L’histoire de Souleymane, film de Boris Lojkine (2024)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 23 octobre 2024, OFC 2024, n°36 sur L’histoire de Souleymane, film de Boris Lojkine (2024)
L’histoire de Souleymane suit, au plus près, les journées et les nuits d’un guinéen, sans papier, arrivé à Paris où il mène un double combat, d’abord pour vivre, ensuite pour obtenir un titre de séjour.
Le premier mot du titre doit être compris au pluriel. Il s’agit d’abord « l’histoire » de ce jeune-homme qui sous-loue à un autre réfugié un compte lui permettant d’assurer des services de livraison à domicile de repas. Souleymane n’arrête pas de sillonner les rues de Paris, à toute vitesse, équipé de son téléphone portable et d’un vélo. Prise des commandes, attente devant les restaurants, livraison à domicile, contacts plus ou moins heureux avec les clients. Et aussi les risques de la circulation, car il faut aller toujours plus vite, et les accidents ne sont pas toujours évités. Et aussi, lorsque la société, type Uber, vérifie qu’il est bien le titulaire du compte et doit se prendre en selfie, il lui faut aller voir celui à qui il sous-loue le compte.
Certes, ce travail, de somme, lui rapporte de l’argent, mais, c’est celui qui est le titulaire du compte qui est crédité… lorsqu’il s’agit d’en verser une partie à Souleymane, c’est moins simple. De même, il doit payer un intermédiaire qui lui fournit de faux documents qui vont accréditer « l’histoire » qu’il va raconter l’OFPRA pour obtenir un éventuel titre de séjour. La nuit, c’est le 115. Il faut être à 22h à Jaurès pour que le bus social l’emmène au lieu de l’hébergement d’urgence. Et ainsi de suite chaque jour, sans véritable pause, sinon, la nuit, sur le portable, quelques appels avec la jeune-femme, restée en Guinée, avec laquelle il envisageait de se marier ; il lui conseille plutôt de le faire avec un ingénieur qui l’a demandée.
La mise en scène suit, sans relâche, Souleymane. Au milieu de la circulation et de ses dangers, sans doute moins grands que ceux connus pendant son périple vers l’Europe, dont la traversée de la Lybie.
Celui qui incarne Souleymane, Abou Sangaré, n’est pas un acteur professionnel, il est dans la situation de celui qu’il incarne, aussi en attente de régularisation. Il « habite » vraiment son rôle.
Telle est l’histoire quotidienne de Souleymane, mais il y a aussi « l’histoire » qu’il apprend et répète pour donner des motifs à la France de le reconnaître comme réfugié. Cette histoire est construite, il y est aidé par un groupe de réfugiés, histoire d’opposition politique qui lui aurait valu, en Guinée-Conakry la prison et des tortures. La fonctionnaire de l’OFPRA (Nina Meurisse) ne s’y trompe pas – « depuis une semaine, vous êtes trois à me raconter la même histoire avec les mêmes mots » – il accepte alors de raconter une autre « histoire », vraie ? où il est question d’une maladie de sa mère, aussi accusée d’être porteuse de mauvais sort.
Le film se clôt sur l’annonce qu’il recevra, par courrier, la décision de l’OFPRA, puis c’est l’écran noir.
Le film n’a pas besoin d’en rajouter dans le pathos, il suffit de montrer. Ici, il s’agit de Souleymane, mais combien d’histoires semblables autour de nous.
Ce sont avant tout les désordres du monde qui sautent à la figure. Aussi une sorte de sentiment d’impuissance face à de telles complexités où tout se trouve lié et intriqué : régimes politiques corrompus et autoritaires, profiteurs de toutes sortes, rouages administratifs complexes, système économique qui profite des détresses.
Il n’y avait pas besoin de voir ce film pour savoir que les livreurs de repas à domicile sont de véritables esclaves des temps modernes. Regardons-les, en groupes, sur leurs vélos, près des restaurants de chaînes, attendant les commandes puis sillonnant nos rues à toute heure du jour et de la nuit, par tous les temps. Consommer ce qu’ils livrent devrait faire passer toute saveur à cette nourriture, si tant est qu’on en trouvât à de mauvais sushis, à des kebabs ou des hamburgers.
L’histoire de Souleymane est un très bon film. Il l’est tant par ce qu’il raconte que par la manière, nerveuse, sans aucun temps mort, dont il le fait. Son réalisateur, Boris Lojkine a déjà réalisé plusieurs films, tous remarqués pour leur qualité narrative et de mise en scène. Ses deux précédents fims de fiction, Hope et Camille, ce dernier également avec l’excellente Nina Meurisse, ont en commun de traiter de pays africains et de leurs liens avec nos pays européens. Nous sommes loin de la mondialisation heureuse. Son actuel opus fut distingué lors du dernier Festival de Cannes dans le cadre de la sélection « Un certain regard » où il était sélectionné, il obtint le Prix du jury. Un excellent film.
+ Pascal Wintzer, OFC