Des gémissements à l’exultation | temps spirituel mené par le cardinal Bustillo à Lourdes

les évêques observent un temps de silenceMéditation du cardinal François Bustillo, évêque d’Ajaccio, donnée à ses frères évêques lors de l’Assemblée plénière de Lourdes, le 3 novembre 2023.

Chers Frères,

Nous sommes pasteurs avec notre nature et notre culture. Nous savons, comme dit saint Paul, que ce qu’il y a de faible dans le monde, Dieu l’a choisi (cf. 1 Co 1,27). Mais nous avons reçu l’onction, force et moteur de notre mission. Le regard fixé sur le Seigneur, origine et sens de nos vocations, nous évitons la tentation du messianisme naïf pour être dociles à l‘Evangile.

Notre collège épiscopal est une réalité organique et non mécanique. Si le collège est organisé et ordonné, il n’est pas appelé juste à fonctionner mais à vivre. Parfois la machine ecclésiastique peut être lourde et ralentir notre mission. Alors, il est important de veiller à l’état de notre famille spirituelle, pour que la gestion ne l’emporte sur la vision, ni le faire sur l’être. Ce temps spirituel nous aide à nous poser et à nous re-poser.

Lors des moments de communion comme le nôtre, je crois important d’appliquer, comme le dit l’Apocalypse, ce collyre pour oindre nos yeux (cf. Ap 3,18) ; une « onction visuelle » pour convertir notre regard sur la vie et sur les autres, une onction pour voir différemment, pour avoir un regard renouvelé, purifié, éclairé.

Je voudrais souligner trois aspects rapidement avec vous ce matin.

1 – Les gémissements


L’épitre aux Romains, au chapitre 8 que nous avons entendu il y a quelques jours, nous rappelle que la Création gémit et nous aussi. Les gémissements sont des signes de souffrance exprimés doucement mais réellement.

Nous faisons partie d’une création imparfaite mais perfectible. Elle vit une tension interne et extérieure pour trouver la fécondité. En fait, elle gémit parce qu’elle porte une vie. Paul, dans un contexte de souffrance, utilise trois termes porteurs d’espérance : enfantement, rédemption et adoption.

Depuis quelques années, nous, pasteurs en responsabilité, nous entendons que l’Église gémit. Nous entendons souvent dans notre ministère les souffrances de l’Église : l’âge canonique de nos assemblées, le manque des vocations, l’éloignement des fidèles, l’hostilité sociale, les douleurs des abus, etc. Chaque époque de l’histoire de l’Église a vécu ses combats.

Face aux combats, nous ne devons pas paniquer ou démissionner. De la naissance à la mort, notre vie, c’est lutter et aimer. Dans les deux cas, il faut la force, une vertu cardinale.

Nous connaissons la vision de l’enfer d’après Dante, dans la Divine comédie : « l’enfer n’est pas un lieu de souffrances, mais un lieu d’où toute espérance est exclue, interdite, impossible ».

Dans notre monde et dans notre Église, nous vivons un temps de crise et d’évolution. Et, nous le savons, l’être humain grandit de crise en crise. La crise n’est pas une fatalité, elle n’est pas non plus une impasse ; elle est un passage, une Pâque.

La presse dans notre société, face aux difficultés politiques, sanitaires, écologiques, économiques, religieuses, etc. prêche un monde différent, où l’on va s’en sortir.

Nous entendons parler de « renouveau », de « renaissance », de « rebond », « d’un monde meilleur à venir », ou, comme dans la fiction, on nous promet « le jour d’après ». Il n’est pas rare que ceux qui exercent des responsabilités politiques ou spirituelles ouvrent à l’espérance.

Vous imaginez un monde à la dérive sans espérance et sans but ? Il ne serait plus un monde, mais un chaos. Comme disait Machiavel : « rien n’est plus désespérant que de ne pas trouver une nouvelle raison d’espérer ».

En tant que pasteurs, dans les tempêtes, nous sommes confrontés à la qualité de notre foi. Comment vivre le temps de l’hiver ? Comment traverser sereinement les déserts ? Comment espérer totalement ?

Souvent, nous nous trouvons comme le Peuple d’Israël en Egypte, nous sommes aujourd’hui esclaves de nos incertitudes et nous crions : « Du fond de leur esclavage, les fils d’Israël gémirent et crièrent. Du fond de leur esclavage, leur appel monta vers Dieu » (Ex 2,23).

 

2 – L’homélie du pape à Marseille

Dans ce contexte laborieux, le pape François a parlé à l’Église de France. Sa parole nous provoque, nous stimule.

Il y a un moyen de discerner si nous avons cette confiance dans le Seigneur. Quel est ce moyen ? L’Évangile dit que « lorsqu’Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle » (v. 41). Voilà le signe : tressaillir.

Il s’agit d’un terme étonnant pour nos oreilles mais profondément évangélique.

Tressaillir c’est être “touché à l’intérieur”, avoir un frémissement intérieur, sentir que quelque chose bouge dans notre cœur. C’est le contraire d’un cœur plat, froid, installé dans la vie tranquille, qui se blinde dans l’indifférence et devient imperméable, qui s’endurcit, insensible à toute chose et à tout le monde.

Face au mystère de la vie personnelle et aux défis de la société, celui qui croit connaît un tressaillement, une passion, un rêve à cultiver, un intérêt qui pousse à s’engager personnellement.

Le modèle, c’est Jésus et sa mission.

Apprenons de Jésus à éprouver des frémissements pour ceux qui vivent à nos côtés, apprenons de Lui qui, devant les foules fatiguées et épuisées, ressent de la compassion et s’émeut (cf. Mc 6, 34), tressaille de miséricorde devant la chair blessée de ceux qu’il rencontre.

Le pape François a cité la vie humaine et spirituelle en France comme une force. Il ne s’agit pas de tomber dans la nostalgie du passé (la nostalgie rouille la mémoire, disait le sage) mais de puiser dans la mémoire. La mémoire nous rappelle que dans l’histoire, il y a eu des pages sombres et d’autres lumineuses.

Frères, sœurs, je pense aux nombreux “tressaillements” qu’a connus la France, à son histoire riche de sainteté, de culture, d’artistes et de penseurs qui ont passionné tant de générations. Aujourd’hui encore, notre vie, la vie de l’Église, la France, l’Europe ont besoin de cela : de la grâce d’un tressaillement, d’un nouveau tressaillement de foi, de charité et d’espérance. Nous avons besoin de retrouver passion et enthousiasme, de redécouvrir le goût de l’engagement pour la fraternité, d’oser encore le risque de l’amour dans les familles et envers les plus faibles, et de retrouver dans l’Évangile une grâce qui transforme et rend belle la vie.

Le pape François nous oriente non pas vers une solution pour éviter les crises, mais vers une foi et une espérance pour traverser les crises.

Le Pape, il me semble, nous rappelle que l’Église a fait rêver, l’Église ne doit pas faire pleurer.  Il est indispensable de rêver : on respire mieux ! Le rêve est l’oxygène de l’esprit, il en renouvelle l’espace (Teilhard de Chardin).

Sans naïveté mais avec le sens de la responsabilité, il faut s’inspirer du génie de nos ancêtres d’hier et des inspirations d’aujourd’hui. Dans le domaine de la spiritualité, de la culture, de la charité, de la mission, l’Église a osé des voies nouvelles. Le pape nous demande d’être créatifs. Notre mission n’est pas de dominer, de manipuler ou d’endoctriner, mais d’être des témoins de Jésus.

La vie de Jésus est ignorée. La connaissance de Jésus est cosmétique, légère. Nous avons un formidable défi, simple mais opportun pour notre société en quête de repères.

 

3 – La joie de vivre notre mission

Je pense à deux aspects de notre vie liturgique pouvant nous aider à sentir le tressaillement spirituel. A vivre avec joie notre mission. La joie évangélique n’est pas émotive, euphorique, mais elle est sereine et solide.

« L’exultet » de la nuit de Pâques

La vie humaine est complexe, elle exige force et créativité. Adam et Eve vivaient la parfaite harmonie avec Dieu et avec la Création. Après le péché, ils sont expulsés du Paradis (cf. Gn 3,23). Marqués par la finitude, ils commencent le combat de la vie. Jonas, après sa fuite, est saisi par le poisson pour ensuite être expulsé de son ventre et commencer sa mission (cf. Jon 2,11). Nous-mêmes, après neuf mois nourris et protégés dans le ventre maternel, nous sommes expulsés pour vivre à l’extérieur. Par la respiration et par l’autonomie physique, si petits, nous vivons déjà un grand combat. Chaque passage de la vie, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, l’âge adulte, la vieillesse, les responsabilités, représentent des combats pour s’adapter et croître, en vivant le mieux possible notre existence humaine. La nature nous montre que nous avons des capacités exceptionnelles pour lutter contre l’immobilisme et la passivité. La vie est puissante.

Exulter signifie bondir de joie, être transporté par une joie vigoureuse. Bartimée, dans l’Evangile, bondit et court à l’appel de Jésus (cf. Mc 10,50).

L’« exultet », nous le chantons la nuit de Pâques. Dans les nuits, le Christ éclaire pour que nos vies ne soient pas sombres mais lumineuses. L’exultet est un cri de vie et de joie où les termes utilisés par la liturgie sont des expériences et des projets : victoire, lumière, éclater, joie, passage, liberté, triomphe, gloire, aube nouvelle, …

Dans la nuit ton peuple s’avance, libre, vainqueur !

Un monde rajeuni dans la Pâque de ton Fils

Dans notre patrimoine biblique et historique, nos communautés trouvent les valeurs pascales, ces piliers intérieurs qui soutiennent l’architecture humaine et spirituelle du pasteur, capables de nous relever, de nous faire exulter.

Pour exulter et faire exulter les autres, il est important de se fortifier à l’écoute des paroles d’autorité de Jésus en expérimentant l’éphatha (Mc 7,34) : une manière évangélique d’écouter et de parler qui guérit nos surdités et nos blocages en réparant la communication en vue de la communion ; et du talitha koum (Mc 5,41), une Parole de Jésus qui relève et redonne vie (Mc 5,39).

Le triduum pascal est au cœur de notre foi, il nous fait passer des gémissements à l’exultation. Comme le Christ, nous faisons l’expérience des déformations et des douleurs du vendredi saint, des silences mystérieux du samedi saint, et de la transformation de la nuit de Pâques. On passe de la déformation à la transformation.

Le « Magnificat » : Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur.

Par la prière des vêpres, à la fin de la journée, Marie nous montre la voie de la confiance, du détachement, de la liberté. Mon âme exalte, mon esprit exulte… L’âme et l’esprit ; la vie intérieure de Marie est vivante, féconde.

Par la vitalité de la vie intérieure, Marie communique l’espérance. Marie est la comblée de grâce. Elle nous invite à combler nos vies parfois vides et creuses en laissant l’Esprit nous féconder.

Comme pasteurs, nous avons la noble mission d’offrir une nouvelle vie aux nouveaux membres de l’Église (jeunes, catéchumènes, etc.) dans le mouvement de la Bonne Nouvelle, le mouvement de l’espérance.

Pour développer l’exultation intérieure, je crois opportun de transmettre l’esprit de bénédiction à nos contemporains. Les témoins du Ressuscité dans des temps sombres engendrent la bénédiction et l’espérance.

L’Ancien Testament nous initie à la bénédiction en nous enseignant le lien naturel entre la bénédiction et la fécondité. Le patriarche donne la bénédiction. Il veut perpétuer et transmettre ses biens et ses valeurs par un acte simple mais profond. C’est magnifique de transmettre à ses enfants la bénédiction. Dans nos communautés, il nous appartient de perpétuer cette tradition biblique ancestrale.

Dans l’épître aux Ephésiens, saint Paul dit de sortir de nous tout ce qui est amer, sombre, mortifère : extirper de votre vie l’amertume, la colère, l’emportement… (Ep 4,31). Enlever tout ce qui est mauvais pour laisser place à la loi nouvelle, celle de l’amour. Aujourd’hui, le Christ nous provoque à ressusciter notre manière de communiquer, pour qu’elle dise le bien à une société prisonnière de la violence et de la cruauté relationnelle. Pour qu’elle s’élève et ne reste pas à un niveau épidermique. Le langage de bénédiction naît de la conversion de l’homme intérieur qui reconnaît le bien reçu de Dieu et tout le bien que Dieu est. Alors, le langage n’abaisse pas les autres mais les relève par des paroles de salut.

Nous sommes souvent visités par le Seigneur mais parfois nous ne célébrons pas ces visites. Nous sommes discrets pour chanter nos Magnificat, sans doute par pudeur. Or, une Église vivant de la force de Pâques est bénie et donc, appelée à développer un style de vie conséquent, celui de la bénédiction. Chaque communauté ecclésiale devrait être une « vallée de Beraka » (cf. 2 Ch 20,26), une vallée de bénédiction. Un lieu où les frères sont experts dans le dire du bien les uns des autres.

Quand nous commençons à dire du bien des frères, nous construisons la fraternité évangélique en mettant en lumière leurs talents, leurs bons côtés, leurs réussites. Nous entrons dans ce merveilleux mouvement propre à l’histoire du Salut dans lequel Dieu bénit son peuple, le père bénit ses enfants, les frères se bénissent mutuellement. La logique de la bénédiction éloigne les douleurs des malédictions. Nous nous souvenons que la lumière brille dans les ténèbres.

Nous sommes des vocations en chantier, en conversion permanente, à l’écoute de ce que l’Esprit dit aux églises. Si la lamentation est naturelle, l’exultation est surnaturelle, elle demande la liberté intérieure.

La foi pascale nous aide à dépasser les nombreuses distractions de la vie actuelle pour nous recentrer sur le Christ et construire ou reconstruire une vie intérieure solide et heureuse, capable d’exulter et de chanter les merveilles que Dieu fait dans nos vies. L’Église doit communiquer la joie à une société triste et amère. Je veux que ma joie soit en vous, nous dit Jésus (cf. Jn 15,11). Et comme disait Spinoza, la joie c’est exister plus.

Jésus nous a laissé sa joie pour que nous puissions la répandre dans le monde. Notre mission ne se limite pas à une action technique. Nous ne sommes pas des commerçants du sacré. Si notre mission n’est pas animée par une âme évangélique, elle sera une performance professionnelle comme tant d’autres. Le monde attend des témoins de l’Evangile capables de dire aux autres : ta vie est une joie, merci d’exister ! Ton existence est une bénédiction ! Cette bénédiction ne se réduit pas à un geste liturgique. Elle est un projet de vie et de bonheur pour les croyants et les chercheurs de sens dans un monde sortant de l’hibernation spirituelle.

Le pape François disait le 10 novembre 2022 en parlant aux évêques : L’Esprit est celui qui ne nous laisse pas seuls, il est le Consolateur. Il nous réconforte par sa présence discrète et bienfaisante, il nous accompagne avec amour, il nous soutient dans nos luttes et nos difficultés, il encourage nos rêves les plus beaux et nos plus grands désirs, en nous ouvrant à l’émerveillement et à la beauté de la vie. (…) La joie dans l’Esprit est celle qui naît de la relation avec Dieu, de savoir que, même dans les luttes et les nuits sombres que nous traversons parfois, nous ne sommes pas seuls, perdus ni vaincus, car Il est avec nous. Et, avec Lui, nous pouvons tout affronter et tout surmonter. La lumière brille dans les ténèbres (Jn 1,5).

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