« L’Accident » de Jean-Paul Kauffmann
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 16 avril 2025, OFC 2025, n° 13 – sur L’Accident de Jean-Paul Kauffmann (Equateurs, 2025)
Même si Jean-Paul Kauffmann est l’auteur de nombreux livres, son nom demeure associé aux prises d’otages dont il fut victime, comme bien d’autres, dans les années 1980 au Liban. Le titre du livre qu’il vient de publier, L’Accident, pourrait conduire à penser qu’il va être question de cette expérience carcérale. Certes, il en est ainsi, mais, l’accident qui donne son titre au livre est celui dont il fut le presque témoin durant son enfance, dans un bourg voisin de Rennes : « Le 2 janvier 1949, partis disputer un match dans une commune toute proche, dix-huit footballeurs du bourg de Corps-Nuds trouvaient la mort sur le chemin du retour. Le plus jeune, le gardien de but, avait 17 ans. Le plus âgé, un supporter, 36. D’ordinaire mon père suivait l’équipe dans ses déplacements. Il aurait dû figurer parmi les morts » (p. 11).
L’essentiel du livre de Jean-Paul Kauffmann est consacré à son enfance, à ce monde d’hier qu’il connut dans son village du pays rennais. « Dieu change en Bretagne » écrivit Yves Lambert, Kauffmann s’en fait le témoin. Il sait appartenir à cette génération qui a encore connu le monde d’avant : « Courbet à peint cette toile (Un enterrement à Ornans) un siècle auparavant, mais tout y est conforme aux funérailles campagnardes que j’ai connues dans les années 50. Excepté la présence du chien au pelage blanc qui figure au premier plan » (p. 33). « J’appartiens à ce continent perdu, ‘’le vieux monde’’ : une société rurale d’avant la mécanisation, la France des comices agricoles, des fêtes patronales, des kermesses paroissiales, qui croit au surnaturel. Un pays rythmé comme un siècle auparavant par la sonnerie des cloches, le cours des fêtes fixes et mobiles. Une époque où l’individu échangeait encore avec la nature sans volonté de la dominer ni de la détruire […]. Néanmoins, je ne fais pas partie de ceux qui pleurent sur le monde d’avant. Ce n’était ni un âge d’or ni de paradis perdu. La vie y était rude, grise et inconfortable » (p. 163-164).
Au cœur de ce monde d’hier, il a la vie paroissiale, ses rythmes, ses routines, les comportements collectifs qui impriment la vie du village. En 2025, alors que l’éducation, les familles, la société n’offrent guère de repères, on comprend la nostalgie qui voit désirable ce monde unifié chez ceux qui attendent des normes… pour eux-mêmes ? Peut-être. Pour les autres assurément. « Je m’interroge aujourd’hui : pourquoi ces valeurs chrétiennes, constituées en modèle et célébrées à longueur d’office, ne m’ont-elles pas touché ? Plus que l’amour, la miséricorde, la tolérance, le sens de la justice, c’est d’abord à un ordre moral régi par la notion du bien et du mal que nous devions nous soumettre. La prière, la participation des fidèles obéissaient à une habitude et à un automatisme vidé de sens, le catéchisme consistait à apprendre par cœur un manuel d’articles de foi, rédigé sous la forme de questions et réponses. Leur tonalité inflexible n’admettait aucune discussion. Ce christianisme-là engageait peu la foi dans son fondement. Il était peu question de la force libératrice de l’Evangile. Seul comptait le respect strict des règles de la religion et des principes de la morale. Tant de certitudes butées empêchait toute réflexion » (p. 93).
« J’ai vécu dans la terreur de la damnation. Dieu a beau être amour, mon éducation a baigné dans un christianisme de la peur. Brionne y a pris une part active » (p. 58). « Le démoniaque est toujours là. Je le vois aujourd’hui dans cette fatigue générale, la violence triomphale trop consciente d’elle-même, la morosité paralysante et surtout cette confusion qui fait passer le faux pour le vrai. Cette apathie face au mensonge, d’essence diabolique, a fini par gagner les meilleurs esprits. Il n’en reste pas moins que cette pastorale de la trouille est à l’origine du recul de la pratique religieuse » (p. 86).
Deux figures de prêtres marquent la mémoire vive de Jean-Paul Kauffmann, des figures contrastées. D’une part celle de celui qui fut son curé d’enfance, Paul Brionne, rigoureux, voire raide, intransigeant, jusqu’à instaurer une ambiance de surveillance pour débusquer les jeunes qui osaient « aller au bal ». De tels comportements m’ont été rapportés de curés du Nord des Deux-Sèvres, jusque dans les années 1960. De l’autre, un cousin, prêtre lui aussi, mais qui manifesta de grandes libertés d’esprit et aussi dans l’exercice de son ministère, jusqu’à recevoir, à Paris, la mission d’accompagner les prêtres en difficulté, ou ayant quitté leur ministère. C’est cet oncle qui va éveiller chez le jeune Jean-Paul le goût de la lecture et de la curiosité intellectuelle. « J’avoue que je me reconnais parfois dans ce cousin – Georges Rousseau. Je ne parle ici ni de son humilité ni de son abnégation mais de son refus d’être intégré, son goût pour la liberté, son acquiescement à la vie dans sa totalité, l’approbation joyeuse du monde tel qu’il est. Ce doit être le côté Kauffmann, le goût de la gaieté rejoignant finalement cette joie que préconise saint Paul : ‘’Soyez toujours dans la joie du Seigneur ; je le redis : soyez dans la joie’’ (Philippien 4, 4). Le christianisme n’est-il pas apparu pour répondre à la tristesse du monde ? » p. 295.
Pour ce qui est de son curé, Paul Brionne, de nombreuses pages lui sont consacrées, et à travers lui le modèle de catholicisme qui dominait l’époque. « J’essaie parfois de m’imaginer l’arrivée de Paul Brionne à Corps-Nuds en octobre 1945. Son affectation à 42 ans dans une cure de 2e classe ne cadre pas avec son parcours de professeur de philosophie au Grand séminaire de Rennes […]. En 1929, il a le privilège d’être choisi pour suivre des études de théologie au Séminaire français de Rome, marque de distinction généralement accordée aux jeunes prêtres montrant des capacités intellectuelles prometteuses » (p. 52).
« L’armature cléricale maintenait solidement l’existence du village, la personne du prêtre intervenant dans les affaires de la commune, la vie spirituelle des foyers et l’éducation des enfants, intendant des âmes, chef à la fois respecté et craint. Aimé ? C’est une autre affaire. Cette emprise, le nouveau venu s’emploiera à la consolider non sans une certaine habileté et un ascendant intellectuel indéniable, usant de cette rondeur suggérée par un physique replet, accentué par la petitesse de sa taille, cachant sous l’onctuosité une nature intransigeante et l’exigence tranquille d’être partout obéi » (p. 55-56).
Il est heureux de lire sous la plume de Jean-Paul Kauffmann son amour des livres, de la lecture, ce qu’ils ont de prix pour lui. Malgré le petit nombre d’entre eux auxquels il eut accès, ils lui furent d’un grand secours pendant sa captivité au Liban. « Les livres m’ont cruellement fait défaut pendant trois années. Quelques-uns apportés par mes geôliers, La Guerre et la Paix de Tolstoï, Le Sursis de Sartre, m’ont sauvé » (p. 243-244).
« Être seul sans l’être, un état inconnu que procure la lecture ! Dans ce refuge, je faisais la découverte de l’intériorité qu’impose l’absence de bruit. Une présence intérieure à soi. Elle m’obligeait presque malgré moi à fixer mes idées, à entrer en moi-même » (p. 240).
Ce qu’il connut dans l’église de Corps-Nuds, offices, service comme enfant de chœur, longs temps passés à suivre le rituel, ont instillé chez lui cet état d’esprit qui rend capable de ne pas s’abrutir dans l’activisme mais de prendre le chemin exigeant de l’intériorité, comme celui du labeur de la lecture et de l’écriture, labeur dont l’IA pourrait nous délivrer… pour notre plus grand bien ?
« Cette église où j’ai appris l’ennui continue de m’inspirer. L’ennui entretient une parenté mystérieuse avec le sacré, puissance active liée à l’indicible, à l’interdit, mais surtout avec le silence et son secret. Bachelard a raison d’affirmer que ‘’l’ennui est le plus grand bonheur de la province, cet ennui profond, irrémédiable, qui, par sa violence, dégage en nous la rêverie !’’ […]. L’ennui a en quelque sorte viabilisé chez moi l’imagination. Ce terrain vague s’est peu à peu aménagé pour devenir ensuite un ensemble raccordé à la littérature, à la musique, domaines auxquels j’ai mis du temps à accéder et qui m’auraient été interdits si je n’avais été un enfant élevé dans ce sanctuaire étrange du pays rennais, sorte d’Eliacin campagnard. Avec l’ennui, un ailleurs a été possible. Un rapport indocile au temps s’est alors établi, il a constitué pour moi une expérience fondamentale. J’ai aimé cet ennui. Il m’a ouvert les yeux, éclaircit ma vie. Il m’a fait rêver le monde » (p. 91).
Pascal Wintzer, OFC
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