Célébration de la Parole et Vénération du Suaire par Jean-Paul II
1. C’est le regard tourné vers le Suaire que je désire vous saluer cordialement tous, fidèles de l’Eglise de Turin. Je salue les pèlerins qui durant la période de cette ostension viennent de toutes les parties du monde pour contempler l’un des signes les plus bouleversants de l’amour souffrant du Rédempteur. En entrant dans le Dôme, qui montre encore les blessures causées par le terrible incendie d’il y a un an, je me suis arrêté en adoration devant l’Eucharistie, le Sacrement qui est au centre des attentions de l’Eglise et qui, sous d’humbles apparences, abrite la présence vraie, réelle et substantielle du Christ. A la lumière de la présence du Christ au milieu de nous, je me suis arrêté ensuite devant le Suaire, le Lin précieux qui peut nous aider à mieux comprendre le mystère de l’amour du Fils de Dieu pour nous. Devant le Suaire, image intense et poignante d’un martyre indicible, je désire rendre grâces à Dieu pour ce don singulier, qui demande au croyant affection aimante et pleine disponibilité à la suite du Seigneur.
2. Le Suaire est provocation à l’intelligence. Il exige avant tout l’engagement de chaque homme, en particulier du chercheur, pour saisir avec humilité le message profond qui est adressé à sa raison et à sa vie. La mystérieuse fascination qu’exerce le Suaire pousse au questionnement sur le rapport entre le Lin sacré et le parcours historique de Jésus. Comme il ne s’agit pas d’une matière de foi, l’Eglise n’a pas compétence spécifique pour se prononcer sur ces questions. Elle confie aux hommes de science la tâche de continuer à chercher pour parvenir à trouver des réponses appropriées aux problèmes liés à ce Linceul qui, selon la tradition, aurait enveloppé le corps de notre Rédempteur lorsqu’il fut déposé de la croix. L’Eglise exhorte à affronter l’étude du Suaire sans a priori qui donneraient pour acquis des résultats qui ne le sont pas ; elle les invite à agir avec leur pleine liberté intérieure, et avec un attentif respect aussi bien de la méthodologie scientifique que de la sensibilité des croyants.
3. Ce qui compte surtout pour le croyant, c’est que le Suaire est miroir de l’Evangile. En effet, si celui-ci se reflète sur le saint Linceul, on ne peut pas ne pas considérer que l’image qui y est présente a un rapport tellement profond avec ce que les Evangiles rapportent de la passion et de la mort de Jésus, que tout homme doté de sensibilité se sent intérieurement touché et ému en la contemplant. Qui s’approche de lui est également conscient que le Suaire ne retient pas sur lui le cœur des gens, mais renvoie à Celui au service duquel la Providence aimante du Père l’a placé. Il est par conséquent juste d’alimenter sa conscience du caractère précieux de cette image, que tous voient, et que personne pour le moment ne peut expliquer. Pour toute personne qui pense, elle est motif de réflexions profondes, qui peuvent avoir un retentissement sur sa vie.Le Suaire constitue ainsi un signe vraiment singulier qui renvoie à Jésus, la Parole vraie du Père, et qui invite à modeler sa propre existence sur celle de Celui qui s’est donné lui-même pour nous.
4. Dans le Suaire se reflète l’image de la souffrance humaine. Il rappelle à l’homme moderne, souvent distrait par le bien-être et par les conquêtes technologiques, le drame de tant de frères, et l’invite à s’interroger sur le mystère de la douleur pour en approfondir les causes. L’empreinte du corps martyrisé du Crucifié, en témoignant de la terrifiante capacité de l’homme à infliger douleur et mort à ses semblables, se pose comme l’icône de la souffrance de l’innocent de tous les temps : des innombrables tragédies qui ont marqué l’histoire passée, et des drames qui continuent à se consumer dans le monde. Devant le Suaire, comment ne pas penser aux millions d’hommes qui meurent de faim, aux horreurs perpétrées dans les si nombreuses guerres qui ensanglantent les Nations, à l’exploitation brutale de femmes et d’enfants, aux millions d’êtres humains qui vivent de privations et d’humiliations en marge des métropoles, spécialement dans les pays en voie de développement ? Comment ne pas se souvenir, avec désarroi et pitié, de ceux qui ne peuvent jouir des plus élémentaires droits civils, des victimes de la torture et du terrorisme, des esclaves d’organisations criminelles ? En évoquant ces situations dramatiques, le Suaire non seulement nous pousse à sortir de notre égoïsme, mais nous conduit à découvrir le mystère de la douleur qui, sanctifiée par le sacrifice du Christ, engendre le salut pour l’humanité entière.
5. Le Suaire n’est pas qu’image du péché de l’homme, il est aussi image de l’amour de Dieu. Il invite à redécouvrir la cause ultime de la mort rédemptrice de Jésus. Dans l’incommensurable souffrance dont il témoigne, l’amour de Celui qui « a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (Jn 3, 16) devient presque palpable et manifeste ses dimensions surprenantes. Devant lui, les croyants ne peuvent pas ne pas s’écrier en toute vérité : « Seigneur, tu ne pouvais pas m’aimer davantage ! », et se rendre aussitôt compte que le responsable de cette souffrance, c’est le péché : ce sont les péchés de chaque être humain. En nous parlant d’amour et de péché, le Suaire nous invite tous à imprimer dans notre esprit le visage de l’amour de Dieu, pour en exclure la terrible réalité du péché. La contemplation de ce corps martyrisé aide l’homme contemporain à se libérer de la superficialité et de l’égoïsme avec lesquels très souvent il traite de l’amour et du péché. Faisant écho à la parole de Dieu et à des siècles de conscience chrétienne, le Suaire murmure : crois en l’amour de Dieu, le plus grand trésor offert en don à l’humanité, et fuis le péché, le plus grand malheur de l’histoire.
6. Le Suaire est aussi image d’impuissance : impuissance de la mort, où se révèle la conséquence extrême du mystère de l’Incarnation. La toile du Suaire nous pousse à nous mesurer à l’aspect le plus troublant du mystère de l’Incarnation, qui est celui à travers lequel se révèle avec quelle vérité Dieu s’est fait vraiment homme, en prenant notre condition en tout, hormis le péché. Chacun est troublé par la pensée que même le Fils de Dieu n’a pas résisté à la force de la mort, mais nous sommes tous émus à la pensée qu’il a tellement participé à notre condition humaine qu’il a voulu se soumettre à l’impuissance totale du moment où la vie s’éteint. C’est l’expérience du Samedi Saint, passage important du cheminement de Jésus vers la Gloire, d’où émane un rayon de lumière qui vient atteindre la douleur et la mort de chaque homme. La foi, en nous rappelant la victoire du Christ, nous communique la certitude que le tombeau n’est pas le but ultime de l’existence. Dieu nous appelle à la résurrection et à la vie immortelle.
7. Le Suaire est image du silence. Il y a un silence tragique de l’incommunicabilité, qui a dans la mort sa plus grande expression ; et il y a le silence de la fécondité, qui est le propre de celui qui renonce à se faire entendre à l’extérieur pour atteindre au plus profond les racines de la vérité et de la vie. Le Suaire exprime non seulement le silence de la mort, mais aussi le silence courageux et fécond du dépassement de l’éphémère, grâce à l’immersion totale dans l’éternel présent de Dieu. Il offre ainsi l’émouvante confirmation du fait que la toute-puissance miséricordieuse de notre Dieu n’est arrêtée par aucune force du mal, mais au contraire sait faire concourir au bien la force même du mal. Notre temps a besoin de redécouvrir la fécondité du silence, pour dépasser la dispersion des sons, des images, des bavardages qui trop souvent empêchent d’entendre la voix de Dieu.
8. Très chers Frères et Sœurs ! Votre Archevêque, le cher Cardinal Giovanni Saldarini, Custode Pontifical du Saint Suaire, a proposé comme devise de cette Ostension solennelle ces paroles : « Tous les hommes verront ton salut ». Oui, le pèlerinage que des foules nombreuses sont en train d’accomplir vers cette Ville est vraiment un « venir voir » ce signe tragique et éclairant de la Passion, qui annonce l’amour du Rédempteur. Cette icône du Christ abandonné dans la condition dramatique et solennelle de la mort, qui depuis des siècles est objet de représentations significatives, et qui depuis cent ans, grâce à la photographie, est diffusée en de très nombreuses reproductions, exhorte à aller au cœur du mystère de la vie et de la mort pour découvrir le message sublime et consolant qui en lui nous est délivré. Le Suaire nous présente Jésus au moment de sa plus grande impuissance, et nous rappelle que dans l’annulation de cette mort est le salut du monde entier. Le Suaire devient ainsi une invitation à vivre chaque expérience, y compris celle de la souffrance et de la suprême impuissance, avec l’attitude de celui qui croit que l’amour miséricordieux de Dieu triomphe de toute pauvreté, de tout conditionnement, de toute tentation de désespoir. Que l’Esprit de Dieu, qui habite dans nos cœurs, suscite en chacun le désir et la générosité nécessaires pour accueillir le message du Suaire et pour en faire le critère inspirateur de notre existence.
C’est sous ces auspices que je vous donne, à vous tous, aux pèlerins qui visiteront le Suaire et à tous ceux qui sont spirituellement et idéalement unis autour de ce signe surprenant de l’amour du Christ, une toute spéciale Bénédiction Apostolique.