L’homme nu La dictature invisible du numérique de Marc Dugain – Christophe Labbé, Plon, 2016

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 19 octobre 2022, n° 34 à propos de L’homme nu La dictature invisible du numérique de Marc Dugain – Christophe Labbé, Plon, 2016

Au moment où Daniel Cohen publie un livre qui informe et alerte sur la société à laquelle conduit le numérique – Homo numericus, la « civilisation » qui vient, Albin Michel, 2022 –, il est bon de se rappeler que d’autres auteurs ont déjà, à leur manière, pointé les chances… ? plutôt les risques du numérique. Il en fut ainsi en 2016 avec Christophe Labbé et Marc Dugain dont, pour ce dernier, on apprécie les talents du romancier qui, informé historiquement, aide à lire quelques grands événements du XXe siècle, surtout aux Etats-Unis.

Le numérique ne saurait être regardé comme mettant à la disposition de tout un chacun de simples outils techniques visant à faciliter la vie des individus et des groupes humains, il porte un projet de société, avant tout c’est un système économique dont la finalité est financière, guère philanthropique.

« La révolution numérique a enclenché un processus de mise à nu de l’individu au profit d’une poignée de multinationales, américaines pour la plupart, les fameux Big Data. Leur intention est de transformer radicalement la société dans laquelle nous vivons et de nous rendre définitivement dépendants » (L’homme nu, p. 9).

Peu à peu le numérique modifie notre rapport à nous-même et au monde. En voici quelques exemples que développe notre livre.

– Le numérique fait perdre le sens du réel.

« A quoi cela sert-il d’avoir fait l’ascension du Kilimandjaro si l’on n’a pas posté la photo sur Facebook ou Tweeter ? » (p. 34). « Ce qui prime est donc l’hologramme de la vie. L’image du réel prend le pas sur le vécu. La mode des selfies renvoie de manière saisissante aux ombres projetées sur les parois de la caverne de Platon » (p. 35). « En perdant pied avec le réel, le monde concret perceptible par les sens tel que le définissaient les Grecs, on se perd soi-même. La perte de substance du réel provoquée par le numérique remet en cause la définition même de la personne » (p. 38).

– Le numérique modifie notre rapport au temps.

« Les Big Data nourrissent aussi notre état d’impatience. Nous devenons des adolescents, incapables de différer nos envies […]. Nous préférons les raccourcis qui éliminent les efforts, le travail à long terme et le dur labeur sans garantie de succès. » (p. 155).

– Le numérique supprime tout espace privé.

Pour Jean-Claude Ameisen, ancien Président du CCNE (comité consultatif national d’éthique) « la vie privée, ce n’est pas ce que l’on dissimule, c’est de l’espace non public, quelque chose dont nous avons besoin pour ensuite jouer notre rôle sur l’agora. Elle est aussi vitale socialement que le sommeil l’est biologiquement. La transparence totale s’apparente à une nouvelle forme d’Inquisition. Car que veut dire être transparent ? Que l’on voit au travers de vous et donc que l’on ne vous voit plus ? On nous fait confondre honnêteté et transparence. Il faut se poser la question : est-ce que le seul moyen que j’ai d’être honnête, c’est d’être mise sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Si la réponse est oui, cela signifie que l’on a inventé l’honnêteté totalitaire » (cité p. 61).

– Le numérique exalte la puissance de la seule technique.

Nos auteurs rappellent la « Règle de Gabor » (Dennis Gabor, prix Nobel de physique en 1971) : « Tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée moralement bonne ou condamnable » (cité p. 26). « A force de sous-traiter certaines tâches, notre cerveau désapprend. C’est aussi vrai pour notre mémoire, de plus en plus externalisée, que pour le sens de l’orientation (cf. les GPS) » (p. 103). « Ce n’est pas de données que nous manquons, mais bien de ces choses que les ordinateurs ne savent pas produire : des idées, des concepts, des imaginations » (p. 110). « La botte secrète du cerveau humain face à l’ordinateur, c’est aussi le goût du risque. Pour le big data, l’imprévisible, c’est le mal absolu » (p. 111).

– Le numérique ne donne que le nombre comme instrument de mesure et d’évaluation.

« Avec l’ebook, il ne s’agit pas seulement de dématérialiser un livre, mais de l’“augmenter”, de l’“enrichir”, de le rendre “dynamique” par de multiples liens hypertextes, autant de passerelles vers le réseau qui vont perturber la lecture avec des sons, des vidéos, des notes en tout genre. Les Big Data suivent un objectif : allonger le temps de connexion, ce moment “fructifiable”. Le lecteur plongé dans son livre papier est inatteignable, n’étant pas raccordé au réseau, il ne fournit aucune donnée, ne représente aucun intérêt marchand » (p. 96). Ceci enferme la personne dans l’univers de la quantité, celui de la succession de moments, dans l’immédiat (p. 101). « En effaçant la chronologie, en gommant les repères historiques, on induit un état de confusion, une incapacité à hiérarchiser les événements. Privé de la profondeur du temps, chacun vit dans un monde aplati où tout est au même niveau, où tout se vaut » (p. 102).

– Le numérique énerve l’esprit critique.

« La pornographie permet de désactiver les velléités de révolte puisque l’on sature l’esprit avec une illusion de transgression » (p. 158). « Notre cerveau est un jouet compulsionnel. Le jeu est le meilleur capteur d’attention qui soit, d’où l’engouement des big data pour ce secteur lucratif » (p. 159). « La mise en concurrence avec la machine nous entraîne dans une course à la performance, perdue d’avance. Plus les ordinateurs améliorent leur vitesse de calcul, plus ils accélèrent notre rythme de travail. Toute tâche est urgente, tout est prioritaire, la consigne, c’est l’exécution immédiate » (p. 164). « Jamais aussi connectés, jamais aussi seuls ! Le monde devient un open space, cet espace faussement convivial, configuré pour l’autosurveillance et plus de productivité, où chacun tente de se protéger de l’autre » (p. 167). « La technologie du ciblage individuel sera si performante qu’il sera vraiment dur pour les gens de regarder ou de consommer quelque chose qui n’a pas été d’une manière ou d’une autre taillé pour eux » (Eric Schmidt, patron de Google, (cité p. 151).

– Le numérique renferme sur le groupe des mêmes.

« L’intérêt de Facebook (dit Laurent Solly, son patron pour la France) est de permettre d’“échanger uniquement avec des gens et des entreprises dont vous vous sentez proches”. Internet comme lieu de débat devient une illusion » (p. 123). Jérôme Fourquet publia L’Archipel français en 2019 (Editions du Seuil). Sans en être les seules causes, les réseaux et le numérique sinon créent, en tout cas entretiennent et développent l’éclatement de la société… et de l’Eglise ; pour elle, l’archipel sera constitué de « chapelles ».

Je suis bien entendu un utilisateur du numérique. Cependant, mon âge m’offre l’avantage de n’être pas né avec, d’avoir vécu sans son existence pendant de longues années ; ceci permet, je crois, de conserver une certaine liberté quant à son usage. En particulier quant à celui des réseaux sociaux, que j’ignore et qui m’ignorent.

Je sais que dans bien des métiers, surtout ceux qui doivent avoir une certaine surface publique, leur usage est imposé. Ainsi, un acteur ou une actrice de cinéma ou de séries se voit imposer, par contrat, d’avoir des comptes Facebook, Instagram, etc., avant tout parce que c’est un moyen de vendre le film ou la série.

Sans doute ne faut-il, ne peut-on pas se défaire du numérique mais apprendre à s’en déprendre.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers Data center (centre de données).

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