La Solidarité est l’Ame de l’Union Européenne
1. Notre déclaration est motivée par l’adhésion de dix nouveaux États membres, ainsi que par la processus, toujours en cours, d’adoption d’un nouveau traité constitutionnel. Elle s’adresse aux responsables politiques, aux citoyens européens, mais surtout à tous les Européens. Au seuil d’une nouvelle Union européenne qui se reconstitue en son sein et vers l’extérieur, nous estimons qu’à l’avenir, il serait essentiel d’accorder une plus grande priorité à l’intérêt communautaire, qui doit primé l’intérêt national et orienter les actions à entreprendre. C’est ici que réside l’origine de l’intégration européenne et une source de solidarité qui doit être renforcée.
Pour les Chrétiens, la solidarité est l’expression de leur foi. En tant qu’attitude spirituelle, qui a son origine dans la foi en la Création, la solidarité prend sa source dans la conscience d’une interdépendance. Elle représente «la détermination ferme et constante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que nous sommes vraiment responsables de tous»(1. La solidarité guide nos actions : le partage, l’aide, la renonciation, le sacrifice, la compassion ou encore le respect des différences et des destins divers des peuples, ainsi que la reconnaissance de la dignité nationale à recouvrer. Il s’agit d’un comportement soucieux d’autrui adopté par des personnes et des communautés humaines qui se savent liées l’une à l’autre. «Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites.» (Mathieu, 25 : 40).
2.L’Union européenne ne réunit pas seulement des États et des peuples. En effet, l’unification concerne de plus en plus directement chaque être humain. Seul ce trait distinctif peut engendrer une communauté solidaire et conférer son âme à l’unification européenne, pour que les hommes l’acceptent dans leur cœur et pas seulement dans leur raison. Nous, les évêques membres de la COMECE, souhaitons plaider, par la présente déclaration, en faveur d’un approfondissement et d’un élargissement de la solidarité au sein de l’Union européenne. Il s’agit d’une des vocations de base de l’Union, qui doit avoir la priorité sur l’objectif de développement économique. Pour nous, la solidarité est une des valeurs principales de l’article 2 de la partie I( 2 ) du traité constitutionnel présenté par la Convention européenne.
Par ailleurs, nous constatons qu’on abuse parfois de la notion de solidarité pour défendre des intérêts particuliers. Nous souhaitons également prévenir l’erreur qui consisterait à penser que toutes les dimensions concevables de la solidarité doivent nécessairement trouver un écho européen. Nulle législation et nul programme communautaire ne saurait se substituer à la solidarité régnant à l’intérieur d’une famille ou entre voisins. Le législateur européen ne peut réglementer la coexistence pacifique des confessions et des religions, ainsi que l’hospitalité entre communautés de foi. Du reste, la conscience européenne qui émerge peu à peu ne rend pas obsolète les liens régionaux, et à moyen terme, il serait superflu d’européaniser certaines formes de solidarité, dont l’avènement est étroitement lié aux conquêtes de l’État nation moderne.
3.Dans la première partie de cette déclaration, le concept de la solidarité est présenté en tant qu’élément indissociable des fondements de l’Union scellés dans les traités et examiné à la lumière de l’enseignement social de l’Église. Dans une deuxième étape, nous évoquons la nécessité d’approfondir la solidarité dans l’Union, objectif qui peut peut-être n’être réalisé que si un groupe d’États en prend l’initiative dans le cadre des traités en vigueur et des institutions européennes. Nous estimons qu’il est primordial de garantir que d’autres pays européens pourront se joindre ultérieurement à ce groupe. Dans la deuxième partie, nous plaidons également en faveur d’un élargissement de la solidarité avec des pays et des régions du monde qui n’appartiennent pas à l’UE. La troisième partie, enfin, est expressément consacrée à la solidarité dans une Europe des 25, qui doit se doter après 2006 d’un nouveau cadre financier. Ces nouvelles perspectives financières à moyen terme de l’UE doivent tenir compte des disparités économiques et sociales sensiblement plus profondes dans une Union beaucoup plus grande.
La solidarité est présente dans les textes constitutifs de l’Union – une analyse à la lumière de la doctrine sociale de l’Église
4.Le traité de l’UE enjoint les parties signataires d’organiser de façon cohérente et solidaire les relations entre les États membres et leurs peuples (article A, 3ème alinéa, TUE). Le traité de la Communauté européenne, qui n’a cessé d’être remanié depuis 1957, définit comme mission communautaire la promotion de la solidarité entre les États membres (article 2 du traité CE). Le chapitre IV de la Charte européenne des droits fondamentaux s’intitule, quant à lui, «Solidarité». Il dresse une liste de droits fondamentaux dans le monde professionnel, la protection de la santé, la sécurité sociale, l’accès aux services d’intérêt économique général et la protection de l’environnement et des consommateurs. Dans le projet de nouveau traité constitutionnel, la Convention européenne a ancré le principe de solidarité à l’article 2 du titre I.
5.Dans notre introduction, nous avons notamment défini la solidarité comme une décision de comportement fraternel fondée sur la conscience des liens. Dans un texte fondamental de la doctrine sociale de l’Église, l’encyclique «Sollicitudo Rei Socialis» de 1987 par Jean-Paul II, les tâches sont imparties comme suit : «Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. De leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. Les groupes intermédiaires, à leur tour, ne devraient pas insister avec égoïsme sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.» (Sollicitudo Rei Socialis, n° 39). Les affirmations énoncées dans ce texte à propos des personnes devraient s’appliquer de façon analogue aux États membres de l’Union européenne. La solidarité implique toujours un appel à la responsabilité. En outre, il est essentiel d’examiner sérieusement ses propres capacités, car cela requiert l’application d’un autre principe de base de l’enseignement social de l’Eglise : la subsidiarité. Ce principe est, pour tous, un instrument important de l’autocritique.
6. La solidarité entre les États membres de l’UE soulève cependant une grande série de questions. Quels arguments peut-on opposer aux États membres prospères, dont les citoyens jugent le fardeau fiscal qu’ils doivent déjà supporter à ce point lourd que leurs gouvernements n’ont plus le courage de leur demander un sacrifice supplémentaire, surtout pour une mission européenne ? Quelle attitude faut-il adopter à l’égard des régions européennes qui semblent n’engranger que très peu de progrès en dépit d’une aide allouée de longue date ? Comment les États européens du groupe intermédiaire peuvent-ils être soutenus dans la réalisation de leurs objectifs sans que la priorité accordée aux plus faibles économiquement suivant l’option contenue dans l’enseignement social de l’Eglise pour les pauvres, ne soit remise en question ? Comment promouvoir une gestion économique et responsable des fonds européens et réduire les tentations de corruption ?
La doctrine sociale de l’Église propose quelques orientations pour répondre à ces questions, dans la mesure où la solidarité représente bien plus qu’une pure compensation des intérêts matériels. En effet, la solidarité suppose une conscience spécifique de l’existence d’un lien et doit conduire dans l’esprit de l’amour du prochain à une responsabilité dans l’Union en matière de gestion des biens matériels. . À cette fin, nous pouvons, nous Européens, nous référer à notre héritage chrétien commun. Il est, en outre, souhaitable d’atteindre un bon équilibre entre l’Union et les liens vitaux et indispensables de la région.
7.Pour que la solidarité soit efficace, la conscience d’une appartenance commune ou d’un lien amical est nécessaire. Il est écrit dans l’encyclique «Sollicitudo Rei Socialis» précitée que «la pratique de la solidarité à l’intérieur d’une société est pleinement valable lorsque ses membres se reconnaissent les uns les autres comme des personnes» (paragraphe 39). Les États membres de l’UE, en qualité de parties signataires des traités, reconnaissent leur appartenance, qui comprend le respect durable d’institutions communes et d’un cadre juridique commun. En approuvant l’adhésion de dix nouveaux États, les quinze États membres actuels se sont déclarés solidaires à l’égard de ceux-ci.
8.La nouvelle appartenance commune ne repose pas uniquement sur des facteurs économiques et géographiques. La religion et la culture se trouvent au cœur de la conscience européenne d’unification. Elles sont un terreau favorable à l’intégration. (Dans l’exhortation post-synodale «Ecclesia in Europa», le pape Jean-Paul II constate : «La modernité européenne puise ses valeurs dans son héritage chrétien. Plus qu’un espace géographique, cet héritage peut être qualifié de concept majoritairement culturel et historique, caractérisant une réalité née comme continent grâce, entre autres, à la force unificatrice du christianisme ; celui-ci a su fondre entre eux des peuples différents et des cultures diverses, et il est intimement lié à la culture européenne tout entière.»(…) «L’Union européenne continue de s’élargir. Tous les peuples qui partagent le même héritage fondamental ont pour vocation d’en faire partie à plus ou moins longue échéance.»( 3 ) Nous n’ignorons pas que cet héritage connaît aussi des zones d’ombre, mais nous continuons de croire que les forces cohésives inhérentes à celui-ci peuvent agir dans le bon sens.
9. La conscience de l’unité culturelle émanant de l’héritage chrétien ne signifie cependant pas immédiatement pour tous l’adhésion à une Union politique. La conscience indispensable à cet effet doit mûrir lentement au fil des ans – comme le montre l’histoire de l’intégration européenne. Par conséquent, il est de bon ton d’accorder plus de temps aux États membres qui ne sont pas prêts, afin de leur permettre de faire quelques pas en avant vers l’intégration.
10.La solidarité ne peut se mesurer aux seules prestations de transfert de l’UE, dès lors que les transferts matériels ne sont que l’expression d’une volonté politique sous- jacente. De surcroît, la solidarité n’inclut pas seulement les biens matériels, mais également les « biens spirituels »( .4 ) Lui appartiennent également l’échange de biens dans les sphères culturelles et spirituelles, la curiosité bienveillante à l’égard de cultures et de coutumes différentes, le désir d’amitié et la reconnaissance du fait d’une histoire différente. Il est essentiel d’éveiller ce sentiment au sein d’une Europe qui accorde aujourd’hui une importance considérable aux valeurs matérielles. L’UE peut sans aucun doute évoquer les biens spirituels de cette nature et encourager leur partage, mais elle ne peut les susciter elle-même. Cette tâche incombe à d’autres acteurs, et les Églises sont également au service de la société dans ce domaine. La solidarité est également une obligation pour tous. Elle demande un regard vigilant et une main tendue pour réduire la misère et la détresse.
11. Dans l’ensemble, le budget de l’UE n’est pas alimenté par les rendements d’un impôt général européen, mais par les contributions des Etats membres. Tant que cette situation ne changera pas, le bon sens, les principes de solidarité et de subsidiarité et la prudence recommandent que le Conseil des ministres européen continue de trancher à l’unanimité sur le montant des contributions. Chaque État membre doit disposer d’un droit intégral de codécision en ce qui concerne ses versements au profit du budget européen. Tous les États membres doivent au contraire approuver un nouveau cadre financier pour l’UE.
( 1 ) Jean Paul II, Encyclique Sollicitudo Rei Socialis 38
( 2 ) «L’union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme ; ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et la non-discrimination. » (Titre I-article 2)
( 3 ) Jean Paul II, Exhortation post-synodale «Ecclesia in Europa» 108, 110.
( 4) Cf. encyclique du pape Léon XIII «Rerum Novarum» : «Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres.» (paragraphe 19)