Le conflit du Haut-Karabakh : « L’Église fait corps avec le peuple arménien »
Le 27 septembre 2020, le conflit a repris entre les forces azerbaidjanaises et les forces arméniennes de la république autoproclamée du Haut-Karabakh, peuplée majoritairement d’Arméniens mais officiellement incorporée en Azerbaïdjan. Ces deux anciennes républiques soviétiques du Caucase s’opposent dans des combats meurtriers. Expert du Caucase et du Moyen Orient, Tigrane Yégavian, chercheur et journaliste, auteur de Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire (mention spéciale du Prix littéraire de l’Œuvre d’Orient) nous livre son éclairage sur les enjeux géopolitiques de la région.
Qu’est-ce que le Haut-Karabakh ? Quelle est la genèse du conflit ?
La région du Haut-Karabakh est de la taille d’un département français. Elle fait partie de l’Arménie historique comme l’attestent ses monastères et ses églises. Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan date du début du XXe siècle. En 1921, sous l’Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.), Joseph Staline, commissaire au Peuple des nationalités décide – par des découpages territoriaux – de détacher le Haut-Karabakh de l’Arménie pour en faire cadeau à la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan. Située dans une région géopolitiquement marquée par des frictions aux confins de l’Empire, il décide de diviser pour mieux régner et de faire un gage d’amitié à l’Azerbaïdjan turcophone, riche en pétrole et par ricochet, la Turquie kémaliste. Ses frontières nouvellement dessinées ne correspondent cependant à aucune ethnie et aucune réalité historique.
Au fil des années, l’U.R.S.S. a procédé à une lente politique de nettoyage ethnique. Les dirigeants ont poussé les habitants de ce pays pauvre et enclavé, à quitter leur patrie pour remplacer les villages arméniens par des villages azéris. Les Arméniens gardent en mémoire le cas de la province du Nakhitchevan, qui appartient aujourd’hui à l’Azerbaïdjan. Cette région avait été donnée par Joseph Staline aux Azéris ; en 1918 les Arméniens formaient près de 50 % de la population de cette région contre 0% quelques décennies plus tard…. Les Arméniens se sont promis de ne plus revivre un tel drame !
La guerre entre les deux pays a éclaté en 1988. Le conflit a fait 30.000 morts et des centaines de milliers de réfugiés. En dépit d’un cessez-le-feu signé en 1994, les accrochages armés restaient réguliers jusqu’au 27 septembre 2020, date de la reprise du conflit.
En 1988, lors de la perestroïka, l’Arménie réclame le rattachement du Haut-Karabakh. Mikhaïl Gorbatchev, à la tête de l’Union soviétique laisse pourrir la situation tandis que les autorités azerbaïdjanaises soviétiques provoquent des massacres d’Arméniens dans plusieurs villes à Soumgaït, Bakou et Kirovabad. En septembre 1991, peu avant l’effondrement du bloc soviétique, le Haut Karabagh ne pouvant pas se rattacher à l’Arménie, proclame son indépendance à l’issue d’un referendum. Un conflit éclate entre la république autoproclamée : le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan. Des médiations s’opèrent depuis 1994, sous l’égide du Groupe de Minsk (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) codirigés par la France, les Etats-Unis et la Russie. Ils n’ont pas réussi à trouver de solutions viables car il n’existe pas de compromis entre l’Azerbaïdjan qui veut récupérer ce territoire, et l’Arménie qui veut que le Haut-Karabakh obtienne un statut définitif. En l’absence d’accord, la zone entourant l’enclave et qui garantit sa sécurité et la continuité territoriale avec l’Arménie sont contrôlés par les Arméniens.
Quels sont les enjeux du conflit ?
L’Arménie se sent en danger. Elle a peur de vivre un nouveau génocide. Le mode opératoire des forces azéries est similaire à celui de 1915. Les Arméniens militent pour leur survie. Les bombardements intensifs sur des zones densément peuplées qui ont lieu depuis un mois visent essentiellement des civils avec des armes non autorisées par le droit international. L’enjeu pour les Arméniens est de faire de profiter de cette guerre pour obtenir la reconnaissance définitive de l’Artsakh (nom arménien donné au Karabagh).
Quels rôles jouent les grandes puissances dans cette guerre ?
L’Azerbaïdjan dispose d’un avantage militaire. Les Azéris ont le soutien de l’armée turque qui pousse Bakou à l’offensive mais aussi du Pakistan. Les Turcs ont recruté un millier de mercenaires de Syrie. Les forces azerbaidjanaises obligent leurs minorités (Lezguiens, Talysh…) à se battre en première ligne ce qui constitue un moyen de les affaiblir démographiquement.
L’État d’Israël intervient également aux côtés de son allié azerbaïdjanais. Les deux pays ont une vraie convergence stratégique car ils n’entretiennent pas de bonnes relations avec l’Iran, pays chiite. L’Azerbaïdjan – grâce à sa manne pétrolière – vend du pétrole à Israël et les Azéris achètent des armes à sous-munitions israéliennes et des drones qui causent des dommages considérables auprès des civils. D’ici dix ans, l’Azerbaïdjan ne pourra plus vivre de ses ressources pétrolières. Elle a intérêt à faire une guerre maintenant. C’est aussi un enjeu de politique intérieure : redorer le blason d’une dictature oppressive en « achetant la paix sociale » en menant une guerre victorieuse contre les Arméniens.
Depuis plusieurs jours, la région subit des bombardements. La cathédrale Ghazanchetsots (Saint-Sauveur) de Chouchi, joyau du patrimoine millénaire chrétien, a été frappée par un tir de roquette le 8 octobre. Elle est aujourd’hui sévèrement endommagée : large trou dans le toit, vitraux soufflés… D’autres églises ont-elles été visées ? Le patrimoine chrétien est-il menacé ?
Elles sont malheureusement ciblées de manière intensive car les forces armées azerbaidjanaises veulent annihiler la présence arménienne du Haut-Karabakh, et souhaite aussi effacer au passage toutes traces de patrimoine chrétien. En 2005, elles avaient démoli le cimetière chrétien arménien de Djoufa, joyau médiéval du patrimoine sans que ça n’émeuve grand-monde ! Ces destructions s’apparentent à des crimes de guerre.
À Erevan, l’Église arménienne apostolique soutien le peuple arménien. Elle encourage les combattants et console les civils. À Paris, le 1er octobre, les chefs religieux de la communauté arménienne de France ont rédigé une déclaration commune dans laquelle ils évoquent la situation aux frontières et appellent à la paix.
L’Arménie est une terre de chrétienté depuis le IVe siècle. Jean-Pierre Mahé, historien, a défini l’Arménie comme une « l’Eglise-Nation ». L’Église apostolique arménienne, majoritaire à 90%, est une église autocéphale depuis le concile de Chalcédoine en 451. Si elle est séparée de Rome, elle entretient d’excellentes relations avec le Saint-Siège. L’Église arménienne joue un rôle très important. L’Eglise fait corps avec son peuple. De nombreux prêtres et aumôniers militaires sont mobilisés au front, auprès des combattants arméniens. De nombreux Arméniens n’ont pas forcément la foi au Christ mais ils sont très attachés à leurs Eglise, qui constitue un sanctuaire de leur identité nationale.
Le pape François, les patriarches et les chefs d’églises de Jérusalem ont lancé à leur tour un appel à la paix. Dans son angélus du dimanche 11 octobre, le pape a encouragé les efforts diplomatiques pour mettre un terme aux affrontements. Il déplore une « trêve trop fragile ». Que pensez-vous de la position pontificale ?
Certes, le Pape s’inquiète pour les communautés chrétiennes, situées en Turquie et en Azerbaïdjan car il ne veut pas les exposer. Il fait très attention. Cependant, la communauté arménienne attend plus du souverain pontife car elle aimerait qu’il prenne plus position à cause des enjeux et de la gravité de la situation. Le Pape a une responsabilité historique, celle de reconnaitre l’agresseur mais aussi de défendre les droits du peuple arménien du Haut-Karabakh. En cas de violations graves de droits fondamentaux, le droit international prévoit la « sécession-remède », un concept qui permet de protéger une population en danger de mort. En 1999, ce droit avait été appliqué dans le cas du Timor-Oriental, en Indonésie. L’Arménie et le Haut Karabagh souhaiteraient appliquer ce concept.
Le Catholicos de tous les Arméniens, Karekin II estime dans un récent entretien à La Repubblica que la violence au Haut-Karabakh peut « potentiellement devenir un nouveau génocide du peuple arménien ». Cent-cinq ans après le génocide arménien de 1915, quelles leçons devons-nous tirer de ces évènements ?
Au regard de l’histoire, nous n’avons pas pris conscience du drame qui s’est déroulé entre 1915 et 1918, et des quelque 1,5 million de martyrs exterminés par le pouvoir Jeune Turc dans l’Empire Ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Vu la réaction timorée de l’Occident et plus particulièrement de l’Union européenne, il semblerait que l’histoire se répète inlassablement. C’est le syndrome de Munich. Il en va de la responsabilité des pays mais aussi des églises de dénoncer les actes de guerre, et d’appeler à la reconnaissance du Haut-Karabakh par la communauté internationale. L’objectif est de protéger la population. Puis, nous pourrons – après cette étape – reprendre le cours des négociations pour une solution politique.
Le pape François et la question du génocide arménien
À l’occasion de la proclamation de Saint Grégoire de Narek (NDLR. moine et théologien arménien du Xe siècle) comme « Docteur de l’Église universelle », le 12 avril 2015, le pape François avait employé pour la première fois le terme de « génocide » pour désigner le massacre des Arméniens entre 1915 et 1917. Le Saint-Père célébra une messe à l’intention des martyrs du génocide. Il avait notamment invité le Patriarche des Arméniens Catholiques, Sa Béatitude Nersés Bédros XIX et les deux Catholicos de l’Eglise apostolique arménienne, S.S Karékine II (Patriarche suprême et Catholicos de tous les Arméniens) et S.S. Aram Ier, (Catholicos de la Grande Maison de Cilicie).
Le Souverain pontife avait de nouveau employé ce terme lors de son voyage apostolique en Arménie. Le vendredi 24 juin 2016, lors de son discours au palais présidentiel devant les autorités civiles arméniennes et le corps diplomatique ; il avait notamment déclaré : « Cette tragédie, ce génocide, a inauguré malheureusement la triste liste des effroyables catastrophes du siècle dernier, rendues possibles par d’aberrantes motivations raciales, idéologiques ou religieuses, qui ont enténébré l’esprit des bourreaux au point qu’ils se sont fixé le dessein d’anéantir des peuples entiers. Il est bien triste que – dans ce cas comme dans les autres deux – les grandes puissances regardaient ailleurs. » En conséquence, cela avait entrainé des tensions diplomatiques avec la Turquie, car Ankara refuse de reconnaitre le génocide et préfère invoquer une guerre civile en Anatolie.
Avant lui, le pape Jean-Paul II avait rédigé une Déclaration commune avec le Catholicos, Karékine II le 27 septembre 2001, à Etchmiadzine, siège patriarcal dans laquelle il était mentionné que : « L’extermination d’un million et demi de chrétiens arméniens, au cours de ce qui a traditionnellement été appelé le premier génocide du XXème siècle, et l’anéantissement qui a suivi de milliers de personnes sous l’ancien régime totalitaire, sont des tragédies qui continuent de hanter la mémoire de la génération actuelle. »
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Le Pape François s'est exprimé ce midi sur la guerre du #HautKarabakh, qui a repris depuis deux semaines. Un fragile cessez-le-feu avait été annoncé vendredi soir, mais il tarde à se concrétiser. @Pontifex_fr https://t.co/TFrBustplc
— Vatican News (@vaticannews_fr) October 11, 2020
Communiqué de presse de @OeuvredOrient : Un nouveau drame pour les ARMÉNIENS pic.twitter.com/zOhFSryseh
— L'Œuvre d'Orient (@OeuvredOrient) October 2, 2020
🇦🇲🇦🇿 Le Pape a assuré de ses prières les familles de ceux qui ont perdu la vie dans les affrontements entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ces derniers jours. #Angélus https://t.co/wVt0azBBBC
— Vatican News (@vaticannews_fr) July 19, 2020