« Territoire et paroisse » : une analyse sociologique et anthropologique de la fracture des territoires

En novembre 2019, à l’occasion de l’Assemblée plénière des évêques de France, le groupe de travail « Territoire et paroisse » a passé en revue les enjeux de l’évolution des territoires français. Les travaux de ce groupe sont présidés par Mgr Laurent Le Boulc’h, évêque de Coutances et Avranches.

Analyse sociologique

Au mois de février 2019, la société de sondage Elabe et l’institut Montaigne ont publié un « baromètre des territoires » intitulé « La France en morceaux ». Cette enquête approfondie révèle « une France coupée en quatre dans son rapport au territoire ». L’étude repère quatre profils : les « affranchis » qui ne se sentent pas attachés à un territoire en particulier et peuvent en changer facilement (21 % de la population). Les « enracinés » qui ont choisi leur lieu de vie et y sont profondément attachés (22 %). Les « assignés », qui se sentent « bloqués » là où ils vivent (25 %). Et les « sur le fil », qui se déplacent par contrainte, pour retrouver un emploi ou suivre une formation (32 %).

Les « affranchis » vivent en majorité en centre-ville et dans de grandes agglomérations, les « enracinés » plutôt en campagne où ils trouvent qu’il fait bon vivre (à 90 %). Les « affranchis » et les « enracinés » sont les plus heureux (à 92 % et à 87 %). Ils disent avoir choisi la vie qu’ils mènent (83 % et 77 %), au contraire des « assignés » et des « sur le fil ». Les « assignés » surtout, (un Français sur quatre) souffrent des inégalités sociales : moins diplômés, ils disposent des revenus les plus faibles. 72 % d’entre eux bouclent leurs fins de mois avec difficulté.

Jérôme Fourquet dans son essai « L’archipel français »1 analyse plus en détail la métamorphose d’une France relativement unie en « une nation multiple et divisée ». L’image de l’archipel rend compte à ses yeux de la situation présente dans laquelle coexistent des ilots de population séparés et, malgré tout, reliés encore par un vague sentiment d’appartenance commune qui se fragilise de plus en plus. Plusieurs facteurs sont en cause.

En quelques 50 années, le déclin rapide du catholicisme a entraîné la disparition de la matrice qui assurait son unité culturelle à la nation. Nées et reliées par contraste avec le catholicisme, les idéologies communistes ou laïques connaissent le même sort. L’effacement du point de repère du catholicisme bouleverse ainsi l’ensemble de l’organisation idéologique de la France. « Hier encore, matrice structurant les piliers fondamentaux de la société, le catholicisme n’est plus aujourd’hui que le cadre cultuel et religieux d’une île au sein de l’archipel français, une île dont les rivages se rétractent, ne laissant plus émerger que les cimes des reliefs de jadis » (p. 69). Cet affaiblissement brutal du catholicisme ouvre la voie à un « basculement anthropologique » de notre société, marquée désormais par un relativisme et un individualisme croissants, qui s’étendent de plus en plus largement, et élargissent encore les fissures d’un socle commun.

A ce mouvement culturel de fond, s’ajoute celui d’une séparation et d’un isolement grandissant des catégories sociales supérieures du reste de la population française. L’auteur décrit ce processus qui depuis les années 80 ne cesse de se renforcer. L’augmentation significative des diplômés de l’enseignement supérieur a donné naissance à un nouveau groupe sociologique avec sa culture propre. A ce phénomène, s’est ajoutée la quasi disparition des lieux de mixité sociale qui brassaient les populations dans leurs diversités tels que le service militaire, les colonies de vacances, et surtout, les écoles de la République. Confrontés à la hausse du coût du logement, les classes moyennes et populaires ont déserté les centres villes des grandes métropoles et les quartiers résidentiels, renforçant un « entre soi » géographique des élites de plus en plus assumé. Parallèlement, les quartiers populaires des villes moyennes concentrent sur eux une paupérisation croissante.

Les vagues migratoires et les échecs de l’intégration ont favorisé de nouveaux ilots de l’archipel français dans des zones de forte concentration étrangère marquées par des influences ethniques et religieuses, principalement musulmane. L’économie souterraine de la drogue impose elle aussi un découpage de certains territoires. Elle façonne des quartiers particulièrement touchés par la précarité y compris dans des villes moyennes. Les transformations actuelles du monde rural, dont toute une partie souffre de désertification, influent elles aussi sur les mentalités engendrant un sentiment d’abandon dans les campagnes.

L’analyse de Jérôme Fourquet rejoint celle de Christophe Guilluy qui, dès 2014, décrivait une France périphérique. Cette France périphérique qui s’élargit de plus en plus trace les contours d’une « nouvelle géographie sociale et politique ». Dans son dernier livre « No society », le sociologue annonce la fin programmée de la classe moyenne. Elle partage aujourd’hui avec les classes populaires une même impression de relégation sociale, géographique et culturelle. Or, les classes moyennes et populaires sont celles qui dessinaient les contours d’une identité collective réelle. La disparition des classes moyennes et l’avènement d’une bourgeoisie devenue asociale qui abandonne le bien commun, font voler en éclat en deux blocs les sociétés modernes 2 . La cohésion sociale elle-même est menacée et l’identité sociale en péril.

Deux cultures, deux visions du monde, celles de la « France d’en haut » et celle de la « France d’en bas » s’opposent. Les premiers prônent le changement et l’ouverture quand les seconds réclament la fermeture et la protection. L’appartenance à l’une ou l’autre de ces deux visions semble avant tout déterminée par le parcours personnel de l’individu, selon qu’il se sente porté dans un mouvement d’ascension ou de régression sociale vis à vis des générations qui l’ont précédé. Ce sentiment est souvent renforcé par le fait d’habiter un territoire perçu comme dynamique ou, au contraire, en déshérence.

L’évolution d’internet et des réseaux sociaux sensés jouer en faveur de l’ouverture à tous et de la communication entre tous, favorise aujourd’hui la relativisation radicale de la vérité au profit d’une subjectivisation croissante 3 et l’isolement entre paires. Ce langage nouveau porte de fait de plus en plus aux extrêmes et aux cloisonnements.

Tandis que les classes supérieures, qui disposent des plus grandes ressources culturelles et matérielles, tirent bénéfice de la mondialisation, de la libération de l’économie et de l’apport des nouvelles technologiques, les classes populaires s’éprouvent de plus en plus perdants de l’évolution sociale, technologique et économique du monde. En retour, celles-ci entretiennent une vision du monde décalée en s’affranchissant désormais du savoir des élites.

Ce nouveau clivage de classe s’impose comme de plus en plus déterminant sur le plan électoral. Il bouleverse l’échiquier politique, impose une ligne de frontière entre les français qui surpasse de plus en plus les repères anciens qui, malgré tout, subsistent encore. Les élections présidentielles de 2017 ont été l’expression symbolique quasi caricaturale de cette nouvelle France. Cette fracture sociale, qui s’est ajoutée à la séparation des ilots, est inscrite dorénavant dans les territoires.

Impacts sur les territoires

La recherche de croissance, d’innovation et d’accélération a eu pour effet de renforcer la concentration des activités humaines dans de gigantesques métropoles. Les rapprochements des ressources, de la productivité et du marché ont amélioré les profits et attiré en conséquence les hommes et les femmes en quête d’emploi.

Ce mécanisme est mondial. La France n’y échappe pas. Jusqu’il y a peu, Paris et quelques métropoles n’ont eu de cesse de s’agrandir de périphérie en périphérie, grignotant toujours plus les terres alentours, vidant les campagnes plus éloignées de leurs habitants. D’après le journal La Croix du 24 avril 2019, selon une note d’un universitaire de Poitiers, Olivier Boulba-Olga, « depuis plusieurs années, les politiques publiques ont privilégié les grandes métropoles régionales comme créatrices de richesse à charge pour l’Etat de dédommager les perdants. A ce récit métropolitain, s’est associé l’idée selon laquelle les territoires sont en concurrence les uns avec les autres et qu’il s’agit d’abord pour les pouvoirs publics de soutenir l’excellence. Cette approche, tendant à remettre l’avenir économique du pays entre les mains d’une élite métropolitaine, a contribué à creuser une fracture entre les territoires. »

En France, les centre villes des 15 plus grandes métropoles concentrent sur elles les populations les plus riches (La part des cadres et professions intellectuelles dans la population active de Paris est passée de 24,7 en 1982 à 46,4 en 2013 !). Pour la première fois dans notre histoire sociale, les classes les plus populaires se retrouvent les plus éloignées des lieux du travail croissant.

Dans notre pays vieillissant, les transferts de population laissent vacants un nombre croissant de logements dans les campagnes et les centres des villes moyennes désertés et créent d’énormes besoins dans les banlieues et les zones péri-urbaines. Le même phénomène se répercute à l’échelle des départements. Dans la Manche, par exemple, on constate une concentration croissante de la population aux périphéries de 4 villes moyennes, au détriment des communes plus rurales.

Les nouvelles structures communales qui se sont élargies récemment engendrent pour un grand nombre de citoyens une impression de perte de proximité, d’un éloignement des centres de décision, d’un abandon collectif, tandis que d’autres y trouvent une source de progrès et de dynamisme. Cette différence d’appréciation se creuse. Elle crée des risques de ruptures sociales qui interrogent les politiques.

Si certaines couches de la population s’estiment gagnantes à ce mouvement, d’autres disent leurs souffrances. Elles subissent la pollution urbaine, la contrainte des transports, la pression du temps, les coûts du logement, l’anonymat des relations et le manque de solidarité. Les « assignés » et les « sur le fil » sont en première ligne. Ils sont de plus en plus nombreux à ressentir une perte de qualité de la vie. La tendance montante est à la demande de relations de proximité et d’un style de vie qui soit plus respectueux des équilibres écologiques et humains.

Une lecture anthropologique.

Dans notre époque de post ou de haute modernité, nous vivons une situation paradoxale. La modernité a ouvert l’horizon de la promesse d’une vie réussie offerte à tout homme. Partout dans le monde, elle se présente aux hommes comme la voie de réalisation d’une vie meilleure en permettant un accès toujours plus élargi aux ressources du monde et de la créativité humaine. De fait, notre monde moderne est extraordinairement riche de découvertes, de capacités et de potentialités nouvelles offertes aux hommes.

Le moteur de cette fabuleuse entreprise s’alimente à un carburant qui lui est devenu constitutif. Le philosophe et sociologue Harmut Rosa l’appelle « le principe d’accélération » 4 . Il tient à trois facteurs qui sont liés ensemble : la croissance, l’innovation et l’accélération. La quête permanente de croissance, d’innovation et d’accélération, et le mouvement incessant qu’elle engendre, est ce qui, paradoxalement, assure la stabilité sociale, politique, économique et même culturelle de nos sociétés modernes. Que l’un de ces trois éléments vienne à manquer et le système entre en péril.

Or, le principe d’accélération devient de plus en plus problématique dans les temps actuels. Non seulement parce qu’il met en danger la disponibilité des ressources de notre planète (Dieu sait si la question écologique est urgente aujourd’hui ! L’encyclique prophétique du pape François « Laudato Si’ » 5 le rappelle), non seulement parce que la mise en œuvre de ce principe est de plus en plus exigeante à tenir (comment fait-on pour avoir plus quand on a déjà plus ?), mais encore, parce qu’il engage une relation au monde froide et muette, marquée par l’instrumentalisation, la mise à distance, la séparation et la chosification.

Ce rapport au monde permet certes un progrès considérable, exponentiel, des connaissances et des techniques. Il rend possible le minimum d’objectivé nécessaire dans certains espaces de relations humaines. Il ouvre à l’homme un dépassement de ses limites et est un facteur indéniable d’amélioration pour sa vie.

Ce qui fait problème n’est pas sa réalité, mais son extension et sa domination progressive à tous les champs de la vie humaine, et le bouleversement profond du rapport au monde, aux autres et à soi-même qu’il entraîne. Initié dans le domaine économique, le principe d’accélération a gagné la science et la technologie, puis l’organisation sociale et politique, enfin, le culturel et même la sphère privée. Il s’impose de plus en plus à tous et en tout, jusque dans le rapport des individus à leurs propres corps et à leur vie intérieure considérés eux aussi comme des ressources d’efficacité. Pour réussir, il faut sans cesse croitre dans ses acquisitions, innover et aller de plus en plus vite, entrer dans des mutations rapides et constantes. En concurrence avec les autres, l’individu se bat pour mettre le maximum d’atouts de son côté, convaincu qu’il est qu’obtenir le maximum de ressources pour devenir autonome est la garantie d’une vie bonne.

Or, interroge Harmut Rosa, croire, consciemment ou non, que réussir sa vie, c’est entretenir un accès maximal au monde en ouvrant le plus possible le champ de ses ressources matérielles, symboliques ou psychiques est peut-être une grande illusion. Est-il si vrai que la qualité d’une vie bonne dépend essentiellement de l’accès le plus large possible aux ressources (même si un minimum est nécessaire) ? A lutter constamment pour obtenir un maximum de ressources, pour accélérer, changer et innover, ne risque-t-on pas de passer à côté de la vie qui se donne en elle-même ? La vie bonne ne dépend-telle pas plutôt de la qualité de ses relations au monde, aux autres, à soi-même et à Dieu ?

Les relations à l’autre les plus vibrantes s’épanouissent dans un climat de confiance, de rencontre et d’ouverture, de consentement au pâtir et à la vulnérabilité. C’est alors que le sentiment de vivre vraiment peut librement advenir en la personne et faire surgir en elle un don de reconnaissance et une puissance renouvelée d’agir. Or, de telles relations vibrantes au monde, aux autres et à soi-même, précieuses et essentielles à l’homme, sont fragiles. Elles sont souvent de l’ordre de l’inattendu, de l’indisponible et du non maitrisable. Elles adviennent dans la patience et la durée, la gratuité et la stabilité, à l’opposé de ce qu’engendre ordinairement le principe de l’accélération dans la vie des personnes et des sociétés.

Plus la modernité développe des relations froides, marquées par l’efficacité, l’objectivité, l’utilitarisme, la performance individuelle, la compétitivité et la concurrence, plus elle génère une frustration de relation d’humanité au monde, dans laquelle chacun se sent écouté, reconnu, en échange avec l’autre, et par laquelle il se sait exister vraiment. Cette frustration peut être la source d’une grande souffrance, de stress, de burnout ou de dépression. Je pense à ce que peuvent ressentir des personnes impliquées dans des professions essentiellement fondées sur la relation humaine (l’éducation ou la santé) quand elles sont excessivement commandées par le principe d’accélération, ou encore, à l’épuisement de certains agriculteurs contraints de s’adapter sans cesse pour tenir face aux exigences croissantes du moment.

Un équilibre s’est brisé. Dépassées dans la plupart des domaines, y compris les plus intimes, par la logique d’efficacité, de performance, de mise sous contrôle et d’accroissement, liée au principe de l’accélération omniprésent et profondément assimilé, les relations de résonance deviennent de plus en plus rares. Partout dans le monde, la logique objective, froide et muette, de plus en plus prégnante, la promesse d’une vie bonne tant attendue et non tenue de la modernité, génère de grandes frustrations. Elle fait sourdre l’angoisse et la peur d’un monde à venir froid et silencieux. Le déséquilibre de notre modernité tardive engendre un grand désarroi, un immense vide de sens, de chaleur fraternelle et de contemplation.

Dans cette béance, s’engouffre une soif immense d’autres relations. Car le sujet moderne, comme tout être humain, porte toujours en lui le besoin d’être aimé et d’aimer. Prisonniers de relations tournées vers l’efficacité et le profit qui ne peuvent le combler, l’individu contemporain déplace et surinvesti son attente dans la famille, le sport, la nature, et les loisirs notamment, au risque de concevoir sa vie comme une marche dans un désert hostile dont il ne trouverait le repos que dans des oasis provisoires.

Reliant cette analyse à l’enquête de l’institut Montaigne déjà évoquée, il me semble possible de penser que le profil des « affranchis » correspondrait à ceux et celles qui vivent en phase et tirent profit de la modernité dans son principe d’accélération, répondent positivement à son exigence d’adaptabilité constante. La catégorie des « enracinés » désignerait ceux et celles qui désirent et assument un autre choix de vie, plus qualitatif à leurs yeux. Quant aux profils des « assignés » et des « sur le fil », ils correspondraient assez bien à ceux et celles qui aujourd’hui souffrent soit d’un sentiment d’exclusion ou d’iniquité devant un système qui pour eux ne tient pas ses promesses et les espoirs de vie meilleure qu’ils y mettent. Une telle situation qui génère divisions et oppositions, fractures, sentiment de perte d’un projet commun, et manque d’horizon spirituel, est inquiétante pour notre pays.

La manifestation des gilets jaunes qui depuis quelques mois sévit dans notre pays, et qui rejoint d’autres formes de protestation dans le monde, peut être interprétée comme un des symptômes de cette angoisse devant un monde perçu comme hostile et froid et du désir d’entrer dans d’autres relations, dont les rond points fraternels sont devenus un temps les symboles !

Une anthropologie du lieu

Dans une chronique du journal La Croix en date du 8/02/19, Stéphane Audeguy raconte une expérience surprenante qu’il a vécue au musée Vincent Van Gogh d’Amsterdam. Dans la première salle du musée, l’auteur découvre une présentation pédagogique numérisée d’une des toiles du maître. L’animation dynamique fascine les visiteurs. L’écrivain partage leur enthousiasme jusqu’au moment où il remarque par hasard, délaissée dans le passage sombre d’une galerie, la toile dont il était question sur l’écran. Etrange renversement : l’avatar avait donc pris la place du réel…. Au milieu du commerce des produits dérivés made in Van Gogh !

Cette péripétie du musée d’Amsterdam est significative du paradoxe de notre monde de très haute technologie. Les hommes pourront jouir en effet de la présence extraordinaire d’une infinité de réalités numérisées, et pourtant, dans le même temps, s’absenter de toute relation corporelle avec le réel. L’illusion réaliste sidérante du virtuel, transposable partout, promise à une avancée technologique exponentielle, aura pris la place du réel localisé !

Autre exemple qui donne à penser. Le journal ouest France du 10 avril 2019 annonçait la première expérience « expérimentale et thérapeutique » d’une « messe en immersion virtuelle » dans un EPADH de Rennes réalisée par le Jour du Seigneur sur France 2. Les personnes âgées ont pu vivre la messe des rameaux sans sortir, comme s’ils étaient à l’intérieur de l’église saint Melaine. « Pour conjuguer réalité immersive et expérience spirituelle, la communion était apportée à l’ensemble des résidents à l’issue de la messe « une messe en live », précise encore le journal.

Ce qui est en cause ici, c’est le statut du corps et du lieu dans l’existence humaine. Le rapport de l’homme au temps et à l’espace est au fondement de l’humanité. Le psychanalyste Jacques Arènes reconnaît cette nécessité pour l’homme. « Habiter c’est en quelques sorte déployer un espace de lien, quelque chose de possible entre le dedans et le dehors » 6 . A la différence d’un espace neutre, le lieu que le sujet habite entre en résonance avec son histoire personnelle et ce qu’il s’y est construit intérieurement. C’est pourquoi un changement de lieu peut être un arrachement à soi-même. Il faudra alors réinvestir dans un autre lieu ce qui nous porte au dedans de nous-mêmes.

Le lieu favorise les liens entre ceux et celles qui le partagent. Pendant une très longue période de l’histoire de l’humanité, jusque tout récemment encore, l’appartenance au lieu et à un territoire façonnait les identités communes. Le lieu faisait le lien. Il créait un nous. Etre de tel lieu construisait une identité commune. Cela est particulièrement sensible dans les lieux à forte identité culturelle. Tout un univers d’appartenance collective fait signe en lui quand un breton annonce fièrement « je suis breton ! » L’ancrage dans un territoire particulier le définit.

On peut remarquer combien les particularités locales résistent aux injonctions de type universel. Les programmes télévisuels nationaux voire mondiaux, la diffusion de vêtements ou de produits identiques dans le monde, du moins, dans les pays dits du nord, les programmes de l’éducation nationale uniformisés à l’échelle du pays depuis deux siècles n’ont pas atteint en profondeur les physionomies psycho-sociales de notre territoire. Le basque demeure le basque, très différent du béarnais et cela se reflète dans les structures et les relations sociales. Le Pays de Bray en HauteNormandie demeure bien différent de son voisin le Pays de Caux, alors même que les drames qu’ont été les grandes guerres ont apporté une population venant de Flandre très important.

Dans l’espace universel, la personne humaine a besoin de lieux et de temps qui s’harmonisent à son être corporel, un espace-temps qui lui correspond. Elle a besoin d’une membrane, d’un corps ou d’un lieu chez-soi, qui protège son intériorité et permet le contact avec l’autre et l’extérieur. Sans lieu, l’être humain ne risque-t-il pas de devenir un homme en transit permanent qui ne sait plus habiter son monde, ni s’habiter lui-même, qui ne sait plus alors entrer en relation avec l’autre ? Sans la frontière, à condition qu’elle ne soit pas close, il n’y pas d’échange possible.

A regarder bien, les messianistes scientistes du cyber espace qui, théoriquement, se jouent virtuellement des territoires et des corps, bénéficient souvent de ces « bases arrières » dans lesquelles ils renouent corporellement avec l’intériorité dans la force symbolique d’un lieu et d’un temps où l’on se sent bien. Les plus à plaindre, selon Jacques Arènes, sont ceux et celles qui ont perdu ce lieu d’ancrage à soi-même.

Dans le lieu moderne par excellence qu’est la grande métropole, pompe aspirante où le principe d’accélération joue à plein, où les relations deviennent de plus en plus fluides, rapides et mouvantes, tout ne peut se réduire à des relations passagères et sans ancrages. L’attrait contemporain pour les voyages ou les pèlerinages, les séjours dans la nature ou les maisons de campagne, témoignent de ce désir persistant de lieux marquées par des relations sensibles à la gratuité, au temps long et à la stabilité. La circulation et la mobilité constantes fatiguent, et même pour les plus itinérants des hommes vient un jour l’aspiration à trouver son lieu de repos.

Quel avenir pour les territoires ?

L’information numérisée, disponible à très haute vitesse et dans des quantités fantastiques, conduite par des algorithmes, ouvre aux hommes la capacité de se relier à toutes sortes d’expériences et de lieux dans le moment présent. Non seulement les hommes sont désormais capables de se déplacer avec une rapidité inouïe, mais, demain, les rencontres virtuelles instantanées peupleront le cyber espace. Pour Pierre Giorgini 7, ce ne seront plus seulement des êtres en sortie, qui partent en voyage à la découverte d’un ailleurs avant de revenir chez eux riches de rencontres, mais des hommes et des femmes qui pourront vivre, sans déplacements physiques, une multitude d’expériences de recompositions virtuelles à plusieurs dimensions toutes très proches du réel. Il ne s’agira plus tant de sortir à la rencontre de l’autre que d’ingérer immédiatement de nouveaux mondes dans des existences devenues polymorphes et multiculturelles.

L’humanité est entrée dans un prodigieux changement de paradigme. Ce changement est si considérable que l’évolution de l’humanité en a connu peu d’aussi puissants dans son histoire. Les hautes technologies nées de puissances de calcul exponentielles transforment les rapports entre les hommes et avec la nature. Et nul ne peut vraiment prédire où cela la conduira.

L’avancée exponentielle des sciences et de la technique a le pouvoir d’engendrer un homme déterritorialisé et même « décorporéifié ». C’est le rêve des transhumanistes et des « hypernomades » d’inventer cet homme nouveau, abandonné au pouvoir de la techno science, et qui se verrait grâce à celui-ci délivré des limites de l’espace et du temps. Face à eux, s’élèvent les conservateurs qui prônent un décrochage radical de la mondialisation, le retour sur le local clos, une pause dans la course en avant technologique. Faut-il se résoudre à l’illusion destructrice des uns ou à la tentation de recul des autres ? Ce bouleversement fascine les uns et angoisse les autres. Allons-nous vers un plus humain ou vers une post humanité ?

La technologie virtuelle qui accélère et diffuse la mondialisation déjà éprouvée par des multinationales qui survolent les espaces, peut-elle dispenser l’homme de la relation ancrée dans des lieux, la « planète net » devenant le seul territoire ? Qui peut savoir vraiment quel nouvel être humain se construit là ? Va-t-on vers la fuite en avant ou, en réaction, vers le tout repli sur le local ?

Selon l’hypothèse formulée par Pierre Giorgini dans son livre « Au crépuscule des lieux », la haute technologie pourrait bien pourtant favoriser une nouvelle localisation que l’auteur appelle « glocalisation » afin de souligner qu’en elle se conjugue le local et le mondial.

Plusieurs raisons pourraient inverser la tendance à la concentration des mégalopoles. Il y a la pression de plus en plus grande des populations qui subissent les effets négatifs de la concentration urbaine. Il n’est pas sûr cependant que ce soit là le moteur principal. La menace d’une catastrophe écologique planétaire oblige l’humanité à remettre en cause ses déséquilibres et à changer radicalement les perspectives. Le climat actuel de défiance plus ou moins raisonnée vis à vis de ce qui parait lointain et sans contrôle, génère des aspirations nouvelles à vivre des relations de proximité supposées plus fiables. Les technologies de la communication transforment profondément les modes de relations et d’organisation en relativisant les exigences des normes, les centralisations et les hiérarchies, pour développer des systèmes d’influences, ouverts et réciproques. Cette révolution technologique en cours, en bouleversant le rapport des hommes à l’espace et au temps dans le travail, peut-elle rendre possible cette « glocalisation », c’est à dire l’émergence de « tiers-lieux en réseaux » qui réconcilient le rapport au local et l’ouverture à l’espace mondial ? C’est le pari que défend Pierre Giorgini.

Il semble déjà que des courbes s’inversent aux Etats-Unis mais aussi en France. Certaines métropoles dont Paris enregistrent aujourd’hui soldes migratoires de plus en plus négatifs. 7 habitants sur 10 souhaitaient quitter la région parisienne ! Parallèlement des territoires ruraux voient leur population augmenter. « L’heure est au développement rural, à la relocalisation des activités, à la baisse de la mobilité, ni par idéologie ni par passéisme, mais simplement parce que les contraintes économiques, écologiques et sociales nous l’imposent » 8

Pierre Giorgini applique le concept de « tiers-lieux » à des expériences actuelles diverses et disséminées sur le territoire. Ces tiers-lieux ont pour points communs un ensemble de pratiques. Ils sont pris en charge par un collectif sur un territoire précis. Ils favorisent l’échange des biens et des savoirs dans des relations de proximité fondées sur la confiance et la coresponsabilité. Ils protègent un équilibre entre la vie individuelle et sociale. Ils sont ouverts à l’international. Ils mettent à profit les technologies numériques. Ils sont acteurs de la transition écologique et économique. Ainsi caractérisés et vus de l’Eglise, ces tiers-lieux s’inscrivent plutôt bien dans les orientations proposées dans l’encyclique du pape François « Laudato si’ ». Ces tiers-lieux sont une manière pour les hommes de réhabiter un lieu tout en le reliant à l’ensemble du monde. Ils conjuguent le local et le global. Ils prennent acte du fait qu’aujourd’hui un lieu ne suffit pas à faire du lien, et qu’inversement, il revient au lien de faire le lieu.

Pour Pierre Giorgini, en se diffusant et en se reliant entre eux ces tiers-lieux peuvent devenir des laboratoires sociaux et politiques du futur. A la condition cependant qu’ils mettent en pratique 4 principes : « l’altérité, la résilience, l’émergence co-créative, et la réinventivité instituante ». Si l’on comprend bien, ces 4 principes posent les conditions pour que ces tiers-lieux ne dérivent pas dans des groupes clos et sectaires, dans une mise à l’écart ou le refus du monde moderne, dans la fixité idéologique d’un programme, ou dans la prise de pouvoir de quelques-uns sur tous.

A la réflexion, ces tiers-lieux ne sont-ils pas d’une certaine manière des lieux de relations résonnantes selon la terminologie d’Harmut Rosa ? Mais alors, comment éviter qu’ils ne deviennent pas de simples oasis sans réelle capacité d’irrigation du territoire ?

Le scénario de Pierre Giorgini deviendra-il réalité ? A quel horizon ? Difficile de répondre aujourd’hui à ces questions. Si elle doit advenir, la transition « du global au glocal » demandera probablement encore beaucoup de temps. Si le mouvement des gilets jaunes a accéléré une prise de conscience politique, les projections géo-sociologiques à moyen terme peinent à intégrer cette perspective.

Cette analyse des territoires interroge nécessairement l’Eglise. Nous sommes ici à la confluence de trois enjeux : quelle vision du rapport des hommes aux territoires fondée sur l’Evangile doit-elle habiter et inspirer l’engagement social et culturel de l’Eglise ? En quoi l’évolution des territoires peut–elle déterminer les choix missionnaires et l’organisation pastorale de l’Eglise ? Comment et jusqu’où l’évolution interne de l’Eglise peut-elle la conduire à modifier ses liens aux territoires ? Ces questions feront l’objet d’une seconde partie dans notre réflexion.

Pour le Groupe de travail, + Laurent Le Boulc’h le 7 juillet 2019

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1Jérôme Fourquet « L’archipel français » Seuil 2019

2Christophe Guilluy « La France périphérique » Flammarion 2014 ; « No society » Flammarion 2018

3Bruno Patino dans un essai passionnant et documenté « La civilisation du poisson rouge » paru chez Grasset en 2019, démonte le système économique qui a comme vicié de l’intérieur l’idéal numérique.

4Harmut Rosa « Aliénation et accélération- Vers une théorie critique de la modernité tardive » La découverte, 2012 ; « Résonnance- une sociologie de la relation au monde », La découverte, 2018

5François « Laudato Si’- sur la sauvegarde de la maison commune » 2015

6Pierre Giorgini avec Jacques Arènes « Au crépuscule des lieux – habiter ce monde en transition fulgurante » Bayard 2016

7Idem

8op. cit C. Guilluy « no society » p.234

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