« Vallée du silicium » de Alain Damasio
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 29 mai 2024, OFC 2024, n°23 sur Vallée du silicium de Alain Damasio Albertine/Seuil, 2024
Proposant la lecture du livre d’Alain Damasio, je reconnais ma propension à lire et recommander des livres qui interrogent sinon critiquent nos comportements, tout particulièrement la place dévolue à la technologie et au numérique. Me laissé-je à mes seules idées ? Au lecteur d’en juger. En tout cas, je souligne que les livres techno-critiques sont souvent le fait d’auteurs qui sont avant tout des artistes, des romanciers, des auteurs de fiction, c’est le cas d’Alain Damasio, auteur de SF, comme de Marc Dugain dont il a déjà été question dans les fiches de l’OFC. Certainement que leur pratique de l’écriture et leur art de l’imaginaire les rend d’autant sensibles au monde sans relief des réseaux et du numérique. Alain Damasio sait se référer aux bons auteurs, fins observateurs des mœurs du temps et critiques de ce qu’ils produisent. Il cite abondamment Jean Baudrillard et son livre Amérique (Grasset, 1986) ainsi qu’Ivan Illich. Je ne sais s’il connaît Jacques Ellul qui pourrait tout à fait trouver place dans ses références.
Vallée du silicium réunit des chroniques écrites à l’occasion de séjours à San Francisco. Européen, il met ses pas dans ceux d’Hannah Arendt pour informer, alerter les Européens que nous sommes sur l’américanisation du monde, laquelle n’est pas devant nous, ce sont nos modes de vie ! Exemplaire sans être typique, Apple est l’acmé de ce modèle. La visite de Damasio au siège de la marque à la pomme – un des bâtiments les plus chers du monde – est expressive du modèle anthropologique qu’elle impose.
« De toutes les marques, Apple est sans doute, par la puissance de son esthétique et de son ergonomie, par la qualité indiscutée de ses produits, celle qui a fabriqué le plus de ‘’fidèles’’. Sauf que ses fidèles ne croient pas en grand-chose, sinon à leur commune appartenance, si ce n’est à une certaine fiabilité des outils qu’on leur vend, elles [NB. Je respecte la drôle d’écriture inclusive du livre] ne font que pratiquer selon les règles du culte, elles font les gestes sans la spiritualité derrière, bref ce sont des pratiquantes. Nous sommes des pratiquantes » p. 12-13. « Il est vertigineux de se dire qu’une Kirghize et une Mélanésienne, à l’autre bout du globe, la première chose qui les relie, et qu’elles partagent basiquement, ce sont des outils numériques de type smartphone et des applis qui recalibrent de façon identique leur rapport au monde. Là est désormais le Commun. Ce qu’on pourrait appeler le numiversel » p. 14.
« Les matériels Apple vous coupent de toute autonomie technique, de toute liberté de bidouiller. Ils maximisent la dépendance aux fabricants. Un iPhone ne se possède : il vous possède. Il impose sa façon unique de l’utiliser » p. 21.
Le monde numérique a réussi à nous couper du corps. Celui-ci est devenu un poids, lorsque c’est le sien, un danger ou un risque lorsque c’est celui des autres.
« Le corps, la Silicon Valley ne sait pas quoi en faire. Faut-il voir là l’horizon secret du protestantisme ? Dissoudre toute chair dans la lumière pour mieux s’approcher du divin ? Body on flesh are just meat, scandent les transhumanistes » p. 50.
« Apple montre une anthropologie du corps assis, figé dans la mollesse des canapés et des sofas. C’est un corps solitaire qui n’a plus vocation à bouger, un morceau de viande sur un morceau de coussin, une chair électrisée de stimuli sonores et lumineux à laquelle on demande encore de presser l’index contre le pouce pour valider un choix, tandis qu’un regard lui suffit pour sélectionner une icône » p. 32-33.
« La matérialité du monde est une mélancolie désormais » p. 40. « La vérité de ce monde qui vient est qu’il ne veut plus, physiquement, qu’on bouge […]. Par contre doit se conserver l’impression de bouger, sans cesse, la virtualité frénétique du mouvement, la circulation stressée de l’information qu’on produit et consomme par les réseaux, en boucles rétroactives » p. 65.
« Telle est la formule magique du métavers : créer de nouveaux lieux de sociabilité sans la gêne sublime d’un corps. Se rencontrer sans même bouger de sa chambre. Importer le vivre ensemble dans son petit chez-soi, comme Amazon a su importer tous les commerces du monde à son domicile, comme aller au restaurant est devenu se faire livrer » p. 69.
Le monde artificiel du numérique, qui se présente désormais comme le vrai monde, le monde désirable, conduit à couper tout lien aux autres, plus exactement à imposer le mensonge de liens infinis, alors que de lien concret, de visage à visage, de corps à corps, il en existe de moins en moins, et deviennent sources de peur.
« On ne le pointera jamais assez : les réseaux sociaux nous connectent, mais ils ne nous lient pas. Ils nous assemblent, certes, sans jamais obtenir de nous que nous soyons ensemble » p.104. « La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mieux aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir […]. Sans doute touche-t-on là au cœur de ma techno critique : la Tech, ontologiquement, conjure l’altérité. Elle la repousse, la neutralise et la contrôle. Elle la métabolise pour en faire du même, elle réplique d’abord de l’identique. Et quand l’altérité insiste, elle la fictionne » p.101-102.
Il serait illusoire de penser que les technologies ne seraient que des instruments dont nous pourrions conserver la maîtrise. Ils construisent un monde, ils déterminent une anthropologie. Déjà, Ivan Illich, « à la fin de sa vie, a eu ces mots sur l’informatique : ‘’Cet ordinateur sur la table n’est pas un instrument. Un marteau, je peux le prendre ou le laisser. Le prendre ne me transforme pas en marteau. Le marteau reste un instrument de la personne, pas du système. Dans un système, l’utilisateur, logiquement, c’est-à-dire en vertu de la logique du système, devient partie du système’’ » p. 179.
« Toute technologie porte en elle un nouveau rapport au monde. On croit utiliser un frigo quand c’est notre façon de nous nourrir qui est révolutionnée par le stockage des aliments frais […]. La voiture a littéralement ‘’inventé’’ les routes, les parkings et les trottoirs, elle a appelé l’extraction du pétrole et intégralement refondé l’aménagement du territoire. Les réseaux sociaux ont inventé la communauté sans présence, l’auto-exposition, le selfie, l’exclusion possible, le harcèlement et la lapidation numériques. L‘IA est en train d’inventer l’auto[1]discussion et le jumeau numérique, parmi des centaines de réinventions de nos façons de travailler » p. 209-210.
Alors, que faire ? Nous contenter de sombrer ? De laisser le monde nouveau imposer sa loi ? Mesurons que nous sommes, sans jugement moral, complices de cette situation. Le développement des technologies numériques répond à nos désirs et les satisfait. « Notre technophilie ne s’est pas imposée à nous par des arguments. Elle s’est imposée en mobilisant une économie de désirs à son service, forte d’investissements affectifs puissants et de rejets réflexes. Résister implique selon moi d’abord de réaliser ce qui nous enjoint d’adouber la technologie, ce qui nous la rend… irrésistible. Ensuite pourrons-nous réfléchir à éduquer et réorienter ces désirs qui suivent une pente naturelle descendante/cette fois-ci en montant ! » p.223.
En ce domaine comme en d’autres, on ne peut désespérer de l’humain. Il dispose de capacité de résistance. Mais le combat est rude. Il se mène face à des puissances d’argent et de pouvoir ; il conduit à s’opposer aux fidèles, dont nous sommes souvent, de ces groupes quasi-religieux que sont les adeptes de la pomme ou des GAFAM ; il se mène d’abord en soi-même.
« Ce qui manque à notre temps, c’est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d’accueil et de filtres, d’empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Un rythme d’utilisation qui ne soit pas algorithmé, une écologie de l’attention qui nous décadre, des pratiques qui nous ouvrent au monde plutôt que nous le réduire à un flux vidéo » p. 229.
Pour cela, il s’agit, pour chacun d’« interroger l’effacement du monde extérieur ; ce technococon qui crée une hyperfragilité à tout imprévu, hasard ou accident […]. Interroger l’oubli du corps, la dématérialisation systématique, le monopole du visuel et de l’auditif, la perte du sensuel et du sentir » p. 231-232.
« La puissance plutôt que le pouvoir. Ma puissance plutôt que leurs pouvoirs. La puissance de vivre et d’agir par moi-même, avec les forces qui me traversent avec lesquelles je danse. Ma puissance d’éprouver le monde par mon corps et mon cœur, de persévérer dans mon être » p.235.
« Tout est déjà en nous. Nous n’avons pas besoin de devenir plus-qu’humain : nous avons juste besoin de devenir plus humain. Vous en appelez au transhumain ? J’en appelle au très-humain » p. 205.
Pascal Wintzer, OFC