« Champs de bataille – L’histoire enfouie du remembrement » Inès Léraud, Pierre Van Hove, La Revue dessinée, Delcourt, 2024

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 26 février 2025 , OFC 2025, n°7 sur « Champs de bataille – L’histoire enfouie du remembrement » de Inès Léraud et Pierre Van Hove, La Revue dessinée, Delcourt, 2024

Je crois que c’est la première fois qu’une fiche de l’OFC est consacrée à une bande dessinée. Je reconnais cependant que c’est une bande dessinée un peu particulière, il s’agit d’un numéro spécial de la « Revue dessinée », plus un livre d’enquête qu’une BD traditionnelle. Ses deux auteurs, Inès Léraud et Pierre Van Hove avaient déjà publié une enquête similaire en 2019, consacrée aux algues vertes, elle sera portée à l’écran en 2023 par Pierre Jolivet.
Cette fois-ci, ils font l’histoire du remembrement, essentiellement tel qu’il a été conduit en Bretagne. Ce travail, qui se fait grâce aussi à une documentation écrite, entend avant tout donner la parole à des acteurs de la vie agricole, en France, entre les années 1945 et aujourd’hui, c’est ici que l’on comprend et apprécie le dessin : les témoins s’expriment dans les bulles d’une BD et sont mis en scène dans des décors d’hier et de maintenant. Il a semblé que cette fiche de l’OFC était la bienvenue en plein Salon de l’agriculture.

OFC 2025, n° 7 - 26 février 2025
Il faut dire que ce livre met en cause le modèle agricole productif sinon productiviste tel qu’il a été mis en place après la Seconde guerre mondiale. Il s’agissait, certes, de donner à manger à la population, mais aussi de s’inscrire sur un marché qui allait devenir mondial. Ce modèle passait par la mécanisation, la sélection, les engrais, les pesticides, et ceci ne pouvait se déployer que par la suppression des haies et des chemins creux.
Ceci a eu pour conséquence la baisse drastique du nombre des agriculteurs, fournissant de facto de la main d’œuvre aux usines qui se construisaient dans la même période.
C’est vrai, les conditions de vie et de travail des agriculteurs ont évolué vers moins de pénibilité, mais se sont aussi développé l’endettement – avec le développement de l’anxiété et des maladies nerveuses – et la difficulté à transmettre des exploitations devenues de plus en plus grandes entraînant une hausse du prix d’achat de celles-ci.
Notons qu’entre 1946 et 1974, la population paysanne chute, passant de 7 millions de personnes à moins de 3 millions (p. 101) ; ce mouvement se poursuit.
Faisant la part belle aux agriculteurs des années 1950-1960, tant partisans qu’adversaires du remembrement, la BD cite également ceux qui en furent les décideurs, élus locaux et nationaux, ingénieurs de l’INRA – dont René Dumont, dont on sait le revirement dans les années 1970 – dirigeants de la FNSEA, ou encore Jean Monet, sous la IVème République et Edgar Pisani avec le retour aux commandes de De Gaulle. Il est cité dans une interview de 2009 (p. 88) : « Tous les jeudis il y avait une veillée chez moi avec les Jeunes agriculteurs pour élaborer une politique productiviste. Il est disparu beaucoup plus de fermes que nous ne l’imaginions. J’ai un peu honte de n’avoir pas su prévoir le bouleversement que cela provoquerait. »
L’importance de la JAC est aussi soulignée. Ecoutons ce témoin, André Pochon, agriculteur à le retraite, né en 1931 (cité p. 85-86) : « L’impact sur la biodiversité ? Personne ne parlait de ça à l’époque. L’écologie était inconnue au bataillon. On ne voyait que le rendement des parcelles. C’est venu après, même pour moi. Moi j’étais à la Jeunesse agricole catholique (JAC) depuis que j’avais 16 ans. J’en suis devenu un des élus départementaux. La JAC a vraiment été un lieu de progrès social, par exemple on y parlait de l’importance de ne pas cohabiter avec les parents, du statut des femmes qui devait évoluer. […] Aujourd’hui, je réalise que la JAC a beaucoup poussé à l’agrandissement des fermes. A la JAC, nos dirigeants c’étaient des aumôniers nationaux, ils avaient la même formation que les technocrates et nous serinaient qu’il y avait trop d’exploitations en France. »

On comprend qu’il faut du temps, du recul, pour mesurer les effets de certains choix, de certaines politiques. En 2025, sans doute le peut-on. C’est donc bien un certain modèle agricole qui montre ses conséquences, sur les personnes, sur le vivant (la biodiversité) qui ne peut plus se présenter comme enchanteur et répondant aux défis actuels.

Champs de bataille est le fruit d’un travail d’enquête de plusieurs années, mené essentiellement dans le Morbihan et le Finistère, mais aussi en Haute-Vienne. Inès Léraud qui l’a dirigé, a reçu les conseils de Léandre Mandard qui prépare une thèse sur le remembrement en Bretagne. Il est sans doute hasardeux d’opérer un tel rapprochement, mais le lien à la terre, à un terroir, à sa physionomie, qui a été dessinée souvent pendant des siècles, et qui s’est vu bouleverser très rapidement, et souvent brutalement, grâce aux bulldozers, peut conduire à s’interroger sur ce que produisent d’autres changements territoriaux, qui concernent l’intercommunalité, les régions, et pourquoi pas les paroisses, voire les diocèses. Même si la solution, ou plutôt les solutions sont complexes et diverses, elles ne peuvent se faire sans la participation et l’engagement de tous les acteurs locaux.

N.B. Au sujet de la crise agricole, on lira avec intérêt le n° 515 de novembre 2024 de la revue Esprit : « Le malentendu agricole ».

Pascal Wintzer, OFC