Gaël Giraud, Composer un monde en commun Une théologie politique de l’Anthropocène
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 8 mars 2023 à propos de Gaël Giraud.
En mars 2022, la publication de la thèse de théologie soutenue en 2020 au Centre Sèvres par Gaël Giraud (né en 1970, normalien, spécialiste réputé d’économie mathématique et jésuite) a été suspendue au dernier moment, en raison d’une accusation de plagiat. Une autre polémique a eu lieu ensuite, après une intervention maladroite de l’auteur sur un réseau social, soupçonnant le président de la République de liens avec la banque Rothschild, alors que ce type de collusion est précisément au cœur des recherches menées pour cette thèse.
Celle-ci a néanmoins été publiée en octobre, après que le jury de nouveau réuni a confirmé l’originalité des travaux mais retiré la mention cum laude, du fait de référencements négligents de citations concernant exclusivement des aspects particuliers du droit international. L’édition finale a été corrigée et enrichie d’une cinquantaine de pages.
Le crédit de Gaël Giraud reste entamé dans certains milieux académiques. Mais ces critiques ne disqualifient pas l’intuition centrale de ce gros livre (764 pages), portée par une intelligence supérieure ou du moins remarquable : c’est la menace d’une gouvernance mondiale, élitiste et non démocratique, exercée de concert par des « ultra puissants », personnalités richissimes et chefs d’État des pays les plus « avancés ». La perception de ce risque peut occasionner des propos brutaux dans le cadre simplificateur de communications médiatiques, loin de la rigueur des recherches universitaires, à notre époque de polémiques sans cesse rebondissantes.
L’intérêt du travail de Gaël Giraud se situe cependant bien au-delà de ces chamailleries. Il couvre et croise plusieurs disciplines. Il est « théologique », et donc aussi philosophique. Il est « économique », et donc animé par le souci d’une responsabilité éthique des entreprises. Il est enfin de l’ordre de la « science politique » et doit donc assumer le défi écologique de l’« Anthropocène » (c’est-à-dire une ère où les humains deviennent la principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques « naturelles »).
Tout ceci repose sur une approche croyante, qui consiste à prendre au sérieux les paroles bibliques, et spécialement l’« analogie de la narrativité » qui annonce la venue d’un « règne de Dieu ». Il s’agit de substituer cette nouvelle analogie à celle de l’être que la scolastique médiévale a présentée comme l’aboutissement indépassable de la tradition théologique. Cette analogia regni intègre toute la création dans le « règne de Dieu » et est « délicate et fragile comme l’est la tendresse, dans l’horizon d’une Terre qui sans cela deviendra en partie inhabitable avant la fin du XXIe siècle » (finale de l’ouvrage, p.763).
Par-delà sa technicité, liée à la recherche en théologie, cette thèse ouvre à la rencontre stimulante de l’« analogie du règne ». Celle-ci permet à la pensée croyante et à une gouvernance de l’Église et du monde d’envisager favorablement une diversité d’expériences (ou « expériments » – en fidélité à une notion-clé de l’école ignacienne).
Les quatre parties de l’ouvrage suivent pas à pas le récit de l’Ascension, tel qu’il se trouve chez Luc, au début des Actes des apôtres : Ac 1, 6-11 (pages 33-37). Première partie : « Est-ce maintenant ? ». Deuxième partie : « Une puissance vous sera donnée … ». Troisième partie : « Mes témoins jusqu’aux extrémités de la Terre ». Quatrième Partie : « Pourquoi regardez-vous ainsi le ciel ? ».
L’Ascension présente le « retrait de Dieu ». Dietrich Bonhoeffer a pu en avoir l’intuition et le formuler dans sa prison juste avant d’être exécuté à quelques jours du suicide de Hitler. Ce n’est pas à la gloire du Ressuscité que l’Ascension ouvre d’abord, mais à l’intelligence du « retrait de Dieu ». C’est ce qui nous donne d’assumer à notre tour ce mouvement de « kénose »
qui conduit à se dépasser soi-même dans le don de soi-même. La disparition du « corps » du Christ rend possible la communion avec lui. La sacralisation de la « personne », étendue à toute création (et donc à tout ce qui est commun), démasque la prétention du politique à ne garantir désormais que le droit relatif aux seuls individus (chapitres 1 et 2). Mais étendre au-delà des individus la notion de « personne », telle qu’on en trouve la définition christique dans le dogme de Chalcédoine, permet d’ouvrir le droit personnel aux fleuves, aux montages, à tout être vivant dans le règne végétal ou animal, et enfin à la Terre elle-même, perçue comme Gaïa. Toute la création peut bénéficier de ce statut personnel.
La puissance du droit, qui se manifeste dans l’histoire depuis l’émergence de l’État jusqu’aux « révolutions » comme celle de 1789 en France, mais aussi à partir de 1891 dans la « doctrine sociale » de l’Église, est d’ordre spirituel. Encore faut-il bien distinguer et discerner ce qui relève vraiment de l’Esprit, « quand métaphores et paraboles font émerger plus que ce qui était réel jusque-là » (expression empruntée au théologien luthérien Eberhard Jüngel, 1934- 2021). Un récit est possible de l’avènement du règne de Dieu comme « parabole vive ».
Les chapitres 3 et 4 présentent la Pentecôte comme l’exercice de la puissance de l’Esprit, qui fait que le Christ se donne sans cesse de nouveau et intimement dans l’eucharistie. La notion même de « personne », introduite à Chalcédoine pour définir l’union des deux natures dans le Christ, instaure une dynamique spirituelle offerte à toute l’humanité, et jusque par-delà ceux qui confessent la foi chrétienne. Il devient même indispensable d’inclure dans ce mouvement toutes les composantes de la création : « En Christ tout a été créé ».
Au travers de la réforme dite « grégorienne » (d’après Grégoire VII, pape de 1073 à 1085), Gaël Giraud perçoit un basculement : la théologie politique qui promeut l’analogie de la création et en respecte la sacralité, est subrepticement évincée par une pensée de la « nature » substituée à la création et transformant le cosmos en un réservoir infini de possibles – jusqu’au risque de l’épuisement des ressources disponibles mais finies.
Au cours des siècles suivants, cette orientation philosophique et théologique se poursuit jusqu’à la notion d’analogia entis (analogie d’être), qui construit un « surmoi » occidental de domination du monde par l’homme en tant qu’individu. L’individu libre ou libéré prend alors le pas sur la personne. Que ce soit dans le régime de l’État, les échanges, les marchés et les finances, c’est le respect de la liberté individuelle qui doit régir le droit au service de la promotion de toutes les particularités. Telle est, d’après Gaël Giraud, notre situation actuelle.
Volontairement, je passe ici directement à la dernière partie de l’ouvrage, où il s’agit, en écho assumé avec la pensée de Christoph Theobald (théologien jésuite franco-allemand, né en 1946, qui a dirigé la thèse), de déployer le programme annoncé dans le titre : « Composer un monde commun, une théologie de l’Anthropocène ». Il nous faut accepter que la diversité des expériences sociales, familiales, spirituelles, économiques, de rapport à l’autre et à notre monde, ne soit plus appréhendée sur un mode unique d’intelligence et surtout de solidarité. Le temps est venu – et avec une relative urgence – d’accueillir positivement des expériences qui peuvent constituer des signes sans devoir être interprétées selon les critères du marché libéral ou de son symétrique en miroir : le communisme réduit à un matérialisme marchand. En reconnaissant l’analogie des expériences, le christianisme peut apporter une harmonie : celle de la louange de la création et de sa sauvegarde…
Si tout ce qui est commun à tous (et que Gaël Giraud appelle les « communs ») peut pour les chrétiens être investi de la force de la « personnification » issue de la personne du Christ telle qu’elle a été définie à Chalcédoine, alors s’ouvre la porte à une résonance des expériences audacieuses de déplacement des idées reçues ou des idéologies. Il s’agit bien de proposer une résonance – certains diront des paraboles ou des « expériments » – pour risquer une nouvelle forme de gouvernance de notre Terre entrée dans l’âge de l’Anthropocène. Ces expériences refondatrices se déploient aux marges de nos sociétés.
La notion de « parabole vive » engage dans sa pointe une reconnaissance de l’avènement du règne de Dieu, qui (en suivant une intuition de Karl Rahner) se livre alors pleinement dans cette auto-communication. La « parabole vive » produit dans ses effets une expérience qui provoque une conversion. Cette conversion peut résonner avec d’autres expériences spirituelles. L’auteur garde personnellement la mémoire vive d’une telle expérience en Amazonie. En devenant tout à la fois pleinement responsable de son monde et une menace pour celui-ci, l’humanité fait face à un défi inédit.
Puisse l’auteur me pardonner de n’avoir pu garder la rigueur langagière de la science théologique, dans l’espérance d’en offrir résonance plus accessible aux « communs ».
Hugues Derycke
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