« Kolkhoze » d’Emmanuel Carrère
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 08 octobre 2025, n°29 à propos de Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, POL, 2025
Lorsqu’on lit une œuvre littéraire, qu’y cherche-t-on ? Avant tout une belle écriture, et le plaisir de l’entendre sonner à nos oreilles. Le lecteur ne sera pas déçu par le dernier livre d’Emmanuel Carrère, il offre un réel plaisir de lecture. De plus, on aura souvent le sourire aux lèvres, l’auteur ne manque pas d’humour, aussi d’ironie, parfois de mordant, sachant pratiquer avec bonheur l’auto-dérision. Le livre fait plus de cinq-cents pages, mais elles se lisent sans lassitude. La fluidité de l’écriture est certes un don, mais certainement davantage le fruit d’une éducation où les livres, la lecture, ont eu la première place. « Pour mes parents, c’est un principe : chez nous, on n’a pas la télé, on n’a pas la radio, on lit. Ce n’est pas grave d’avoir des mauvaises notes, disait froidement notre mère à nos maîtres et maîtresses, du moment qu’on lit. Pour ce qui me concerne, l’objectif a été atteint : je suis devenu et reste, soixante ans plus tard, un lecteur forcené. C’est mon activité par défaut : préférée, incessante, inlassable. J’aime mieux rester lire à la maison que sortir voir des gens » p. 273.
« A peu près à l’époque où m’est venue la passion de lire des livres, je pris conscience que ma mère faisait cette chose fascinante entre toutes : en écrire » p. 275.
Ce livre, Kolkhoze, qui ne sait ce dont il traite… la presse s’en est faite l’écho abondamment. Peu d’années après le décès de sa mère Hélène Carrère d’Encausse, son fils aîné, Emmanuel, lui offre un « tombeau » littéraire, dresse le portrait non complaisant de cette femme qui, fille d’immigrés géorgiens, a reçu tous les honneurs de la République, jusqu’à un discours présidentiel dans la Cour d’honneur des Invalides le jour de ses obsèques.
On sait aussi le pourquoi du titre du livre ; on peut le rappeler : « Marina, étant la plus petite, prenait la place dans le lit des parents. Nathalie et moi tirions nos matelas ou simplement des coussins autour du lit. Notre mère avait donné un nom à ce rituel du dortoir : faire kolkhoze. Nous adorions faire kolkhoze. Je ne sais pas jusqu’à quand nous l’avons fait – je dirais : bien après que nous avons cessé de croire au père Noël » p. 261.
Pour lire Emmanuel Carrère, on sait que la complaisance vis-à-vis de qui que ce soit, n’est pas ce qui le caractérise. Il reconnaît que ceci avait affecté ses relations familiales, en particulier lorsqu’il consacra un livre à son grand-père, collaborateur pendant la Seconde guerre mondiale. « Un roman russe a fait souffrir ma mère. Nous ne nous sommes pas vus, après sa parution, pendant plusieurs années. Le dossier était lourd, j’ai été violent. Oscar Wilde a écrit cette phrase, si belle, si juste : ‘’Les enfants commencent par aimer leurs parents ; devenus grands, ils les jugent ; et quelquefois, ils leur pardonnent.’’ » C’est vrai dans l’autre sens : les parents s’en tirent bien, eux aussi, s’il leur est donné avant de mourir de pardonner à leurs enfants » p. 18.
Parlant de sa mère, Emmanuel Carrère conjugue des réflexions peu amènes à beaucoup de tendresse pour celle de qui il tient la vie. Et puis, les chats ne font pas des chiens… la dureté de l’une trouve à s’exprimer, autrement, dans des paragraphes qui ne consonnent pas à la mièvrerie. « J’aimerais écrire ce livre sous le signe de la piété filiale. Je ne suis pas certain d’en être capable. Ma mère n’a que quinze ans à ce stade de mon récit, je la peins déjà autoritaire et dure, et je feins d’être choqué parce que Nicolas dit : ‘’Hélène n’est pas seulement une historienne de l’Union soviétique, c’est une historienne soviétique’’ » p. 135.
Même si le roman familial est le cœur de ce livre, bien des passages sont consacrés à la Géorgie, à l’URSS et à la Russie. Carrère choisit de souligner ces invariants culturels qui aident à comprendre ce que l’actualité donne de vivre. « Alors qu’ils n’étaient qu’un petit groupe, farouchement ennemis de la démocratie, les fidèles de Lénine se sont autoproclamés bolcheviks, qui veut dire majoritaires. Et les sociaux-démocrates comme Vano, grâce à qui la Russie aurait pu évoluer vers une société acceptable, ils les ont désignés comme mencheviks, minoritaires, alors qu’ils étaient beaucoup plus nombreux. C’est une constante de la pensée soviétique de nommer les choses au rebours exact de leur réalité et de faire vivre les gens dans un univers de mensonges sans limite ni repère, d’inversion généralisée » p. 35.
« Ma mère avait raison là-dessus : les Soviétiques, autrefois, annonçaient clairement ce qu’ils allaient faire avant de le faire (‘’il suffit de lire la Pravda, comme tout le monde’’), et Poutine, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, est soviétique. Il a clairement dit que l’Ukraine était russe, et que ce n’était pas négociable » p. 377.
Kolkhoze offre aussi une série de beaux portraits, familiaux avant tout, mais aussi littéraires. C’est la grandeur des bons auteurs de dire vis-à-vis de qui ils se savent en dette. Il est question des Russes bien entendu, Dostoïevski, Tolstoï, Nabokov : « Nabokov était une sorte d’extra-terrestre, on se dit parfois, en le lisant, qu’il était à l’Homo sapiens ce que celui-ci était au Cro-Magnon : un être plus avancé sur l’échelle de l’évolution, doué au plus haut degré de facultés restées chez la plupart de ses congénères un stade grossier et balbutiant. Son acuité sensorielle n’a d’égal que sa capacité à décrire et nommer » p. 46. Et aussi Thomas Mann. Qui ne l’a lu, adolescent, sans se mettre à la place d’Hans Castorp ? « La montagne magique de Thomas Mann. Je l’ai lue et plusieurs fois relue parce qu’au fond c’est mon idéal de vie, ce sanatorium où la vie s’écoule enroulé dans un plaid, devant les montagnes. Rien ne change, on n’a pas à choisir, et pourvu qu’on observe les rites rien ne peut vraiment vous atteindre » p. 293.
La dernière partie du livre est consacrée aux derniers mois de vie terrestre d’Hélène Carrère d’Encausse, atteinte d’un cancer, hospitalisée à Jeanne Garnier, selon son choix… parce que c’est là qu’est mort le cardinal Lustiger. « Ça n’a pas marché. Il y a trop de tumeurs dans son ventre pour qu’on puisse retirer l’ascite. Nous rentrons tous dans la chambre, Anne s’accroupit devant ma mère et lui dit sans détour : ‘’ça n’a pas marché.’’ Et là, ma mère dit quelque chose qui me laisse pantois : ‘’ Je suis déçue.’’ De sa vie, c’est ce qu’elle aura prononcé qui se rapproche le plus d’une plainte. Une fois dit c’est dit, on se reprend, on en parle plus, mais elle espérait mourir sans souffrir, et apparemment ce n’est pas ce qui va se passer » p. 499.
Si les pages sont poignantes, l’ironie ne disparaît pas, et les premiers destinataires de ces fiches pourront alors sourire : « Elle est heureuse d’avoir reçu le sacrement des malades et, jusqu’avec le Très-Haut, mis ses affaires en ordre. Il reste cependant à régler un point sur lequel Benoist [de Sinéty], avant de partir, a attiré mon attention : les plus hautes autorités ecclésiastiques vont, c’est certain, se disputer l’honneur de célébrer ses obsèques, alors si elle tient à ce que ce soit lui, Benoist, et nul autre, il faut qu’elle établisse à cette fin un document en règle, devant témoins » p. 525.
Enfin, si Emmanuel Carrère porte grande attention à d’autres vies que la sienne, il sait se considérer, il exprime les sentiments qui le traversent, il ne s’épargne pas. Et certainement, convient-il de retenir ce qu’il exprime de ce qui l’habite profondément, en quoi, certains, beaucoup, se reconnaîtront. « Je fais partie des gens, de plus en plus nombreux, convaincus que nous approchons d’une catastrophe historique sans précédent, l’effondrement de notre civilisation si on est optimiste et, si on est pessimiste, l’extinction de notre espèce. Si c’est vrai, si c’est vraiment cela qui est en train de se passer, quel sens y a-t-il à écrire sur autre chose ? […] Est-ce que face à tout cela ce n’est pas complètement à côté de la plaque d’écrire sur sa petite vie finissante, sur sa petite famille, sur la jeunesse de ses parents ? » p. 21-22.
Pascal Wintzer, OFC

