Eberhard Jüngel, La mort

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 4 mai 2022 à propos du livre  : « La mort » d’Eberhard Jüngel.

Eberhard Jüngel, né en 1934, est décédé le 28 septembre 2021, alors que paraissait en français son  ouvrage La Mort, repris d’une édition allemande de 1971, la traduction s’appuyant plus précisément de la  troisième édition de 1973. L’ouvrage permet d’accéder à l’œuvre de Jüngel, de manière plus didactique que  son œuvre majeure Dieu Mystère du Monde éditée en allemand en 1977, et traduit en Français en 1983, en  2 tomes au Cerf, collection Cogitatio Fidei, 116 et 117. Jüngel Professeur de Théologie à Tübingen, fut le  dernier assistant de Karl Barth (1886-1968). Dieu Mystère du Monde est reconnu comme une œuvre  déterminante de Théologie systématique allemande, notamment dans la confrontation avec « la mort de  Dieu » (Nietzsche) et dans l’accueil assumé de la pensée de Heidegger, dont le jeune théologien a suivi les  cours à Berlin dans les années 50. En 57, il passe en Suisse et devient le disciple de Karl Barth. Après  Pannenberg et Moltmann, il en devient le dernier assistant.

Sa double culture philosophique et théologique, et aussi une très grande rigueur d’écriture, lui autorisent de  proposer un ouvrage qui fait autorité en Théologie Fondamentale. Un des aspects essentiels est sa réflexion  sur la Croix et sur la Mort de Jésus-Christ qui ouvre un discours après celui de la « mort de Dieu », et qui  propose de penser le rapport de Dieu et de la Mort. L’ouvrage édité en 2021, porte simplement le titre La  Mort. Il permet d’accéder à l’essentiel de cette confrontation entre Dieu et le néant. Il semble bien en effet  que Jüngel se soit épuisé dans son œuvre magistrale, alors que sa réputation de prédication orale demeure.  La Mort reprend une part de ces prédications et aussi s’appuie sur un dialogue avec ses confrères  philosophes.

L’ouvrage est en deux parties dont la première est une confrontation philosophique avec la mort. « L’énigme de  la mort » (titre de cette première partie). Celle-ci oblige à poser la question de « sa propre mort » (chapitre 1), puis à ouvrir au fait social de « la mort de l’autre » (chapitre 2) et enfin « à prendre congé d’une  représentation », celle de « la séparation du corps et de l’âme » qui permet « l’immortalité de l’âme » selon  « l’héritage de la Mort de Socrate » qu’en formule Platon. Ce qui conduit à « un devoir théologique : déplatoniser le christianisme » (Chapitre 3). Si l’apport de Platon sur l’immortalité de l’âme permet de  dépasser la négativité d’un absurde de la mort, elle fait cependant de la mort de Socrate un suicide consenti  qui risque de relativiser, pour les modernes que nous sommes, la violence de la perte de la relation. Pour  Jüngel relayant ici Hegel : l’entendement consiste à soumettre le réel à la négation. Connaître ne consiste  pas à décrire le réel, mais « à retenir ce qui est mort ». C’est pourquoi « l’esprit sans le Golgotha de l’esprit »  n’est pas l’esprit. (p. 110 et 111). « L’esprit n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure  absolue. … Il n’est que cette puissance qu’en regardant le négatif droit dans les yeux, qu’en s’attardant chez  lui. »

La seconde partie : « Le mystère de la mort » va déployer une réponse théologique où Jüngel prend le soin  de distinguer entre les notions d’énigme et de mystère. « Comprendre que l’homme est mortel, que la mort,  en tant que qu’elle nous déconcerte, est ce qui nous est le plus intime et revient à résoudre l’énigme de la  mort de manière à ce que son véritable mystère se manifeste. Le discours théologique sur la mort ne peut  donc avoir d’autre but que de tenter d’introduire au mystère de la mort ». (p. 115). Le mot mystère renvoie  à son étymologie latine d’un fondement plus profond, en liturgie il recouvre aussi le mot « sacrement » ! On  n’est pas dans une perte de sens mais dans un surcroît de signification. (La nouvelle traduction du missel use  du mot « mystère » dans un sens semblable, la complétant par la mention de sacrifice). Cette seconde partie  comporte trois chapitres : chapitre 4 : La mort du pécheur. La mort comme salaire du péché ; chapitre 5 : La  mort de Jésus-Christ. La mort, passion de Dieu ; chapitre 6 : La mort de la mort. La mort comme immortalisation  de la vie vécue.

L’ouvrage prend ses distances avec les récupérations néoplatoniciennes de Saint Augustin dans La cité de  Dieu qui parle d’une « seconde mort » éternelle de l’âme quand elle est condamnée dans le jugement de  l’Apocalypse ! En fait, Jüngel n’est pas à l’aise avec toutes ces expressions qui dédramatisent la mort, ou qui  se récupèrent dans des formes suaves d’immortalité ! La pointe est à chercher dans les deux derniers  chapitres qui prennent à bras le corps le drame de la mort et en premier lieu celle de Jésus. Le risque est  toujours de passer trop vite au-dessus de la mort, voire à l’effacer, pour magnifier la résurrection. Or c’est  cette mort, dramatique à l’extrême sur la Croix, où Dieu manifeste un événement salvifique. « Voici donc la  thèse que je défends : non seulement la croyance selon laquelle Dieu s’est fait homme est née après la mort  de Jésus, mais elle a trouvé un fondement dansla mort de Jésus, et n’a été reliée qu’a posteriori à la naissance  de Jésus. » (p. 192-193)

La fuite des disciples ou la « retraite » est une signature historique de la vérité de la mort de Jésus. Alors si  les femmes se taisent et si les disciples se terrent, il reste à Dieu à se « mouvoir ». Dieu se « retire » en Jésus  dans un passage, une émotion amoureuse à l’extrême, une manière de s’émouvoir qui le conduit à se  « mouvoir » dans ce qui lui est le plus étranger, la contradiction de la vie. Et c’est de cette profondeur que  surgit La résurrection ! (p. 202 et suivantes). Dieu ne traverse pas la mort comme on traverse un Arc de  triomphe ; le Seigneur ressuscité des morts porte les traces de la crucifixion, « ces stigmates insignes de son  pouvoir ». Il faudra attendre le IVème siècle pour que cessent les crucifixions et pour que le signe de la mort,  le signe de croix, devienne celui de la résurrection et la forme d’une bénédiction ! Là où l’homme souffre sa  fin « finiment », Dieu souffre alors en Jésus « infiniment ». S’ouvre alors l’histoire du salut dans ce qui est le  cœur de la foi chrétienne. Dieu en se confrontant au fléau de la mort ouvre au salut. (p. 207). Dieu offre le  « sacrifice de lui-même ».

Pour honorer la mémoire de Jüngel, je propose ici de reprendre la finale du Tome 1 de Dieu Mystère du  Monde qui suit de peu d’années le texte précédent. On est dans un contexte où l’auteur s’est confronté à  Nietzsche et aux discours de la mort de Dieu et assume positivement l’apport de Heidegger.

« En raison de la parole de la croix – laquelle annonce à bon escient que le ressuscité d’entre les morts est le  crucifié – nous répondrons : l’être de Dieu se révèle comme créateur avant tout dans le conflit avec le  caractère anéantissant du néant ». Dieu Mystère du Monde Cerf, tome 1, Cogitatio fidei 116, 1983 (p. 340).

« Dans son vrai sens théologique, le discours sur la mort de Dieu déclare donc que Dieu est celui qui s’engage  dans le néant. Ceci n’est pas contredit par la foi en la résurrection d’entre les morts. Au contraire, la proclamation de la résurrection de Jésus dévoile plutôt en quel sens Dieu est celui qui s’engage dans le

néant :  non pas en sorte que par là le néant soit éliminé, mais de manière que le néant soit introduit dans l’histoire  de Dieu. Dieu combat le néant en ceci qu’il ne l’abandonne pas à soi-même. Abandonné à soi-même, le néant  serait l’absolument indéterminé et comme tel chaotique. En s’engageant dans le néant, Dieu le détermine  quand même. Et en le déterminant, Dieu contredit son pouvoir anéantissant ; il lui résiste. » (…). « Lorsque  Dieu s’est identifié à Jésus mort, il a localisé le néant à l’intérieur de la vie divine (…). Endurant en soi-même  l’anéantissement, Dieu se manifeste comme le vainqueur du néant, il met fin à la vaine attraction de “l’enfer,  de la mort, et du diable” » (p. 341).

Juste pour compléter l’aridité de la dialectique de Jüngel, on peut lire Gérard Vincent, Mort d’un Chartreux,  éditions du Rocher 2022. Ce petit livre, qualifié de roman, tient plus de la poésie et de la méditation. Il prend  la forme d’un journal d’un chartreux qui se sait condamné par un cancer et qui tient un journal épisodique  durant les derniers mois de sa vie. Les pages livrent une méditation poétique et spirituelle qui tient de la  lumière de la grande Chartreuse et sa tradition mais aussi d’une vaste culture poétique.

Hugues Derycke

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L’Observatoire Foi et Culture (OFC), voulu par la Conférence des évêques de France a pour objectif de capter « l’air du temps » en étant attentif à ce qui est nouveau dans tous les domaines de la culture : la littérature,[...]