Le Cardinal François Marty
L’Église a besoin de faire son histoire et ne serait-ce que pour cela une biographie du cardinal Marty est utile. Olivier Landron, professeur à l’Université Catholique de l’Ouest-Angers, vient d’en publier une aux éditions du Cerf qui amène à réfléchir sur presque un siècle d’histoire de l’Église en France.
Sans doute, nos lecteurs se souviennent du cardinal François Marty, né à Pachins (Aveyron) en 1904, prêtre du diocèse de Rodez, évêque de Saint-Flour de 1952 à 1960, archevêque de Reims en 1960 et enfin archevêque de Paris de 1968 à 1981. Cette figure bonhomme, caractéristique du monde rural grand pourvoyeur de prêtres, cristallisa les critiques et les attaques de la gauche et de la droite lors de son épiscopat parisien. Aussi l’image et la mémoire du cardinal François Marty ravivent-elles parfois des séquences douloureuses de l’histoire récente de l’Église.
Faire retour sur la vie et le parcours de François Marty, à l’aide de cette biographie, bien informée mais dont on aurait aimé qu’elle approfondisse certains points et dépasse le seul horizon de la personne du cardinal aveyronnais, c’est, somme toute, réfléchir sur plusieurs évolutions massives traversées par les catholiques français.
Le cardinal François Marty appartient à une génération intermédiaire. Il naît dans une région de catholicité qui semble, dans la France urbaine d’aujourd’hui, totalement exotique. Entre la France dans laquelle naît en 1904 François Marty et celle de 1994, que de métamorphoses ! Dans la première, l’inertie de modèles issus, d’un XIXe siècle qui fut un grand siècle catholique, demeure intacte. Le conflit politique entre l’Église et la République est à son acmé et débouche sur un modèle inédit de Séparation. L’ordre social demeure puissamment encadré par la force normative de l’Église comme instance morale. Dans la seconde, les interrogations sur la diversité religieuse, sur la crise économique et le devenir des jeunes, sur la déchristianisation qui peut apparaître comme une sortie de la religion envahissent la scène et le débat publics. En 1904, l’évidence de Dieu demeure. En 1994, la non-évidence semble s’être imposée. D’où souvent des lectures trop faciles et trop linéaires qui sourdent de l’angoisse née d’une telle trajectoire de l’histoire du catholicisme en France. François Marty a vécu sa vie de pasteur dans l’effacement de son monde intime : il a voulu voir les choses avec lucidité et toujours avec bienveillance (ce qui ne voulait pas
dire sans sens critique). Fut-ce si facile à vivre ?
Fort de cette expérience, François Marty est suffisamment lucide pour faire la part entre la tradition sociologique et l’appel constant à la conversion du Christ. L’homme ne sera donc jamais le conservateur d’une identité sociale et culturelle qu’il sait conditionnée par l’espace (Paris n’est pas Saint-Flour !) ni le nostalgique d’une société d’ordre qu’il voit contestée par la jeunesse (Mai 1968). Embarqué dans les transformations de l’Église (Vatican II qu’il faut lire comme un processus commencé bien avant 1962) et de la France (ce sont les Trente glorieuses ou, selon le terme de Fourastié, « la révolution invisible »), le Cardinal François Marty est d’abord un homme optimiste qui embrasse les évolutions dont il est le témoin avec le regard du disciple du Christ. Tenir l’exigence de ce regard fut-il aisé ? Point du tout. Au contraire : les critiques pleuvent tant à droite qu’à gauche. Et dans une époque où la politique et les sciences sociales envahissent le champ de la réflexion, rester le témoin fidèle et aimable du Christ se révéla une gageure. Le cardinal François Marty sut y réussir : ainsi la veillée au Parc des Princes avec les jeunes Parisiens pour la première visite du pape Jean-Paul II en France en mai 1980 manifestera-t-elle une vitalité insoupçonnée de la jeunesse catholique et marqua les esprits tant en France qu’au Vatican.
Pour autant, l’épiscopat parisien du cardinal François Marty fut marqué par des épreuves qui pèsent encore sur l’Église en France. L’agitation gauchiste des années 1970, née de la dynamique de mai 1968, se conjugua avec les élans réformateurs du concile Vatican II. Les deux phénomènes ne procèdent ni de la même origine et ne possèdent pas la même visée : mais leur concordance a alimenté un sentiment de crise
qui traumatisa une large partie de l’opinion catholique. À cela vient s’ajouter la crispation traditionaliste qui dégénère en tension et provocation intégristes. L’épisode de Saint-Nicolas du Chardonnet, paroisse parisienne occupée à partir de 1977, la violence des propos des abbés Ducaud-Bourget, Bruckberger, Coache, de Mgr. Lefebvre à l’égard du cardinal François Marty traduit la blessure vive que provoque ces événements qui conduiront à une forme de schisme dont la France reste, qu’on le veuille ou non, l’épicentre. Et cela s’explique : la déclinaison de motivations religieuses et politiques, la proximité d’une extrême droite catholique et du mouvement traditionaliste boivent à l’histoire de France (la guerre de 1939-1945, le souvenir de Pétain, la guerre d’Algérie, la haine du général de Gaulle…). Le cardinal François Marty refusa de se rendre prisonnier de ces nostalgies identitaires, sans doute au prix de ruptures qui ont progressivement consolidé une communauté marginale.
Plus qu’un bilan, cette biographie appelle à une réflexion sur les générations qui font l’histoire. La vie du cardinal François Marty épouse les métamorphoses de la société française. Elles ont été d’une ampleur sans précédent. Dans ces conditions, l’exercice du ministère sacerdotal et épiscopal se révéla extraordinairement difficile. Il s’agit moins de juger l’homme et ses réussites que de comprendre ce moment de la vie de l’Église. Et cette histoire de notre passé récent s’impose pour ne pas se tromper sur l’analyse des signes de nos temps actuels.
Benoît Pellistrandi