Le message des moines dépasse l’Église en France
Vingt-cinq ans après leur martyre, les moines de Tibhirine ne cessent d’interpeller. Un colloque international se tient à Rome le 3 et 4 décembre prochain pour approfondir leur héritage spirituel et le faire rayonner. Rencontre avec Jean-Jacques Pérennès, o.p., directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem et membre du comité scientifique Les écrits de Tibhirine. Par Florence de Maistre.
Dans quel cadre ce colloque s’inscrit-il ?
Vous connaissez l’histoire de ces moines assassinés en Algérie. Ils étaient sept, et plus largement dix-neuf victimes béatifiées ensemble le 8 décembre 2018 à Oran. Depuis leur mort [mai 1996], tout un travail éditorial a été réalisé, des dizaines d’ouvrages sur les uns et les autres ont été publiés. On connaît bien Christian de Chergé, le théologien, et Christophe Lebreton, le poète. Mais les autres Frères ont aussi écrit, plus discrètement : des lettres à leur famille, un journal spirituel, etc. Nous avons récolté, numérisé et nous conservons tous ces textes. À la faveur de ses recherches sur Christophe Lebreton, Marie-Dominique Minassian [docteur en théologie, université de Fribourg, Suisse] s’est lancée dans le projet Les écrits de Tibhirine, c’est à dire développer une collection basée sur les écrits des moines en plusieurs volumes et inspirée des béatitudes quelques peu revisitées. Depuis le décès de Mgr Henri Teissier [archevêque émérite d’Alger, mort le 1er déc. 2020], nous sommes une équipe de quatre membres du comité scientifique Les écrits de Tibhirine. Nous maintenons ce projet éditorial ambitieux. À la sortie de chaque ouvrage, nous organisons un colloque pour favoriser la diffusion de la spiritualité des moines de Tibhirine. Le sujet est au départ très franco-français et algérien. Or, le message des moines dépasse l’Église en France, c’est bien l’idée des colloques.
Comment le projet évolue-t-il ?
Heureux ceux qui espèrent, autobiographies spirituelles : le premier volume s’intéresse à la vocation de chaque frère et de la communauté. Il est sorti en 2018, co-édité par Bayard, Le Cerf et Bellefontaine. C’est un ouvrage dense de plus de 760 pages ! Il a donné lieu à un colloque à l’Institut catholique de Paris (ICP) pour le lancement du projet. Le deuxième colloque s’est tenu en 2019 à Fribourg en amont de la publication du deuxième volume Heureux ceux qui se donnent, la vie est plus forte que la mort (2020) qui évoque l’acceptation du risque du martyre. Là, nous avons observé un fort intérêt du côté de l’Amérique latine avec des travaux de traduction en cours, ce qui nous a étonnés, même éblouis ! Avec Mgr Henri Teissier, j’ai coordonné les textes des moines pour le troisième volume. Il est à paraitre très prochainement et s’intitule Heureux ceux qui osent la rencontre : des moines en pays d’Islam. Il rappelle, en effet, que l’Église d’Alger est d’abord une église de la rencontre plutôt que de la conversion. Nous avons hâte de partager ce trésor avec l’université romaine et d’en diffuser le message au monde italien, les 3 et 4 décembre.
Quel est le programme du colloque ?
Le colloque se déroule sur deux jours à l’université Saint-Anselme. Le premier est consacré aux étudiants et aux doctorants. Les sujets abordés par les moines sont de vrais sujets d’étude à approfondir. Par exemple, actuellement à l’ICP, un prêtre béninois interroge la figure de Mgr Pierre Claverie [évêque d’Oran de 1981 à sa mort en 1996. Il fait partie des 19 martyrs d’Algérie, béatifiés en 2018]. Le deuxième jour du colloque est ouvert à tous, avec les interventions du card. Miguel Ángel Ayuso Guixot, du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et d’autres spécialistes du sujet. Les éditions précédentes ont réuni des participants aux profils très divers. Le thème de l’interreligieux questionne, intrigue, bouleverse les chrétiens. Nous avons donc à faire à des personnes sensibilisées et à des curieux des moines. À noter, Mgr Claude Rault, archevêque émérite du Sahara et co-fondateur du groupe de prière et d’amitié entre chrétiens et musulmans Ribât-el-salâm lié au monastère, partagera son témoignage La communauté de Tibhirine vue par un ami. Nous donnerons également la parole à Adnane Mokrani, théologien musulman, professeur d’études islamiques à l’Université pontificale grégorienne, qui évoquera la façon dont il perçoit le sens de l’expérience des moines. C’est d’ailleurs aussi l’originalité de nos ouvrages : nous publions les mots des moines et faisons réagir des théologiens chrétiens et musulmans ! La grande question théologique concerne la place de l’Islam dans le cœur de Dieu et sa compréhension par les chrétiens. Voilà la réflexion que nous souhaitons partager et faire connaître.
Quelle est, aujourd’hui encore, l’actualité du message des moines ?
Tout d’abord, je voudrais dire comme Jean-Paul II “N’ayez pas peur” ! Même s’il peut y avoir des raisons politiques ou culturelles, la peur est toujours mauvaise conseillère. Pour le dire plus positivement : osez l’amitié ! Regardons l’expérience des moines malgré les drames et les crises du pays. Lors de la béatification à Oran, en pays musulman donc, nous étions plus de 600 membres des familles et proches, et nous avons été très bien accueillis. Encore une fois, malgré les drames et les peurs, osez l’amitié et la rencontre au-delà du dialogue. On peut ne pas être d’accord sur tout, mais on peut aussi avec nos différences évoquer la vie et œuvrer ensemble. Osez la fraternité ! Ce n’est pas par hasard si l’Église, à travers le pape François, développe son regard sur la fraternité universelle avec le document sur La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune (2019, Abou Dabi) et l’encyclique Fratelli tutti (2020). C’est l’affirmation de la conviction que l’amitié, la vraie rencontre peut guérir les horreurs du passé.
Qu’attendez-vous de ce colloque ?
J’ai connu personnellement les moines, notamment lorsque j’étais enseignant à l’Institut national agronomique d’Alger. C’était des gens comme nous, avec leurs forces et leurs faiblesses. C’était une communauté composite, avec des personnalités différentes, qui rendait pourtant un témoignage heureux. C’était des gens ordinaires qui ont donné le témoignage suprême de l’amour de Dieu, ce qui a très bien été rendu dans le film Des hommes et des dieux. Je pense à eux dans ma prière, devant l’icône de leur béatification. Sur celle-ci figure d’ailleurs Mohamed, le jeune chauffeur algérien et musulman de Mgr Claverie, qui partageaient une amitié fidèle, si bien évoquée dans la pièce de théâtre Pierre et Mohamed, qui partageaient plus profondément le mystère de l’amour de Dieu. Je souhaite poursuivre ce travail de diffusion de la pensée et des réflexions des moines. Quand le message est authentique, nul besoin de jouer du tam-tam pour toucher le cœur des gens.