Etre d’ici et d’ailleurs
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 15 février 2023, n° 8, Etre d’ici et d’ailleurs
Deux films sortis récemment sur les écrans illustrent de belle manière une des caractéristiques de bien des vies contemporaines, ce sentiment étrange de se sentir ailleurs que chez soi. Bien entendu, un tel sentiment se vit avec grande acuité pour les populations migrantes, combien de livres et de films le montrent et l’analysent. Il peut entrer en résonnance avec la condition ordinaire des chrétiens, « du monde sans en être », appelés à être des citoyens des cieux sans jamais déserter la vérité de leur condition humaine, on a ainsi pu parler d’une double citoyenneté. Mais ce sentiment peut être bien plus largement répandu, d’autant plus fort qu’il se heurte à une injonction sous-entendue ou affirmée : il faut être ici et non pas d’ailleurs ; une telle injonction a des expressions sociales, politiques, de genre aussi. Je reconnais y résister : étiqueter ou se laisser étiqueter est une manière d’assigner un statut d’objet à des êtres vivants. Bref, autrement que le discours et l’analyse, le cinéma donne à ressentir. Tel est le cas de ces deux films, que je recommande.
D’abord Un petit frère. C’est le deuxième long métrage de Léonor Serraille, après Jeune femme, qui avait déjà été apprécié. Le film suit l’itinéraire d’une femme, excellemment interprétée par Annabelle Lengronne, arrivant de Côte d’Ivoire avec deux de ses fils, Jean et Ernest. Ce qui frappe c’est la liberté de cette femme qui n’entend se laisser dicter sa loi par personne, en tout cas par aucun homme – sans doute est-elle arrivée en France pour se libérer de certaines servitudes. D’abord en banlieue parisienne, puis à Rouen, nous suivons leurs vies à travers quelques étapes, sur une durée d’une vingtaine d’années. Les personnes et les faits sonnent juste dans ce film à hauteur humaine. La caméra suit les personnages, leurs corps et leurs visages, le décor, l’environnement disparaissent presque. Ils sont pourtant présents mais tels qu’ils interagissent avec les personnages, tels qu’eux les vivent, les éprouvent, s’y confrontent et résistent. Sans doute que les deux garçons ne satisferont pas à ce qu’aurait voulu pour eux, Rose, leur mère. Mais, par-delà une différence dans les actes, c’est bien son intention profonde, son propre désir qui va les guider, un désir de liberté, jusqu’à, pour Ernest, devenir professeur de philosophie.
Avec Retour à Séoul, de Davy Chou, nous sommes dans un autre espace culturel, la Corée, et cependant pas tant que cela : il s’agit de suivre le chemin d’une jeune-femme coréenne, adoptée par des Français, et qui revient dans un pays dont elle ignore tout bien qu’il soit celui de ses origines. Là aussi, une identité qui ne saurait s’identifier à une réalité ou à une autre.
Comme pour Un petit frère, il s’agit d’un deuxième long métrage. La construction des deux films est très proche : ils sont découpés par des cartons qui inscrivent la vie de leurs héros à différents moments de leur vie.
Cependant, alors que Rose suscite spontanément la sympathie, Freddie, l’héroïne de Retour à Séoul, ne fait rien pour attirer à elle. Davy Chou dit de son film qu’il est « un film français déterritorialisé ». Expression qui résonne tant avec ce sentiment d’être dans l’ailleurs de son lieu, et puis, a-t-on un lieu ? Ou bien ne s’agit-il pas de découvrir que c’est le cœur qui est la maison où chacun cherche à habiter sans jamais y réussir vraiment ? Voici deux beaux films, qui ouvrent à des vies qui peuvent nous sembler lointaines, une Ivoirienne, une franco-coréenne… et pourtant si proches de ce monde dans lequel l’itinérance existentielle semble si partagée, avec souffrance, aussi avec bonheur. Il y en particulier cette liberté qui caractérise les individus que nous sommes. Une liberté heureuse, dynamique, sans doute davantage exprimée dans Un petit frère, et une liberté source permanente d’incertitude, voire d’angoisse avec Retour à Séoul. En contrepoint à ces deux films, on pourra lire un des ouvrages d’Eva Illouz, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain. Editions du Seuil, 2020. Collection Points, Essais. « Ce que nous appelons ‘’non-amour’’ résulte pour une grande part de la manière dont le moi se positionne dans les sociétés capitalistes, devant se débattre seul pour déterminer lui-même ce qu’il vaut » (p. 387). L’OFC reviendra certainement sur ce livre. Même ouvrant à des risques et à l’incertitude, qui cependant pourrait refuser voire dénoncer la liberté ?
+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers
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