« Les passionnées de Dieu Expériences religieuses féminines au Moyen Âge » de André Vauchez
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 30 avril 2025, OFC 2025, n°15 sur Les passionnées de Dieu Expériences religieuses féminines au Moyen Âge de André Vauchez, Cerf, 2025
Le grand médiéviste André Vauchez vient de publier un livre consacré à quelques grandes figures féminines chrétiennes du Moyen-Âge. Ainsi qu’il l’écrit, ce livre « prend parfois des allures de galopade à travers les siècles tant la matière est abondante et le sujet complexe » (p. 271). Mais on peut faire confiance à la science et à la plume de l’historien pour ne pas perdre son lecteur. Et puis, considérer le passé éclaire le présent. Parler de femmes d’hier, de la condition corporelle des êtres humains, rappeler les idées chrétiennes à leur sujet, offre une archéologie de ce qui habite encore aujourd’hui bien des esprits. Le mépris du corps, ou simplement son oubli, la condamnation de la sexualité, l’exaltation de la virginité comme voie d’excellence de la sainteté, sont autant de motifs, souvent bien peu bibliques, qui font le lit de dérives voire de crimes. Lorsqu’une réalité, sa réalité charnelle, pourtant si intrinsèquement humaine, est niée, oubliée ; lorsqu’elle n’est pas envisagée par l’être humain ; bref lorsque la porte, même de la conscience de soi lui est fermée, cette réalité entre par la fenêtre, au risque que cela soit dans le désordre ou la violence.
Le présent livre offre l’avantage de proposer des monographies de ces « passionnées de Dieu » qui ont su échapper au sort ordinaire qui était alloué aux femmes du temps – épouse, mère ou vierge –, de même qu’à l’invisibilité publique. Sans doute que ceci fut le fait de quelques autres femmes, mais, nous le savons, l’histoire et même les canonisations s’appuient sur des écrits. Pour les quelques-unes, soit qui écrivirent, soit au sujet desquels on écrivit, combien d’autres tout aussi remarquables ; mais, pour elles, c’est dans les cieux que leur nom est inscrit, ni archives ni mémorialistes n’en ont gardé la trace. L’esprit et le cœur se doivent pourtant d’honorer ces anonymes.
Ce sont des femmes diverses dans leur existence dont André Vauchez rappelle la place et le rôle : religieuses et moniales, telles Claire d’Assise, Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne ; des reines ou des princesses, Elisabeth de Portugal, Brigitte de Suède ; ou encore des recluses et des mystiques, Margery Kempe, Ermine de Reims, ou encore Marguerite Porète, pour nommer quelques-unes de celles que nous présente notre auteur, à travers leurs écrits ou les textes qui leur ont été consacrés. Il fait souligner que la plupart, sinon toutes durent combattre pour exister dans leur originalité, pour être de ces femmes qui résistèrent à l’assignation que la pensée et les mœurs du temps, sinon les hommes, leur destinaient.
« La plupart des clercs ne pouvaient tolérer ni leurs aspirations à l’autonomie ni leur pratique de la mendicité itinérante, et les papes de l’époque ne tardèrent pas à prendre des mesures de plus en plus sévères contre les religieuses ‘’gyrovagues’’ et les communautés féminines informelles qui s’efforçaient ici ou là d’échapper à l’enfermement. Le point culminant de ce processus fut, en 1298, la décrétale Pericoloso, promulguée par Boniface VIII, qui contraignait les sœurs, quelle que fût leur observance, à vivre dans des couvents, à l’abri de la clôture, et leur interdisait d’en sortir. Celles qui s’y refusèrent furent considérées et traitées comme des rebelles ou des hérétiques » (p. 22).
« On peut dire que le christianisme médiéval a mis l’accent, dans les textes normatifs comme dans la vie sociale, sur la présence du mâle et la subordination des femmes, manifestée par le port d’un voile sur leurs cheveux en signe de sujétion. La plupart des auteurs ecclésiastiques de cette époque et, à leur suite, les théologiens soulignent que seul l’homme a été créé à l’image de Dieu, et que la femme ne peut prétendre à cette dignité qu’en devenant ‘’mâle dans le Christ’’. Mais, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, ces convictions, bien ancrées dans la mentalité commune, ont commencé à être ébranlées par des personnalités exceptionnelles – que l’on peut définir comme des ‘’passionnés de Dieu’’ – qui ont amené leurs contemporains à remettre parfois en cause leurs préjugés sexistes » (p. 18).
Il faut noter, aussi à ce sujet, que François d’Assise brouillera les pistes par sa proximité avec « Frère Jacqueline », mais aussi, lorsque se présentant au pape Innocent III, il le fit en se déclarant comme « la pauvre femme du désert que Dieu avait fécondée par sa parole et qui avait engendré des fils spirituels » (cf. p. 20). Woke avant l’heure ?
François « s’intéressait de façon générale à toutes les personnes humaines, sans distinction de sexe et dans une perspective d’égalité absolue. Pour lui, il faut imiter Dieu qui s’est abaissé en assumant notre condition et en s’incarnant dans une femme, ce qui permet de comprendre l’impact immédiat et considérable que son message eut dans les milieux féminins, de son temps et aux siècles suivants » (p. 88).
Soulignons cependant que la vie religieuse, pour un certain nombre de femmes, fut un lieu d’émancipation et de liberté. Il en fut encore ainsi, en France, au XIXe siècle, le couvent permettant aussi d’acquérir des compétences et d’exercer un métier, essentiellement dans le soin et dans l’éducation. « Pour un certain nombre d’entre elles, l’entrée dans une communauté religieuse était le meilleur moyen de conserver leur liberté de ne pas passer à l’âge de treize ou quatorze ans, de la soumission à leur père à celle due à leur mari qui, en tant que tel, avec tous les droits sur leur corps et leurs biens » (p. 22).
A côté de la vie religieuse, certaines femmes choisirent de vivre en recluses. « Il faut souligner que la société ambiante n’était pas hostile à ces femmes qui pratiquaient au plus haut degré la ‘’fuite du monde’’ (fuga mundi) et vivaient, pensait-on, en contact direct et permanent avec Dieu. Aussi venait-on les consulter à la grille ou à la fenêtre de leur ‘’cellule’’ pour leur demander des conseils ou leur adresser des requêtes […].
Cet ‘’âge d’or’’des recluses ne durera pas beaucoup plus longtemps que le début du XVe siècle : les crises économiques et démographiques consécutives à la peste noire des années 1348-1370 provoquait une régression de ce genre de vie et, par la suite, les autorités ecclésiastiques redoublèrent d’efforts pour ‘’régulariser’’ les recluses […]. Tout se passe comme si la marge d’individualisme et de liberté, y compris spirituel, qu’impliquait la réclusion n’était plus supportée ni par la société ni pas d’église, qui s’employaient à la réduire, le plus souvent en astreignant ces femmes à une stricte clôture » (p. 61-62).
Ce n’est pas seulement par leur genre de vie que des femmes exprimèrent leur personnalité et leur vocation, mais aussi en prenant la parole. « A partir des dernières décennies du XIIIe siècle, on assiste en Occident à l’émergence de la parole féminine, qui était jusque-là demeurée absente ou dévaluée au sein de l’Eglise et de la société. Dans les années 1270-1320 en effet, certaines femmes commencèrent à s’exprimer publiquement sur des sujets jusque-là réservés aux hommes et les clercs s’aperçoivent avec stupeur qu’elles pouvaient être de véritables maîtres spirituels et ouvrir de nouvelles voies à la connaissance de Dieu » (p. 137). Nous sommes bien au XIIIe siècle et non au XXIe !
Ceci vient mettre un coin dans ce qu’a produit la réforme grégorienne qui « définit l’Eglise de plus en plus à partir des sacrements (eucharistie, pénitence, etc.) et de l’autorité du prêtre au sein de la communauté chrétienne, ce qui aboutit à l’exclusion des laïcs du ministère de la Parole et en particulier des femmes » (p. 191).
Cependant, « n’imaginons pas, pour tirer ces femmes du côté de notre modernité, qu’elles aspiraient à une inversion des rapports entre les sexes au sein de la société ambiante. En fait, leur désir le plus profond était de mettre fin aux inégalités dont elles étaient les victimes au sein de l’Eglise et d’affirmer leur capacité de dire Dieu aussi bien – et peut-être mieux parfois – que les hommes qui les entouraient » (p. 195-196).
Les femmes que nous présente le livre d’André Vauchez n’ont pas attendu que d’autres qu’elles-mêmes leur ouvrent un nouveau droit, leur désignent des places nouvelles ou les appellent à prendre la plume. Elles ont eu le courage et la volonté – et leurs biographies le manifestent – de faire cela par elles-mêmes. Puissent-elles, en cela et en d’autres manières, inspirer et les femmes et les hommes de 2025.
Pascal Wintzer, OFC