Marc Dugain et Christophe Labbé, « L’homme sans contact »
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 1er mars 2023 à propos de l’ouvrage : »L’homme sans contact ».
En 2016, les mêmes auteurs, Marc Dugain et Christophe Labbé, avaient publié L’homme nu. En octobre 2022 ils publient L’homme sans contact (Editions de l’Observatoire) pour constater que ce qu’ils avaient envisagé, craint, s’est trouvé confirmé : l’asservissement de l’individu à la technologie numérique a continué à se développer et a connu un bond spectaculaire pendant la crise sanitaire liée au Covid 19 (cf. p. 11).
- Les effets d’une pandémie
« L’épidémie mondiale de Covid 19 va servir d’accélérateur prodigieux au numérique, tandis que des pans entiers de l’économie traditionnelle vont perdre pied au point de se retrouver virtuellement en faillite » p. 19.
La médiatisation mondiale de l’épidémie de Covid a exacerbé des peurs que l’on croyait révolues. Nonobstant la réalité des chiffres, beaucoup ont pensé leur mort prochaine, bousculant des représentations qui s’étaient peu à peu installées.
« Dans une culture où elle a été chassée du quotidien, et ne surgit plus que de façon spectaculaire, par accident, la mort est désormais vécue non plus comme inéluctable et naturelle, mais comme une injustice à combattre ‘’quoi qu’il en coûte’’ » p. 64. « Les yeux rivés sur l’âge moyen de la mortalité, devenu presque étalon pour mesurer le degré de civilisation, nous nous sommes accommodés à ces fins de vie qui ressemblent à des naufrages » p. 65.
Or, les chiffres manifestent que la réalité fit tout autre ; certes, le Covid a développé la mortalité mais celle-ci n’est pas venue frapper à toutes les portes.
« En France, 93% des victimes du Covid souffraient d’une comorbidité ; quant à l’âge moyen des victimes, il est de 82 ans, et la moitié des morts ont plus de 85 ans, au-delà donc de l’espérance de vie moyenne. En clair, la plupart des personnes décédées étaient condamnées à mourir à brève échéance, et le virus a précipité de quelques mois l’issue fatale » p. 43.
Ceci a été mis en spectacle, par une « dramaturgie, celle du décompte quotidien à la télé, la radio et dans la presse » p. 149.
Il ne s’agit pas de tomber dans quelque pensée d’un plan concerté par quelque pouvoir occulte ; tout bonnement, ce qui s’est manifesté c’est que des manières de penser qui semblaient irréfragables pouvaient être remises en cause. Oui, nul n’échappe à la mort ! C’est tout simplement cela.
- « Je ne peux pas, j’ai visio »
La Covid a aussi produit un effet accélérateur de l’usage des technologies numériques, en particulier celui des visioconférences. On en mesure des avantages en terme d’économie de temps et de déplacements, on peut tout autant interroger d’autres effets, moins heureux. « Ces visioconférences, à longueur de journée, ont appauvri la relation à l’autre. Voir le visage de son interlocuteur ne suffit pas, il manque la proximité. C’est elle qui révèle parfois ce qui voudrait rester caché. Et mentir devant un écran ce n’est pas comme mentir face à une personne physiquement présente » p. 76.
« La notion de week-end et de vacances s’estompe progressivement au profit d’une disponibilité permanente à laquelle nous avons déjà été préparés par l’omniprésence du smartphone, avec sa tyrannie qui commence tôt le matin et s’achève tard le soir » p. 77. La visioconférence a donné aussi un second souffle à la permanence des réunions : puisqu’elles sont désormais possibles de chez soi, pourquoi se priver d’un tel plaisir ? « La passion de la réunion, spécialité française, résiste, même si on sait que le réchauffement climatique va nous conduire à repenser cette boulimie de rassemblements improductifs car souvent prétexte à ne pas décider » p. 71.
- Des réseaux sans sociabilité
Comme dans leur précédent opus, Dugain et Labbé renouvellent leur critique des réseaux sociaux ; qui tient de tel propos ne peut être foncièrement mauvais ! – Ils développent les addictions :
« Internet vend de l’addiction. A la pornographie d’abord, avec 136 milliards de vidéos consommées par an » p. 166.
« Avec un poids économique comparable à celui de l’aéronautique avant la crise, la pornographie a profité de la digitalisation pour se développer comme peu d’autres secteurs. Même les barrières morales de la société américaine n’ont pas résisté à l’afflux d’argent » p.98.
– Ils éteignent tout esprit de nuance :
« Les réseaux sociaux ne donnent pas à voir l’esprit de Montaigne, fait de mesure, d’analyse, de réflexion, de pondération. Ils favorisent au contraire l’instantanéité, la paranoïa complotiste, la haine ordinaire, l’absence de réflexion, l’addiction, et montrent en ce sens une régression humaine plutôt qu’un congrès » p. 83-84.
« Si les réseaux sociaux avalisent la haine et l’invective, c’est parce qu’ils sont inoffensifs, les GAFAM n’ont aucun intérêt à structurer la critique sociale […].
Le mouvement des Gilets jaunes, qui s’est amorcé et entretenu grâce aux réseaux sociaux, n’a jamais été capable de formuler un modèle de société alternatif » p. 169-170. – Ils appellent à se satisfaire de l’immédiat :
Les like entretiennent « la quête perpétuelle de récompense et ceci entretient l’angoisse du manque » p. 91.
« Nos sociétés, basées sur l’accroissement exponentiel du plaisir immédiat par rapport à la satisfaction future, vont dans le mur. On le voit avec l’énergie, où la question n’est surtout pas de consommer moins, mais de trouver une énergie de substitution qui l’altère pas notre bien être » p. 163-164.
- Les fruits amers des écrans et de la mise à distance d’autrui
« La caverne de Platon sera digitale, l’homme de demain sera un reclus […]. Il pourra, après avoir été dépouillé de l’imprévisibilité, de l’altérité, et au passage, sans qu’il en ait conscience, de son libre arbitre, enfin croire au paradis numérique sur Terre… » p. 219. « Ce n’est pas être complotiste que d’affirmer que l’économie numérique s’est fondée sur une manipulation, qui fait croire que l’on offre à tous l’accès gratuit à une technologie révolutionnaire, alors que celle-ci est fondée sur l’extraction de données personnelles, le harcèlement publicitaire qui ne dit pas son nom, l’effraction dans la vie privée, la fin de l’intimité, la surveillance généralisée, la dilution de la parole qui ne vaut plus rien, et la désactivation de l’action politique » p. 201.
Conséquent dans ses analyses, Marc Dugain, dans ses écrits romanesques met en scène, avec brio, ce qu’il repère et dénonce dans ses essais. Une humanité qui s’éloigne des liens qui la construisent et la limitent pour entrer dans un repli qui est tout à la fois produit et exploité. « Mes fantasmes sur les filles étaient mon seul lien avec cette communauté. Un espace de liberté, une zone de non-droit. Je faisais ce que je voulais d’elles dans mes rêves et personne ne pouvait rien me dire. Les fantasmes mènent le monde. La plupart des gens qui font l’amour ne sont pas présents dans leur tête avec la personne qu’ils sont en train de posséder, j’en suis persuadé. Je prenais ma faculté à fantasmer comme une sorte de supériorité parce que dans mes rêves je me les suis toutes tapées, des profs aux élèves, des belles aux moches que je trouvais le moyen de réenchanter, et, sans qu’elles le sachent, je leur procurais des émois qu’aucun être de chair et de sang ne pouvait leur proposer. Je voyais dans le regard de toutes ces filles la gêne qu’elles avaient d’avoir été longuement possédées par moi. Mes fantaisies imaginaires me suffisaient. Je n’envisageais jamais de coucher avec une fille pour de bon, pas seulement parce que je savais que ce serait difficile pour moi d’en trouver une qui accepte, mais pour une question de contrôle. Dans mes fantasmes je contrôlais tout, mais qu’est-ce qui aurait bien pu se passer dans la réalité ? Tout aurait pu déraper, ou je ne sais trop quoi » Marc Dugain, Avenue des géants. Gallimard, 2012, p. 26-27.
+ Pascal Wintzer, Archevêque de Poitiers