Homélie de la messe du pélerinage des évêques

Ricard2

Chers frères évêques
Chers frères et sœurs dans le Christ,

Je vous invite ce matin à contempler la Vierge Marie qui quitte son village pour aller vers une ville de Judée. Elle vient visiter et sans doute aider sa vieille cousine Elisabeth qui est sur le point d’accoucher. Saint Luc nous dit : « Elle se mit en route rapidement », avec hâte. Sa marche est légère. Elle ne s’encombre pas d’une multitude de bagages. Elle est tout à la joie d’annoncer à Elisabeth la bonne nouvelle qui la concerne et de se mettre à son service. A travers ce visage de Marie, nous avons une merveilleuse image de l’Eglise, de ce que l’Eglise est, de ce que l’Eglise est appelée à être. Comme Marie, l’Eglise doit être cette communauté de disciples, légère, qui ne se laisse pas paralyser par le passé, par les habitudes, par la peur de quitter le fonctionnement familier mais qui prend la route, toute habitée par la joie d’annoncer cette Bonne Nouvelle qui la fait vivre et de se mettre ainsi au service des hommes. C’est cette passion pour l’annonce de l’Evangile qui appelle une totale disponibilité pour la mission, une radicalité dans les choix. Il est important aujourd’hui de le dire, de le redire, quand nous sommes questionnés, comme évêques, sur l’appel au ministère presbytéral.

Faut-il aménager de façon différente le ministère presbytéral ou bien redire à frais nouveaux notre choix du radicalisme évangélique ? La question revient souvent. Nous l’avons entendue ces temps derniers.

En effet, quelques jours après la mort de Jean-Paul II, certains médias ont voulu se faire pardonner la façon dont ils avaient relayé tout spontanément l’émotion populaire. Sont apparus alors un certain nombre d’articles ou de reportages visant à montrer que le pape défunt n’avait pas voulu prendre les décisions qui auraient permis à l’Eglise de sortir de la crise, par exemple, celle, en France, des vocations au ministère presbytéral. J’en prendrai pour exemple le flash donné par Antenne 2 sur le séminaire de Bordeaux. Au beau témoignage d’un séminariste qui essayait de parler de son expérience spirituelle, le journaliste n’épinglait que le problème du célibat, de l’engagement à vie, de la faiblesse du traitement du prêtre, surtout pour quelqu’un qui sortait d’une grande Ecole, et de l’exercice actuel du ministère du prêtre appelé à gérer une multitude de paroisses. Le journaliste terminait par cette condamnation sans appel : et l’Eglise croit qu’avec ça elle va régler le problème des vocations !

Croit-on vraiment qu’il suffise d’aménager aujourd’hui les conditions de vie et d’exercice du ministère presbytéral, d’autoriser le mariage pour les prêtres, de leur garantir un bon traitement et d’aménager la vie paroissiale pour attirer les jeunes ?

Plus profondément, posons-nous la question : quel est le type-même d’existence et de ministère des prêtres qu’appelle, comme une exigence intérieure, l’urgence de l’évangélisation aujourd’hui ? Je crois que l’appel ne va pas dans le sens d’un aménagement à moindre frais. En ce domaine, nous ne pouvons entrer dans la logique marchande où il faudrait adapter aux besoins du consommateur un produit que nous souhaiterions vendre. Ma conviction profonde, c’est que les défis qui nous sont posés pour une annonce de l’Evangile dans une société qui ne le connaît pas ou qui croit à tort l’avoir connu impliquent pour le ministère apostolique une expérience spirituelle forte, un don de soi radical à la suite du Christ. Il nous faut comme les apôtres tout laisser, tout quitter pour le Royaume de Dieu. En effet, notre souci ne saurait se réduire à vouloir maintenir coûte que coûte notre fonctionnement ecclésial actuel. La mission n’est pas une affaire de structures à consolider mais bien une foi et une espérance à communiquer. Comme nous y a invités le pape Jean-Paul II, il nous faut toujours « repartir du Christ », de ce Christ qui est venu « apporter le feu », ce feu de l’amour transformant du Père dont il nous dit : « C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc 12, 49) Le Christ n’a pas besoin de tièdes mais d’apôtres passionnés qui vivent dans toute sa densité l’aventure évangélique.

C’est pour cela que l’appel du Christ est radical. Il invite à tout quitter pour venir à sa suite, pour oeuvrer dans le grand champ à moissonner du Père. Jésus ne dit-il pas au jeune homme qui avait de grands biens : « Une seule chose te manque ; va ; ce que tu as, vends-le et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi !. » (Mc 10, 21) ? Pierre a compris qu’on ne peut vivre à moitié un détachement pour la mission. Il dit à Jésus : « Eh bien ! Nous, nous avons tout laissé pour te suivre. » et Jésus de répondre à ses disciples: « En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Evangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Mc 10, 28-30)

Cette disponibilité pour la mission implique le célibat, le célibat de ceux qui, dit Jésus : « se sont rendus eunuques eux-mêmes à cause du Royaume des cieux. » (Mt 19, 12) Un célibat souvent décrié. On peut se demander d’ailleurs : Pourquoi attaque-t-on si fort le célibat aujourd’hui ? En quoi gène-t-il, en particulier des gens qui se disent étrangers à l’institution ecclésiale? Pourquoi veut-on si fort le faire disparaître, dire qu’il est difficile à vivre et qu’un certain nombre de prêtres le vivent mal ? C’est vrai que l’Eglise a connu -et connaît dans les Eglises orientales- l’appel au sacerdoce d’hommes mariés. Mais on peut se demander si cette contestation du célibat dans nos sociétés occidentales est vraiment au profit du mariage. Je ne le crois pas. Le célibat est le symbole d’une sexualité régulée et c’est cela qui est remis en question. Ne soyons pas naïfs, après le célibat, c’est le mariage lui-même qui est tout de suite après suspecté, ce mariage qu’on dit « bourgeois » ou « traditionnel » pour le relativiser et le mettre en relation avec bien d’autres formes de nuptialité. En fait, célibat et mariage se soutiennent l’un l’autre. Que l’un soit touché, l’autre le sera inéluctablement.

Mais le célibat n’est pas le tout de la disponibilité apostolique. Celle-ci appelle la pauvreté, une simplicité de vie, un détachement vis-à-vis de l’accumulation des biens matériels, l’acceptation du départ pour une autre mission. Tous ces éléments font corps entre eux et prennent sens ensemble pour dessiner dans toute sa singularité une vie à la manière des apôtres. Cette disponibilité, qui s’exprime par un état de vie, doit également se vivre intérieurement, par une liberté et donc une libération de tout ce qui risque de nous paralyser ou d’alourdir notre marche : nos peurs, notre narcissisme, nos habitudes, nos prêts-à-penser familiers. L’appel du Christ nous invite au don de nous-mêmes. C’est ainsi que l’on devient pasteur, pécheur d’hommes.

Frères et sœurs, souligner ce radicalisme évangélique, ce n’est pas se crisper sur un modèle ancien du prêtre, c’est tout au contraire mettre en lumière le type de prêtres que demande l’évangélisation aujourd’hui.

Frères évêques, voilà l’aventure évangélique que nous avons à proposer clairement à tous ceux qui sont appelés à devenir comme prêtres nos collaborateurs dans le ministère apostolique. On comprend qu’une société sécularisée et marchande ait du mal à percevoir un type d’existence dont les valeurs semblent être aux antipodes des siennes. Mais je crois que bien des jeunes peuvent pressentir qu’il y a là une existence riche en bonheur et en vraie joie. Combien de prêtres peuvent en témoigner ! Hier, je célébrais les obsèques à Bordeaux de Mgr Max Cloupet, que beaucoup ici connaissent, et qui a été recteur de Saint Louis des Français à Rome. Il venait de fêter ses cinquante ans de sacerdoce, le 10 avril dernier, et il disait dans l’homélie de sa messe de jubilé : « A ceux qui ont mon âge et qui suivent fidèlement, comme prêtres ou comme baptisés, le Christ ressuscité, je dis : N’est-ce pas que nous sommes heureux ! A ceux qui sont dans la force de l’âge, je souhaite de ne pas connaître la lassitude et d’aimer l’aventure spirituelle. A ceux qui viennent de prendre la route du mariage et du sacerdoce, j’affirme qu’il n’y a rien à craindre : cette route là se fera en marchant ; Dieu est toujours devant. A ceux qui sont encore à choisir leur orientation de vie, je confie que s’il me fallait recommencer je prendrai la même direction, avec seulement plus de générosité. »

Que le Seigneur, à l’intercession de la Vierge Marie, nous donne, donne à toute notre Eglise, la confiance, l’audace et la joie d’appeler au ministère apostolique dans toute la sève et la vigueur de l’Evangile. Amen.

Jean-Pierre RICARD
Archevêque de Bordeaux
Président de la Conférence des Evêques de France