Deux philosophes à Jérusalem
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 11 octobre 2023, n°36 à propos deux philosophes à Jérusalem
La publication au printemps dernier (chez Albin Michel) du Défi de Jérusalem d’Éric-Emmanuel Schmitt (né en 1960) a été généralement bien accueillie, aussi bien par le public que dans les médias : un auteur déjà célèbre (Le Visiteur, 1993 ; Oscar et la Dame rose, 2002…), grandi athée, normalien, agrégé de philosophie, qui découvre à 28 ans Dieu dans le désert (et ne le raconte qu’en 2015 dans La Nuit de feu), puis l’Évangile et finalement, dans ce livre, la messe et le catholicisme, qu’il sait rendre crédible, à la fois ouvert, cohérent et profond, sans s’égarer dans les débats et affaires de l’actualité religieuse. C’est le Vatican qui l’a engagé à se rendre en Terre Sainte en 2022. Et, « à un moment, a-t-il confié, alors que je ne me reconnaissais plus dans ce qui m’entourait, le tourisme religieux, l’attitude de certains, je me suis agenouillé au Golgotha, à l’endroit même où Jésus est mort, et j’ai senti une présence. Je croyais traverser Jérusalem, mais c’est Jérusalem qui m’a traversé ». Il a peu après rencontré le pape François, qui a donné une postface au récit de cette expérience.
Bien que celle-ci soit exemplaire, elle n’est pas unique. Elle peut même être accompagnée par un autre récit d’un pèlerinage analogue, paru en juin à L’Harmattan sous le titre Itinéraire de Jérusalem à Jérusalem et dû un autre philosophe de métier, Philippe Cormier (né en 1948). Bien que cet ouvrage-là soit arrivé après celui d’Éric-Emmanuel Schmitt, ce qu’il raconte a été vécu bien avant, pendant le Carême 2019. Le travail de rédaction a-t-il été plus long ? L’éditeur était-il moins pressé ? Toujours est-il que, dans les deux cas, l’agenouillement au Golgotha est décisif. Arrivé sur place, devant l’émotion que manifestent sous leurs fichus d’humbles femmes russes déjà là, Philippe Cormier sent fondre toutes ses résistances d’intellectuel.
Ce n’est pourtant que le tout début de son périple en Terre sainte. Personne ne lui a suggéré d’y aller. Il se demande : « Qui a décidé que j’allais marcher sur les pas de Notre Seigneur Jésus […] ? Est-ce que je paye une dette de reconnaissance, au moment où ma vie commence à regarder vers sa fin ? Est-ce que je cède à mon désir ultime d’aventure, avant la décrépitude ? Aucune aventure ne m’a paru digne d’être risquée que ce pèlerinage, rien d’autre qui puisse la rendre unique et lui donner un caractère d’accomplissement ».
À la différence d’Éric-Emmanuel Schmitt, il ne se joint donc pas à un groupe organisé de pèlerins pour enquêter sur la foi là où elle est apparue, mais il est en quête du Christ, qu’il connaît et fréquente (si l’on peut dire) déjà assez pour désirer se rapprocher toujours plus de lui. Et il le cherche là où il est venu dans l’histoire, là où il a ouvert des perspectives inouïes et qu’on n’en finit pas d’explorer, là où il n’a pas été reconnu par tous, là où les divisions et les antagonismes persistent et s’exaspèrent même.
D’où l’itinéraire d’un croyant pour qui Jérusalem n’est pas une destination (comme pour l’illustre Chateaubriand, qui démarre de Paris en 1806), mais à la fois la première et l’ultime étape, la motivation constante tout au long du cheminement : « Jérusalem n’est pour moi qu’un point de départ, que je veux vraiment découvrir à mon retour, après avoir parcouru la Judée, la Samarie, la Galilée ; c’est seulement alors que je ne me sentirai pas complètement indigne de m’agenouiller et de poser mon front sur les pierres de Jérusalem ». De fait, Philippe Cormier va de Jérusalem à Bethléem puis Jéricho, avant de monter vers la Galilée et faire le tour du Lac de Tibériade, pour retrouver la Ville sainte en passant par le Mont Thabor où un orage le surprend le soir à mi-pente et lui fait passer la nuit sous un creux du rocher.
Le périple se déroule sur un mode singulier : solitaire (bien qu’agrémenté et même enrichi de compagnonnages temporaires et imprévus), avec un équipement minimal, sans hébergements assurés d’avance, à pied (malgré de cruelles ampoules) ou si besoin en stop, par des chemins de traverse ou d’anciennes pistes, en se perdant souvent, loin des grands axes routiers et des banlieues jonchées de déchets ou des lotissements qui banalisent le pays de Jésus… La messe quotidienne n’est pas programmée, mais l’opportunité en est guettée et saisie dans les lieux visités, de même que l’adoration eucharistique en silence et la relecture suivie jour après jour de livres entiers des Écritures dans les moments de calme.
Mais il y a aussi de multiples rencontres avec des juifs, des musulmans et des chrétiens (pas tous autochtones : en plus des pèlerins en groupe, certains sont venus de loin s’installer). Tous sont très divers au sein de chaque religion et se côtoient en s’ignorant mutuellement. On lit donc ainsi au fil du parcours un témoignage sur ce qui vit aujourd’hui en Israël et dans les territoires palestiniens enclavés au milieu des colonies juives qui s’étendent.
Le récit, entièrement au présent comme s’il s’était sur l’instant gravé à tout jamais dans la mémoire, se déploie en un souffle continu sur plus de 250 pages sans autres coupures que des alinéas. Par-delà l’intérêt du reportage et des aventures et mésaventures d’un vagabond que ceux qu’il croise ont quelque mal à classer dans une catégorie prédéterminée, ce qui retient l’attention est une série de réflexions personnelles, d’aperçus soudains sur la portée insoupçonnée et la concordance d’aspects distincts de la foi, lorsque la circonstance d’une célébration ou d’une méditation les actualise sur le lieu d’un événement fondateur.
Pour n’en donner que deux échantillons, citons d’abord cette intuition lors d’une messe à Nazareth : « Ce que produit la “consécration” des “espèces” (le pain et le vin) est plus qu’un signe : l’Incarnation continuée, le Christ continuant de donner sa vie, se faisant nourriture pour que nous puissions l’assimiler, devenir semblables à Lui, non seulement universellement, eu égard à la nature humaine assumée, mais singulièrement, de chair à chair, de Lui à moi ». Mentionnons ensuite cette conclusion de pensées longuement tournoyantes devant le Saint-Sacrement dans une petite chapelle à Bethléem : « Il aurait manqué à Dieu Créateur une ultime perfection s’il ne s’était pas fait lui-même créature. La kénose [l’abaissement] est l’ultime perfection divine. Même la finitude ne manque pas à l’Infini ».
Le livre d’Éric-Emmanuel Schmitt est sans doute plus accessible aux incroyants et croyants incertains, même si des chrétiens convaincus peuvent y faire leur miel : il invite à se laisser entraîner dans la foi en y pénétrant comme de l’extérieur. Celui de Philippe Cormier propose un cheminement tout intérieur. Mais il n’est pas réservé qu’à ceux qui, d’une certaine façon, sont déjà à Jérusalem, c’est-à-dire comme chez eux dans l’Église qui deviendra la Cité céleste. Car il y a toujours du nouveau à découvrir dans « la demeure de Dieu avec les hommes » (Apocalypse 21, 3).
Jean Duchesne
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