À nos amis, frères et sœurs juifs | Tribune de la Conférence des évêques de France sur les 80 ans de la libération d’Auschwitz et des camps de la mort

Tribune de la Conférence des évêques de France sur les 80 ans de la libération d’Auschwitz et des camps de la mort, publiée le 27 janvier 2025 sur le site de l’hebdomadaire Actualité Juive et dans l’édition papier du 30 janvier.

27 janvier 1945 : les troupes soviétiques entrent dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Le monde entier découvre de quoi des humains ont été capables contre d’autres humains : tortures, mauvais traitements, exploitation jusqu’à l’absurde de la force de travail, pressions psychologiques, expériences médicales, tout cet ensemble formant un processus volontaire, rationalisé, de déshumanisation. Le monde entier découvre aussi le sort singulier du peuple juif et ce qu’a voulu dire « la solution finale ». C’était il y a 80 ans.

Cependant, de ce que fut le sort du peuple juif, on ne parla pas vraiment. On ne le nomma pas encore selon ce qu’il avait eu de spécifique. Les rescapés dans un premier temps n’ont pas parlé non plus. D’autres rescapés que les Juifs n’ont pas parlé tout de suite de peur de ne pas être écoutés, parce qu’ils ne voulaient pas gâcher la joie de la fin de la guerre et la reprise de la vie. Parce qu’ils ne voulaient pas revivre ce qu’ils avaient subi. Mais, pour les Juifs, ce qui s’est joué allait bien plus loin, bien plus profond encore. Dans un dialogue saisissant, Élie Wiesel et Jorge Semprun s’en expliquent : comment dire le Mal absolu ? « C’est impossible, mais on le fait quand même », répond Élie Wiesel. Il faudra du temps pour que les mots de génocide, d’holocauste et enfin de Shoah s’imposent. Il faudra attendre presque trente ans pour que la nature singulière de la volonté de destruction du peuple juif s’impose aux esprits. La conjonction d’un antijudaïsme séculaire, d’un antisémitisme d’allure scientifique et de la rationalité industrielle a abouti à la tentative d’éradiquer de l’humanité ce peuple-là dont l’identité est définie par la promesse de Dieu et la garde des commandements. Le cardinal Lustiger, dont la mère était morte à Auschwitz, voyait dans le nazisme une tentative folle de nier le Dieu de l’Alliance. D’autres explications sont possibles, qui ne se contredisent pas forcément. Mais, plus important que de comprendre, vient le fait de dire. Dire ce qui s’est passé. Dire ce qui a été. Dire ce qui pourrait être à nouveau. Dire ce dont des humains sont capables, et dont aucun ne peut se dire totalement indemne. Il y a eu d’autres tentatives de génocide dans l’histoire et les nazis ont cherché à anéantir d’autres peuples comme les Tziganes ou d’autres composantes de l’humanité comme les homosexuels. Cependant, le peuple d’Israël seul se conçoit comme le fruit de l’action de Dieu dans l’histoire.

Nous devons, l’humanité doit, une immense reconnaissance à ceux et celles qui ont fini par parler. Ils ne se sont pas libérés de leurs souvenirs. Certains les ont revécus, au contraire, en les partageant. Il leur a fallu sortir de la peur, de la honte, de la haine. Merci à elles et à eux. A mesure que le temps passe, ils s’en vont. En ce quatre-vingtième anniversaire il est plus que jamais nécessaire de réaliser ce que ces rescapés devenus témoins ont été pour l’humanité. Merci non moins à tant de rescapés qui n’ont pas forcément parlé mais qui ont agi, souvent discrètement, pour que notre société française se reconstruise, débarrassée de certains de ses démons. Mais merci aussi à tous les autres Juifs qui ne cessent de veiller à la mémoire de ce qui s’est passé dans ces camps. Tous, ils ont échappé à la Shoah. Ils en sont revenus. Ils rendent un immense service à notre humanité.

Amis, frères et sœurs Juifs, à cette humanité dont nous sommes tous, vous rendez un immense service. Vous l’obligez à voir, à oser regarder ce dont elle est capable. C’est que vous croyez possible qu’elle n’y succombe pas. Vous la privez de toute autojustification ou bonne conscience. Vous l’aidez à réaliser que la tentation de s’affranchir des commandements même inscrits au fond des cœurs est toujours présente et active. C’est que vous croyez que d’autres choix lui sont possibles.

Merci aussi à vous, amis, frères et sœurs juifs, pour votre capacité de gratitude. Peu d’actes humains sont plus beaux que la reconnaissance donnée aux « Justes parmi les nations ». La gratitude n’est pas toujours l’attitude la mieux partagée parmi les humains. Amis, frères et sœurs juifs, vous savez exprimer la vôtre pour quiconque a sauvé l’un de vous, fût-ce une fois seulement, fût-ce d’un geste fugitif. Lorsque vous honorez un « Juste », c’est à l’humanité entière que vous donnez d’espérer. Non pas de rêver être guérie de ses démons mais d’espérer pouvoir les apprivoiser, les retenir, les transmuer.

Les Églises chrétiennes ont entamé, après Auschwitz un immense chemin de réévaluation de leurs discours et de leurs pratiques. Elles le doivent notamment à Jules Isaac. Pour l’Église catholique, ce chemin a passé par le concile Vatican II et la déclaration Nostra Aetate dont nous célébrerons en octobre le 60ième anniversaire. Comme les autres Églises chrétiennes, l’Église catholique a pris conscience qu’un certain antijudaïsme, hérité peut-être du monde romain, fortement nourri ensuite de thématiques chrétiennes, a pu préparer les esprits à l’antisémitisme raciste des nazis et de quelques autres. Cette conjonction a affaibli en beaucoup la capacité de résistance à la propagande nazie et parfois entraîné vers une sympathie misérable pour les thèses les plus folles et les plus criminelles recyclées et amplifiées par Hitler. Mieux encore, avec Nostra Aetate et ses suites, l’Église, revenant au meilleur de sa Tradition, a compris que l’existence même du peuple juif comme peuple de l’Alliance était « intérieure » à son propre mystère. Dans cette lignée, nous pouvons affirmer aujourd’hui que l’Église a besoin de l’existence du peuple d’Israël, non pas seulement comme un peuple dont elle reprend les livres qu’elle appelle l’Ancien Testament, incapable de comprendre son destin, mais comme un peuple libre et vivant, cherchant Dieu et lui résistant aussi sans doute, répondant à la destinée de l’humanité à laquelle le Dieu vivant, celui « d’Abraham, Isaac et Jacob », ne cesse de travailler.

Évêques en France en cette année du 80ième anniversaire de la libération des camps de concentration, camps de destruction du peuple juif, nous remercions toutes celles et tous ceux qui, rescapés des camps, ont accepté de témoigner. Nous remercions toutes celles et tous ceux qui ont fait connaître celui ou celle qui leur avait sauvé la vie. Nous remercions les Juifs de France et leurs diverses organisations pour leur engagement au sein de notre société. Ils aident puissamment notre société française à être lucide sur elle-même. Leur vigilance à l’égard de l’antisémitisme toujours présent et agissant n’est pas, nous le savons, une manière d’auto-défense, elle est portée par le désir que notre société française incarne en vérité son idéal proclamé de « liberté, égalité, fraternité » contre tout racisme et toute discrimination. Notre démocratie a besoin d’eux. Avec notre pays, avec le Saint-Siège, nous reconnaissons l’existence de l’État d’Israël. Nous rêvons qu’il puisse être un modèle pour les démocraties, une tentative aboutie d’incarnation de l’État de droit, dans le respect absolu des commandements inscrits au fond du cœur tout autant que gravés sur les tables de la Loi de l’Alliance. Nous souffrons lorsqu’il ressemble trop à ce que d’autres États ont été ou peuvent être. Nous voulons en ce jour redire aux Juifs en France et ailleurs que leur présence au cœur de l’humanité est à nos yeux un don de l’Éternel pour le bien de tous.

+ Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims, président de la Conférence des évêques de France (CEF)

+ Mgr Vincent Jordy, archevêque de Tours, vice-président de la CEF

+ Mgr Dominique Blanchet, évêque de Créteil, vice-président de la CEF

+ Mgr Olivier Leborgne, évêque d’Arras et Président de la Commission du pôle « Initiation et vie chrétienne »

+ Mgr Etienne Vetö, évêque auxiliaire de Reims, évêque référent pour les relations avec le judaïsme

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