Tár, film de Todd Field (2022)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 5 avril 2023, n°15 à propos du film Tár, de Todd Field (2022)
Lydia Tár fait partie des grands chefs d’orchestre du moment. Exigeante envers elle-même comme envers les autres, sa rigueur et sa volonté lui permettent d’explorer toujours davantage de chefs-d’œuvre, telle la 5e symphonie de Mahler de laquelle elle veut donner une interprétation aussi inattendue qu’évidente.
Dès les premières images, cependant, il est clair que Lydia Tár n’écoute qu’elle-même, nous infligeant pour commencer dix minutes de monologue où les banalités se succèdent avec élégance et conviction. Plus le film avance, plus nous constatons que ses interlocuteurs ne sont là que pour légitimer ses certitudes ; ou encore, que lorsqu’ils échappent à ses plans ils cessent d’être des interlocuteurs. D’où une double évolution : plus l’héroïne revendique la maîtrise absolue, plus les paramètres du monde ambiant lui échappent ; plus elle annexe la musique pour en parer son propre autisme, plus des bruits et des sons transpercent son imaginaire inflexible. Jusqu’à ce que l’absurde se révèle et que la tragédie s’installe, la renvoyant au néant où elle voulait projeter les autres.
Pour mener à bien un tel projet, deux conditions sont requises. D’abord une grande actrice – et c’est bien le cas : Cate Blanchett fascinante, tendue, ondoyante, nous captive d’un rien, évoluant aussi sûrement qu’imperceptiblement pour dévoiler, derrière la femme lesbienne et charismatique, le prédateur incapable d’écouter et de se dire.
Mais il faut aussi une mise en scène en phase avec son sujet, à la fois rigoureuse et organique. Or, celle-ci fait dramatiquement défaut. Défilent l’un après l’autre des cadrages de publicité design, aux intentions évidentes, à la répétition fastidieuse et à l’absence d’empathie criante. Si bien qu’un film plein de rebondissements réussit le prodige de s’étirer interminablement, sans que jamais nous soyons surpris par autre chose que par le jeu de son actrice principale. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’une œuvre qui traite de musique manque si cruellement de tempo et de rythme.
Dans ce qui peut se comparer à une mise en abyme, le metteur en scène tombe dans le même travers que son héroïne, si occupé à se regarder filmer qu’il en oublie de considérer son sujet. Une fois passés les clins d’œil pour initiés1 et les codes mainstream, l’artifice ne dévoile que lui-même. La dimension lesbienne n’a d’autre fonction que de donner une respectabilité contemporaine, l’attachement à un ancien ne répond qu’à une quête de légitimation2 , la réfutation d’un argumentaire woke prétend surprendre mais utilise une violence égale à celle de l’adversaire, les manipulations mensongères sur la manipulatrice renvoient à la façon dont le réalisateur élimine tout ce qui pourrait ouvrir à un peu d’humanité (n’évoquons ici que pour mémoire la scène effroyable de chantage sur une enfant méchante3 ou celle désolante de retour au foyer originel4 ).
Plus profondément, le défaut majeur de ces presque trois heures réside en ce qu’aucune bienveillance n’est perceptible envers les personnages. Il ne s’agit pas ici de trancher entre les bons et les méchants. « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons » : la fameuse phrase de La règle du jeu n’a plus lieu d’être, il n’y a que des processus. Les sentiments ont disparu, ou ne s’expriment plus que comme les éléments perturbateurs d’une harmonie mécanique. Dès la première image5 nous avons affaire à un nombrilisme qui s’exhibe, faute de nous convaincre qu’il vaille la peine de le contempler.
Malgré l’extraordinaire performance du monstre sacré Cate Blanchett, le film échoue à déployer sous nos yeux un monstre cohérent. Beaucoup d’aspects divers, mais sans dynamique interne ; une vision analytique, sans profondeur qui nous donne accès au mystère. Cinquante nuances de monstre…
Denis Dupont-Fauville 21 mars 2023
1 Parmi lesquels la si pesante allusion finale aux crocodiles laissés par Coppola dans les rivières du Viet-Nâm…
2 Davis, son prédécesseur, avec lequel elle déjeune régulièrement et à qui elle paye un taxi. Son attachement pour Leonard Bernstein est plus paradoxal encore : elle répète son discours et regarde ses émissions avec fascination, mais sans pouvoir être contaminée par sa joie de vivre.
3 À la réflexion, l’absence de toute forme d’attachement pour l’enfant qu’elle a décidé d’élever n’est d’ailleurs pas moins effroyable.
4 Là encore : un élément “attendu” d’humanité qui se révèle totalement artificiel. Inutile de prétendre à une recherche d’objectivité : outre que celle-ci est toujours un leurre au cinéma, cette objectivité-là semble formatée par un cabinet de conseil.
5 L’écran d’un smartphone, donnant sur du vide, où s’inscrivent les bulles d’une « conversation » de la propriétaire
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