« Histoire de la solitude De l’ermite à la célibattante » de Sabine Melchior-Bonnet

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 21 février 2024, OFC 2024, n°8 sur Histoire de la solitude De l’ermite à la célibattante de Sabine Melchior-Bonnet

Historienne, ayant travaillé auprès de Jean Dulemeau au Collège de France, Sabine Melchior-Bonnet vient de publier une Histoire de la solitude. Les dimensions de son travail conduiront à ne pas attendre ce que des milliers de pages pourraient apporter sur un tel sujet. Elle se consacre aussi surtout à la sphère occidentale, essentiellement française. Cependant, à travers ce thème, qui vient rejoindre bien des lecteurs de cette fiche dans leurs conditions habituelles de vie, elle brosse un portrait non seulement des solitudes, mais aussi de la société.

L’antiquité ne connaît, de solitude, que celle qui correspond à un choix religieux, celui du « martyr blanc » né dans le désert égyptien. « Sortir des lieux habités, quitter le monde pour entendre le silence, accepter le sacrifice mental d’une vie sans tendresse humaine ou sans ambition pour jouir de joies plus fortes, se délivrer de soi-même : le choix du désert, si rare soit-il, exerce son attrait alors même que la société offre de multiples liens […]. Le désert s’ouvre sur un espace sans limites. Son aridité a tenté le moine comme l’aventurier, le saint comme le poète, pèlerin d’hiver avançant ‘’obscurs dans la nuit solitaire’’selon la belle image du Virgile. Il importe de renoncer aux formes sociales de la vie et de ‘’dépouiller le vieil homme’’ en vue d’un attachement supérieur. Peu importe d’être heureux ou malheureux, petit ou grand, considéré ou non, l’expérience est celle d’un vide et les perspectives se renversent. La sacralisation de la solitude n’est pas une fin en soi, mais la condition d’une libération » p.31- 32. « La récompense est l’hésychasme (du grec hésychia), c’est-à-dire la paix, le repos, cette solitude sereine et purificatrice de celui qui s’est détaché de tout. Au désert on apprend la patience, le silence du cœur, la résistance au doute. Ermite ou cénobite, il s’agit de demeurer ‘’seul et un’’, de se quitter soi-même pour se fondre en Dieu, unifié du dedans » p. 34. « La vie monastique n’ignore pas les pièges et les conflits spirituels. La solitude est un combat, non un repos, et elle suppose un charisme particulier. Souvenirs, ruminations, images, inquiétudes encombrent le cœur et conduisent aux maladies spirituelles. Le père abbé aide au discernement et à la vigilance intérieure : ‘’sois attentif à toi-même, sois le portier de ton cœur et ne laisse aucune pensée y entrer sans l’interroger’’, prescrivait Evagre le Pontique ou IVe siècle » p. 40.

Loin d’être un idéal facile, la solitude est un combat spirituel ; elle ne saurait faible oublier que le commandement premier est celui de la charité. « Plus dangereuse encore, la solitude totale fait naître une tentation individualiste : se retrancher du monde, c’est aussi donner libre cours à sa propre volonté. De nombreux moines, comme le clunisien Guillaume de Volpiano, au XIe siècle, ont épinglé cette dérive : ‘’l’orgueil est né lorsque quelqu’un a dit qu’il se tiendrait secret et ne daignerait pas voir ou visiter ses frères’’ » p. 41-42.

C’est avec la Renaissance, le développement de la culture hors des monastères que la solitude va trouver des lettres de noblesse dans la population lettrée des villes. « L’espace privé gagne peu à peu du terrain grâce aux progrès d’une vie de famille. On se replie chez soi, on recherche davantage l’intimité et un temps de solitude pour la lecture, l’écriture et l’étude. Lire, s’ouvrir à l’imaginaire, c’est déjà accueillir la solitude. Une nouvelle noblesse de gentilhommes citadins, des grands bourgeois de la banque ou du commerce, des officiers royaux, des hommes de robe se réservent un espace de tranquillité pour le travail, avec un petit jardin clos. L’organisation de l’habitat fait une place au cabinet, à exemple du studiolo florentin, ou le maître de la maison, détenteur de la clé, peut se retrancher à l’écart des autres » p. 67-68. La solitude comme expression de la foi s’est exprimée dans les termes d’un « socratisme chrétien » : le « connais-toi toi-même » de l’oracle de Delphes avait, pour saint Bernard le sens de se connaître non dans le soliloque mais dans l’écoute de la Parole ; l’être humain ne parvenant à se connaître qu’à la mesure où il se découvrait comme fils du Père, tout entier dans ses mains d’amour.

OFCIl en va tout autrement avec les penseurs de la Renaissance où le socratisme revient à sa source, oubliant la dimension croyante soulignée dans les grands siècles de l’essor monastique. « Les intellectuels de l’époque admettent que la connaissance de soi par-delà les conventions est un exercice solitaire, nécessaire pour tout homme qui veut vivre sans être submergé par le regard des autres. Chacun est son propre juge, car ‘’celui qui se connaît est seul maître de soi / Et sans avoir Royaume il est vraiment un Roi’’, résume Ronsard dans son Instruction pour l’adolescence du Roi très chrétien » p. 71. « L’homme n’est libre que s’il se connaît et domine ses sens et ses passions, mais l’étude de soi a besoin de précaution, car la bile noire affecte les sentiments et trouble la raison ; absorbé par lui-même, il risque de ne plus savoir nouer des relations avec son prochain. Et cependant la solitude est signe de son autonomie et de sa grandeur » p. 72. « L’inconstance, les contradictions que Montaigne se découvre le rattrapent. Les ‘’chimères et monstres fantastiques’’ font irruption à l’heure où il est seul et vulnérable, et il faudrait pour apprendre à bien se connaître pouvoir se saisir de l’imprévisible. Le besoin de l’approbation des autres et de la reconnaissance publique travaille sournoisement contre la sincérité, de sorte que dans le vide de la solitude, chacun peut s’inventer une fiction et s’attarder sur ce qui le flatte : ‘’ Nos affections s’emportent au-delà de nous’’ et nous représentent ‘’à nous-mêmes autres que nous sommes’’.

Se connaître, s’approprier son être profond reste un objectif inaccessible. Les sens sont trompeurs, à notre insu la vie intérieure se laisse gouverner par des convenances externes : dès que nous cherchons à nous scruter objectivement, d’autres sentiments intérieurs cessent d’être intérieurs. Dans le besoin légitime de sécurité et de repos qu’offre la retraite s’insinue presque toujours la tentation de l’oisiveté, de la désertion face au drame de la vie civique. La nonchalance guette alors le solitaire. Les livres sont certes plaisants, mais ils ont leurs limites, et ‘’si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaieté et la santé, nos meilleures pièces quittons-les » p. 80-81.

Il faut attendre le siècle de « l’invasion mystique » pour voir revenir la dimension chrétienne de la vie solitaire ; c’est bien la charité qui en est la règle et le critère d’authenticité. « À la comtesse de Grammont qu’il dirige spirituellement, François de Sales commence par des félicitations : ‘’Je suis fort aise, Madame, que vous trouviez enfin le moyen de vous réserver des heures de solitude’’. Puis viennent des conseils précis, exigeants, parfois des semonces : ‘’Dieu se cache sous l’importun… L’importun que Dieu nous envoie sert à rompre notre volonté, à renverser nos projets, à nous détacher de nos arrangements, à humilier notre esprit pour l’accommoder à celui d’autrui…’’ (23 février 1690) » p. 132. « La solitude a été tout au long du XVIIe siècle un temps réservé à Dieu. L’aptitude à la solitude était le garant d’une bonne santé de l’âme, la promesse du bonheur dans l’autre monde en même temps qu’une trêve dans l’agitation publique. Le XVIIIe siècle y voit d’abord une carence, une sorte de maladie (ainsi que l’écrira Diderot) » p. 215. « Les philosophes de L’Encyclopédie sont sévères pour celui qui choisit de rester seul et peut redevenir un sauvage : un solitaire est à l’égard du reste des hommes comme un être inanimé ; ses prières et sa vie contemplative, que personne ne voit, ne sont d’aucune influence pour la société, qui a plus besoin d’exemples de vertu sous ses yeux que dans les forêts » p. 216-217.

Avec ces exemples et ces écrits, nous restons cependant dans un monde bien circonscrit, celui des lettrés et celui des religieux. La vie ordinaire, surtout dans les campagnes, ignore la solitude, la combat, elle est un facteur de marginalisation dans des siècles qui sont avant tout préoccupés de l’appartenance au groupe. « La communauté, la paroisse s’efforce de remédier à la solitude des quelques pauvres isolés, veuves démunies, vieillards, invalides. La réunion des chefs de famille, à laquelle participent les veuves, assure la cohésion du village ou du bourg. Les veillées sont toujours le lieu des échanges ; le curé de la paroisse fait passer les nouvelles lors du sermon du dimanche et à l’issue de la messe ; il aide la justice dans la recherche de criminels fugitifs, annonce les biens à vendre ou à affermer. Il tient les registres des baptêmes, mariages et sépultures, joue les arbitres dans les litiges et il peut recevoir des legs et des dons. Ciment d’une piété collective, une Eglise proche des fidèles par ses œuvres charitables, par ses cérémonies et ses processions, s’efforce de répondre aux besoins de solidarité et de stabilité sociale » p. 225-226.

C’est le romantisme du XIXe siècle qui va voir se développer de nouvelles pratiques solitaires, mais surtout proches d’un choix esthétique. « Le journal intime est surtout un refuge face aux monde extérieur : tristesse, timidité, colère, solitude, silence sont à sa source. Il pose aussi une question : que peut un homme et que puis-je ? Les diaristes ont tous plus ou moins souffert de la vie » p. 257. « Alfred de Vigny veut conjuguer l’étude des sociétés et l’analyse du cœur humain, et il se plaît dans la solitude dont il analyse les bienfaits : ‘’Quand j’ai dit : la solitude est sainte, je n’ai pas entendu par solitude une séparation et un oubli entier des hommes et de la société, mais une retraite ou l’âme puisse se recueillir en elle-même, jouir de ses propres facultés et rassembler ses forces pour produire quelque chose de grand’’ (Journal d’un poète, 1832) » p. 262-263. « Le narcissisme romantique du journal intime est une longue plainte où les enfants du siècle pleurent leurs illusions » p. 265. « L’individualisme porte en germe quelques-uns des malaises du XIXe siècle : la singularité de l’écrivain et de tout penseur idéaliste s’oppose à une société bourgeoise qui se construit dans le conformisme et sous les puissances de l’argent. L’individualisme pousse à la ségrégation : porté à son extrême, il fait de l’isolement une inspiration ordinaire et inévitable, soit que l’individu résigné se replie sur lui-même, ou soit, selon Rousseau, qu’il soit avide de se distinguer face à ‘’ce troupeau qu’on appelle société’’ » p. 275. La solitude, comme toute autre réalité humaine, ne peut être regardée, a priori, en bonne ou en mauvaise part. Elle peut engendrer le repli, le mépris d’autrui et du monde, bref le plus grand des égoïsmes. Si elle mesure ces dangers, elle peut, au contraire, nourrir un amour plus grand né de l’écoute profonde. Le test d’une juste solitude sera qu’elle apprend à briser la coquille autarcique pour exprimer un amour plus grand. « La solitude a toujours deux faces, selon la formule de Schopenhauer : ‘’Solitude sublime et fantôme de notre propre néant’’ » p. 252.

La solitude peut entretenir une vaine recherche de soi, coupée de toute relation vraie. Etant donné que chacun a tout de même besoin d’éprouver qu’il compte pour autrui et dans l’absence de vraies relations, notre époque a su développer des technologiques qui flattent le désir narcissique, au risque des pires mensonges et des plus grands asservissements. « Tyrannique ou non, le ‘’moi’’ a besoin du regard et de la considération de l’autre pour exister et s’aimer. Les réseaux sociaux développés sur le web ont appris à capter cet immense désir de sociabilité et à y répondre tout en validant le narcissisme de chacun. Etre liké, apprécié selon le vocabulaire du web, renforce l’estime de soi. Se faire aimer aide à s’aimer et la certitude d’être aimé, voire préféré, chasse la peur de la solitude p ; 341. « Une autre définition du moi, celle de ‘’soi-même comme un autre’’ que propose Paul Ricœur, consiste à passer d’un narcissisme solitaire, centré sur soi, à ‘’un être en lien avec l’altérité’’ : un devenir soi qui s’élabore en même temps que les obstacles et les expériences, et qui relie la morale extérieure à l’éthique personnelle. Chacun est mon prochain et mon prochain entretien ma vérité » p. 334.

Pascal Wintzer, OFC