« La nuit s’ajoute à la nuit » de Ananda Devi
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 18 septembre 2024, OFC 2024, n°30 sur La nuit s’ajoute à la nuit de Ananda Devi, Ma nuit au musée (Stock, 2024)
Voici, à mon avis, un des plus beaux livres de cette rentrée littéraire. On ne s’en étonne pas puisqu’il est publié dans l’excellente collection « Ma nuit au musée » des Editions Stock. On en connaît le principe : un écrivain est invité à passer, seul, une nuit dans un musée et à écrire cette traversée nocturne.
Ici, c’est l’écrivaine mauricienne de langue française, Ananda Devi, qui sera toute une nuit au mémorial de la prison de Montluc, à Lyon, déambulant dans les couloirs et les coursives, franchissant le seuil des cellules.
Elle se demande d’emblée si elle est légitime à écrire sur ce sujet, elle n’a pas connu l’expérience de l’occupation nazie ni celle de la Shoah. « Je ne peux pas prétendre avoir un lien personnel avec la Shoah. Sauf en ce sens qu’il fait partie de l’histoire humaine, et qu’il me hante comme il hante tous les écrivains qui tentent d’explorer la violence et ses origines, la monstruosité et ses visages.
Mais j’ai un lien avec l’esclavage, autre horreur humaine, faille de l’Histoire impossible à combler. Mon pays est bâti sur cette blessure, modelé, façonné par cette matière douloureuse » p. 28-29.
« Et voilà que j’arrive ici, où je me sens plus étrangère que jamais, ou quelque chose me dit que je n’ai pas ma place. La Shoah a écrit sa propre histoire d’inhumanité. Certes, tes aïeux ont souffert, mais pas de la même souffrance. Certes, la traite des esclaves était une forme de génocide, il y en a eu d’autres, mais ce n’était pas le même. Comment peux-tu les comparer ? » p. 41.
Sans se mettre à une place qui n’est pas la sienne, cette nuit au musée la conduit à interroger la mémoire que nous conservons des drames et des souffrances de l’humanité. A titre personnel, il me semble que la préservation et la visite des lieux où ceci a été vécu est un ressort puissant permettant de ne pas oublier, au risque de voir des événements similaires se reproduire. Nous savons que les crimes et abus sexuels dans l’Eglise demandent un mémorial. Visiter les camps d’extermination, les prisons, les lieux d’humiliation des êtres humains est important pour chacun. Revenant à Auschwitz l’été 2020, j’avais été dérangé par ce qui était désormais en place : des visites guidées, avec un guide, les visiteurs dotés d’une oreillette pour écouter les explications. Dans les années 1980-1990, la visite s’effectuait en silence, et il me semblait que cela était suffisant, et surtout nécessaire. Cependant, les générations passent, le temps fait son œuvre, et je peux comprendre que des explications soient désormais nécessaires. Cependant, elles atteindront leur but si elles conduisent au silence. Ce fut celui du pape François lors de sa visite du camp lors des JMJ de Cracovie en 2016.
Montluc, « ce n’est pas un musée où l’on peut regarder des tableaux, se laisser consoler par la beauté de l’art : c’est là où l’on vient se confronter à la mort » p. 100.
« Commencer par le vide.
C’est toujours ainsi que s’ouvre un texte. On entre dans le lieu des impossibles, où s’esquissent plusieurs chemins, où la lumière est si pâle qu’un seul pas est éclairé. Le prochain s’aventurera dans le noir. Mais s’il ne s’agit pas d’un texte. Ce pas m’entraîne vers une autre réalité. Un mémorial, de vides et de silences.
Ce qu’il me transmet est une injonction : je dois à mon tour me vider de toute intention ; me mettre à l’écoute. Ne pas entrer en état d’écriture afin de ne pas gauchir le parcours à peine entamé. Me laisser porter, emporter, transporter. Voire fracasser. La vague sera forte. Je dois rester debout » p 9.
« Il ne s’agit pas de réviser le texte jusqu’à ce que chaque phrase soit belle, il faut que chaque chose dite mérite de l’être, belle ou pas, et ne pas être son propre flic pour ne pas perdre de vue quelque chose d’essentiel » p. 79.
De tels lieux mettent face à soi-même ; aussi de la lecture du livre d’Ananda Devi. « Regarde, dis-je. Ça s’est passé hier. Ça se passe aujourd’hui. Ça se passera demain. Que feras-tu ?
Que puis-je faire ? Je ne sais qu’écrire.
Alors, que l’écriture soit l’ondée salvatrice que tu opposes à la salve des fusils » p. 151-152. « Il ne s’agit pas de réviser le texte jusqu’à ce que chaque phrase soit belle, il faut que chaque chose dite mérite de l’être, belle ou pas, et ne pas être son propre flic pour ne pas perdre de vue quelque chose d’essentiel » p. 79.
« Au procès de Dieu, nous demanderons : pourquoi avez-vous permis cela ? Et la réponse sera un écho : pourquoi avez-vous permis cela ? » Ecrit Ilya Kaminsky dans La République sourde (cité p. 152-153).
« Lorsque Klaus Barbie sera en cour, face à ses accusateurs, il répètera qu’il n’a rien fait de plus que tous ceux qui ont obéi. Comme la grande majorité des gens. Aux autres, aux règles. Mais jusqu’où peut-on, doit-on obéir ?
En réalité, tous ceux qui font partie d’une armée savent que c’est la règle absolue » p. 168. « Ce qu’il fait, Barbie, […] c’est nous mettre face à ce que nous sommes. Qu’aurais-tu fait, toi, dans ces circonstances ? Demande-t-il. Je n’étais pas seul. Il y avait un système derrière moi » p. 171. « Quel serait mon choix ? Que ferions-nous, à cet instant de bifurcation ? Nous pouvons toujours nous dire que nous ne tuerons jamais, que nous ne céderons pas à la violence, que nous ne trahirons pas. Mais la question n’est pas de savoir si c’est possible, mais quand. Quel est notre seuil de tolérance » p. 177.
« Quel homme es-tu ? Demande Primo Levi. Résistant ? Complice ? Traitre ? Ignorant ? Indifférent ? Soumis ? Vaincu ? Révolté ? Aujourd’hui encore, la question se pose » p. 186.
Pourtant, elle ne veut pas désespérer des humains, ni des Français. Ils sont, et c’est heureux ces Gaulois réfractaires.
« La France reste un pays d’engagement, j’en suis persuadée. Il y a une fibre de révolte qui court encore, qui se manifeste, qui persiste. Comme ce jour où je suis venue à Montluc. Les irréductibles Gaulois.
Irréductibles. Quel beau mot ! Y pense-t-on assez ? Ne pouvoir être réduits… Ne pas accepter d’être réduits au silence, à moins que soi, à l’indifférence, à la passive acceptation de l’ordre établi… Tout simplement parce que nous pouvons, comme le disait Michel Le Bris, être plus grands que nous » p. 77-78.
Pourtant Barbie n’a pas agi seul, ou ne s’appuyant que sur des nazis galvanisés. Ananda Devi fait entendre sa colère, sa révolte, surtout lorsque, par lâcheté, bêtise, on préfère « passer à autre chose » : « Rien appris. Les hommes oublient trop vite » p. 141.
« Les puissants sont sourds. Les faibles, muets. Les enfants meurent » p. 191.
Ananda Devi écrit au présent, elle n’oublie pas que cette prison, si elle est un mémorial lié au nazisme, a accueilli bien d’autres détenus, et ce, jusqu’en 2009, année à laquelle fut fermée la section qui y restait ouverte, celle des femmes.
« Etrange retournement de l’histoire. Les résistants contre le régime nazi emprisonnés ici sont des héros. Les résistants contre la colonisation française sont des criminels. Les sévices, souvent, sont les mêmes. Nerf de bœuf, électrocution, privation d’eau et de nourriture » p. 209. « A Montluc, l’aile des femmes, qui peut accueillir une trentaine de prisonnières, on reçoit soixante-dix. Il n’y avait pas de sanitaire dans les cellules jusqu’au milieu des années 1980. Certaines prisonnières, revenues en visite, parlent, me dit-on, d’une prison à taille humaine. Il y a cet endroit, la nursery, où elles pouvaient voir leurs enfants plus âgés autour d’un arbre. Comparativement aux prisons modernes, celle-ci leur semblait moins inhumaine » p. 228.
Il ne s’agit pas d’avoir la mémoire sélective. L’humanité a montré combien elle savait retirer à ses congénères la dignité humaine.
« L’ordre de déportation des enfants juifs de la colonie d’Izieu et des personnes qui s’occupaient d’eux, qui seront enfermés à Montluc avant d’être déportés vers Drancy et les camps de concentration, mentionne, au sujet des adultes, dix têtes, dont cinq femmes. Cet ordre est signé par Klaus Barbie. Des têtes de bétail. A achever. En cinq mots, la parfaite déshumanisation des êtres. Et dans ces cinq mots enfin, je vois mon histoire.
Dix têtes, dont cinq femmes.
Les esclaves, comme les Juifs, étaient comptés par têtes. Eux aussi vivront ou mourront selon un implacable critère d’utilité » p. 45-46.
C’est lorsque nous choisissons de détourner le regard que se franchissent les premiers pas de la déshumanisation. « Notre époque : l’ère de la colère. Mais aussi de l’indifférence, puisque tant d’hommes, de femmes, d’enfants, meurent dans les eaux, dans les mines, dans les déserts, dans les failles de la terre » p. 54.
+Pascal Wintzer, OFC
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