Paul Dumouchel, Jacques Sémelin, etc.), reste la plus puissante contradiction à la validité de l’éthique des droits. Et, comme la confiance ou la promesse, c’est une expérience vécue que chacun peut éprouver.

La vie réelle ne permet pas d’occulter la part d’ombre de l’individu : celle-ci surgit sans cesse. Elle pose à chacun la question de la vie bonne, et à chaque Etat celle la paix sociale. Comment concilier des libertés individuelles illimitées et incompatibles qui s’affrontent, et qui sont tentées par le mal ? La démocratie libérale, « le plus mauvais régime politique après tous les autres » comme disait Churchill, a-t-elle encore un avenir ? Mark Hunyadi pense que les acquis de l’éthique des droits ne peuvent pas être remis en question. Rien n’est moins sûr. Sans oser en tirer de conclusion, il mentionne lui-même ces multiples sondages qui montrent que la majorité des citoyens occidentaux accepterait un régime plus autoritaire. Or l’histoire n’a pas atteint sa fin ultime. La démocratie est un processus historique qui peut très bien bifurquer vers des déclinaisons identitaires comme en Israël ou en Inde, ou réduire drastiquement les libertés individuelles comme en Turquie ou en Russie. C’est le risque qui menace les démocraties occidentales si elles n’ont pas le courage de fixer d’elles-mêmes des limites raisonnables aux excès de l’éthique des droits. La prise en compte du mal conduit aussi à revoir l’idéal de la vie bonne, et l’enseignement de l’Eglise peut ici jouer un rôle décisif. La rédemption n’est pas réservée une élite, elle est offerte à chacun.

Vincent Aucante

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