Ethique et morale : équivalence ou distinction ?
Derrière les mots, ou véhiculées par eux, se trouvent des options, des valeurs susceptibles d’interférer sur l’agir ou le comportement. Mais il n’est pas simple de naviguer parmi ces concepts ; aussi avons-nous demandé à un théologien de nous guider dans les différentes acceptions de l’éthique et de la morale.
Du grec au latin
De nos jours, on pense qu’il est préférable de parler d’éthique plutôt que de morale, car ce dernier mot a une connotation péjorative ! Pourtant, étymologiquement, ces deux mots sont équivalents : éthique vient du grec, morale du latin, tous deux viennent de mots signifiants « moeurs ». Ainsi certains auteurs comme Xavier Thévenot (Repères éthiques pour un monde nouveau, Salvator, 1982) ou Luc Ferry (Apprendre à vivre, Plon, 2006) emploient les deux mots de manière équivalente, tout en reconnaissant que souvent l’éthique apparaît comme la science qui prend les morales comme objet d’étude. D’autres auteurs au contraire, comme Ricoeur (Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990) ou Comte-Sponville (Présentations de la Philosophie, Albin Michel, 2000) indiquent des différences notables qui vont au-delà d’un simple exercice de vocabulaire. Quelles différences ? Quel intérêt pour les passionnés de bioéthique ?
Paul Ricoeur ou la visée éthique
L’éthique est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans la sollicitude envers autrui et dans un juste usage des institutions sociales (trois composantes également importantes). La visée de la liberté précède l’imposition des interdits et des normes (sans aucun mépris, au contraire, pour ces derniers). C’est ainsi par convention que Ricoeur réserve le mot éthique pour la visée d’une vie accomplie (bonne et heureuse) et le mot morale pour l’articulation de cette visée dans des normes.
L’éthique s’appuie sur le dynamisme du « désir d’être » qui se réalise en direction de soi-même, d’autrui et de la société (la prise en compte des trois directions est essentielle pour poser un jugement éthique équilibré qui tienne compte du bien commun). L’éthique est comme polarisée, animée, fondée par la fin poursuivie. Voilà qui peut dynamiser nos recherches en bioéthique !
La morale est seconde et limitée par rapport à la visée éthique. Mais elle est requise à cause de la violence qui menace constamment les rapports humains. Les multiples formes de pouvoir que les uns exercent sur les autres obligent à poser des interdits et à énoncer des normes de comportements qui soient dignes de l’être humain vivant en société (raison, liberté, autonomie).
C’est parce que le mal existe et qu’il faut lucidement le reconnaître, que le désir de la vie bonne se dit comme exigence universelle, comme respect de l’humanité en toute personne, comme volonté de justice envers tous.
Mais le fait qu’il y ait des normes nécessaires fait surgir des conflits au sein de la condition humaine. La morale ne suffit plus alors pour Ricoeur : il faut opérer un retour à l’intention éthique, retour qui permet à une sagesse pratique de s’exercer pour trouver des solutions, grâce au débat, conseil, arbitrage et compromis.
On reconnait ici, dans la distinction entre éthique et morale, entre visée et norme, l’opposition entre deux héritages, l’héritage d’Aristote et l’héritage de Kant. Et même si le premier a la primauté sur le second chez Ricoeur, leur complémentarité est soulignée.
La recherche contemporaine d’un « art de vivre »
Suivons Comte-Sponville dans sa distinction entre éthique et morale :
la morale correspond à un discours normatif et impératif (« tu dois faire ceci ou cela ») qui résulte de l’opposition du Bien et du Mal considérés comme valeurs absolues et universelles. C’est l’ensemble de nos devoirs. La morale répond à la question « que dois-je faire » ?
l’éthique correspond à un discours normatif mais non impératif, qui résulte de l’opposition du bon et du mauvais considérés comme valeurs relatives. C’est l’ensemble réfléchi de nos désirs, un art de vivre qui tend vers le bonheur et culmine dans la sagesse. Elle répond à la question « comment vivre » ?
Pour Comte-Sponville, la morale commande et l’éthique recommande. Il « tire l’éthique » du côté de l’engagement personnel. Pour lui, l’éthique vaut mieux que la morale car elle est du côté de la sagesse et même de l’amour. Mais se justifie la nécessité d’une morale devant la constatation qu’il y a du « moralement intolérable » dans notre monde. L’injonction du devoir réapparaît alors, faute de mieux, c’est-à-dire faute d’amour. Tant que l’amour fait défaut, la morale reste due. Parce que nous avons compris que vivre humainement, c’est toujours vivre entre le Bien et le Mal.
Ethique et techno-sciences
Il n’y a pas de limites « technoscientifiques » aux techno-sciences. Mais si on ne les limite pas, tout ce qui est possible sera fait, pour le meilleur et pour le pire.
C’est la loi, au sens juridique du terme, qui peut a priori apporter cette limite. Cet ordre juridico-politique est structuré par l’opposition du légal et de l’illégal. Mais on sait que tout ce qui est légal n’est pas forcément moral. D’où la nécessité de limiter aussi le juridico-politique.
C’est le rôle de la morale, structurée par l’opposition du Bien et du Mal. Si la morale est comprise au sens de Comte-Sponville, au sens des normes, elle est alors nécessaire mais pas suffisante pour entrer dans un art de vivre qui ouvre au bonheur.
Un complément nécessaire : l’amour
Manque donc un dernier ordre, pour Comte-Sponville, celui de l’amour, celui de l’éthique. L’ordre de la morale est nécessaire mais il doit être complété par l’ordre de l’amour, de l’éthique. Et il ajoute, avec Freud : sans la morale, c’est-à-dire l’interdit, il n’y a pas d’amour du tout, parce qu’il n’y a que l’envi et la pulsion, lesquels ne peuvent se sublimer en amour que sous la contrainte de la loi morale.
Comte-Sponville tire l’éthique du côté de l’individu et de l’amour, parlant même d’amour infini, illimité (on ne pourrait rien souhaiter de mieux, dit-il). Mais faute de croire en Dieu, il en reste à un amour humain « sans source » transcendante. Chacun est alors livré à lui-même pour trouver la source de sagesse qui permettra de vivre. Pluralité mais aussi relativisme sont alors prônés.
L’apport de Vatican II
Pour sortir de ce relativisme non satisfaisant pour la recherche du bien commun, nous pouvons introduire ce que le concile Vatican II (L’Eglise dans le monde de ce temps) exprime sur la dignité de la conscience morale en l’homme :
au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même…cette loi qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur… Une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme : sa dignité est de lui obéir…La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain.
Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. Magnifique perspective pour une recherche en vérité !
La joie de chercher ensemble le bien commun
S’il y a pertinence à distinguer morale et éthique, ce n’est pas pour les opposer mais pour aller jusqu’à l’amour et à la sagesse. L’éthique ainsi comprise nous oblige à être inventifs dans l’exercice de nos responsabilités. Comme le dit Xavier Thévenot, c’est l’acte le plus noble d’une liberté qui recherche le bien, c’est ce à quoi le genre humain s’oblige quand il veut donner sens à la vie. Ce sens ne se découvre vraiment qu’à partir d’un amour véritable de la Vie et des vivants, d’un « dynamisme d’être » et d’un souffle. Pour les chrétiens, c’est l’amour qui jaillit du fond de la conscience qui peut permettre un équilibre subtil entre compassion et raison, un jugement éthique respectueux des trois dimensions « singulière, particulière et universelle », évitant l’individualisme, le légalisme et l’idéalisme, pour le service du bien commun.
Thierry Magnin
Article paru dans la revue A.H. – n° 201 – janvier 2009