« Louée soit la lecture » du Pape François et « La littérature, ça paye ! » d’Antoine Compagnon
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 30 octobre 2024, OFC 2024, n°37 sur Louée soit la lecture du Pape François et La lecture ça paye ! d’Antoine Compagnon
Des éloges de la lecture
A propos de la Lettre du pape François sur le rôle de la littérature dans la formation
On sait la priorité que donne le pape François à l’écoute : elle est pour lui la condition permettant des discernements et des décisions. Or écouter, cela s’apprend, et surtout n’est pas spontané dans une société de la rapidité. « Il est nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitable de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre » (Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation, n° 31). « La littérature devient alors un gymnase où l’on entraîne le regard à chercher et à explorer la vérité des personnes et des situations en tant que mystère » (op. cit., n° 32). « La littérature éduque son regard à la lenteur de la compréhension, à l’humilité de la non-simplification, à la mansuétude de ne pas prétendre maîtriser la réalité et la condition humaine par le jugement. Le jugement est certes nécessaire, mais il ne faut jamais oublier sa portée limitée » (op. cit., n° 39).
Dans la lettre publiée le 17 juillet 2024, le pape donne la littérature comme un des lieux principaux d’apprentissage de l’écoute. Il s’y fait le chantre de la grandeur de la littérature, ce qui a été remarqué et loué, en particulier par William Marx, professeur au Collège de France, qui a donné une préface pleine de gratitude à la publication de ce texte de François par les Editions des Equateurs en lui donnant le titre Louée soit la lecture. Et d’écrire : « Ce texte annonce un changement de nature historique, une révolution dans la pratique de l’Eglise, tout en déployant une défense sans égale de la lecture » (op. cit.,, Préface, p. 8). La littérature est « l’art le plus démocratiquement accessible, car il s’agit d’un art pauvre, notion qui n’a rien de péjoratif pour celui qui a placé son pontificat sous le patronage du saint d’Assise » (op. cit., p. 11). Il faut cependant raison garder, et inscrire les propos du pape François à la fois dans un horizon plus vaste, qui n’oublie ni les Pères ni les médiévaux, ni les enseignements de ses prédécesseurs immédiats, tel Benoît XVI dans son « Discours au Collège des Bernardins », et dans un contexte plus limité, celui de la formation des futurs prêtres, mais aussi d’autres agents pastoraux.
On sait les insistances de François pour rappeler que les pasteurs doivent être à l’écoute des brebis, prenant en compte les attentes qu’elles expriment. Or, cet « art de la pastorale », nécessite avant tout des qualités de cœur, de l’ « attention », dirait Simone Weil. « Le problème de la foi aujourd’hui n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales. Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité » (Lettre sur le rôle de la littérature, n° 22).
Les arts, ici la littérature, ouvrent le cœur, le rendent plus attentif à ce qui n’est pas exposé de manière vile ou triviale. « Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels » (op. cit., n° 12). « La lecture représente une sorte de gymnase de discernement qui aiguise les capacités sapientielles d’examen intérieur et extérieur du futur prêtre » (op cit., n° 26).
La lecture aide également à se situer en résonnance avec l’essentiel de la foi chrétienne : l’incarnation du Verbe. C’est par le cœur, par la sensibilité que l’on accueille la chair, tant celle du Sauveur que celle de l’humanité, dont la sienne propre. On retrouve ici un écho des mises en garde de François face aux idées, théories, modèles froids de pensée et d’agir. « Nous devons tous veiller à ne jamais perdre de vue la “chair’’ de Jésus Christ : cette chair faite de passions, d’émotions, de sentiments, de récits concrets, de mains qui touchent et guérissent, de regards qui libèrent et encouragent, d’hospitalité, de pardon, d’indignation, de courage, d’intrépidité : en un mot, d’amour » (n° 14.) « Et c’est précisément à ce niveau qu’une fréquentation assidue de la littérature peut rendre les futurs prêtres et tous les agents pastoraux encore plus sensibles à la pleine humanité du Seigneur Jésus, dans laquelle se répand pleinement sa divinité » (op. cit., n° 15).
J’aime à rapprocher cette publication d’une autre exaltation de la littérature, celle d’Antoine Compagnon, de l’Académie française, qui fut aussi professeur au Collège de France, dans La littérature, ça paye ! publié aussi aux Editions des Equateurs, 2024.
Il insiste pareillement sur ce que la lecture révolutionne dans le rapport au temps, révolution si nécessaire actuellement. « Dans une société dominée par les lois du marché, on en vient forcément à se demander : que vaut la littérature comme placement ? Ou même : quel rendement, quel retour sur investissement peut-on espérer de la lecture ? Car la lecture prend 3 du temps, beaucoup de temps, et l’écriture encore davantage. Or nous cherchons de plus en plus à gagner du temps, à faire vite, à améliorer notre productivité » (La littérature, ça paye ! p. 8- 9). « Il faut autant de temps au XXIe siècle pour apprendre à lire à un enfant que dans l’Antiquité, et cette lenteur s’avère dramatique dans un monde de plus en plus régi par l’impératif de l’innovation et de la croissance » (op. cit., p. 18).
« La vulnérabilité de la lecture dans le monde moderne tient au fait qu’elle n’a pas connu de progrès depuis des siècles ou même des millénaires, qu’elle ne se pratique pas plus vite, de façon plus rentable aujourd’hui que dans l’Antiquité, qu’elle a ignoré jusqu’ici tout gain de productivité. Il faut non seulement autant de temps pour écrire Madame Bovary qu’en 1857, mais il faut aussi autant de temps pour la lire, ou pour lire les Essais qu’en 1580 ou 1595, et cela devient de plus en plus inadmissible » (op. cit., p. 129).
Tant le pape François qu’Antoine Compagnon se réfèrent à Marcel Proust. « Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » (Marcel Proust, cité par Compagnon, p. 43).
François, pour exprimer des choses semblables, propose aussi d’autres références : « En lisant les grandes œuvres de la littérature, je deviens des milliers d’hommes et, en même temps, je reste moi-même » (C. S. Lewis, cité au n°18 de la Lettre du pape). « Pour Borges, lire c’est “écouter la voix de quelqu’un’’ » (op. cit., n° 20).
Antoine Compagnon a le mérite d’élargir son propos aux autres arts, dont le cinéma. Je serais le premier à dire que certains films produisent des fruits similaires à des romans ou des poésies. Ils ouvrent ceux qui les regardent aux profondeurs de l’être et des êtres.
« La culture – non seulement la littérature et la philosophie, mais également les arts, le cinéma, beaucoup de ce qui se produit aujourd’hui sur un écran – permet de prendre de la distance par rapport à l’exercice immédiat de son travail, de se considérer à l’œuvre, d’être dans la rue et en même temps à la fenêtre, de se voir vivre et d’infléchir sa vie » (La littérature, ça paye ! p. 100).
Je termine cette invitation… à la lecture en mettant en dialogue nos deux auteurs, le pape François et Antoine Compagnon : « En lisant un roman ou une œuvre poétique, le lecteur vit l’expérience d’être lu par les mots qu’il lit » (pape François, n° 29). « Celui qui apprend vraiment à voir s’approche de l’invisible » (Paul Celan, cité au n° 44.) « Un lettré est l’auteur de sa vie. La littérature et la lecture, se révèlent toujours payantes à qui sait attendre, c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts – en revanche très gros » (Compagnon, p. 186).
Lire, comme toute pratique ou fréquentation des arts aide à écouter la profondeur du réel, et offre davantage de chances de nouer des dialogues dans la profondeur, pour nous, chrétiens, de servir la joyeuse annonce du Sauveur.
+ Pascal Wintzer, OFC
Veuillez noter que l’OFC proposera une soirée autour de ce texte du pape François, le mardi 11 février 2025, à 18h30, au 58 avenue de Breteuil, à Paris