Une longue route pour m’unir au chant français de François Cheng (Albin Michel, 2022)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 24 mai 2023, n°21, à propos du livre Une longue route pour m’unir au chant français de François Cheng (Albin Michel, 2022)
Dans son dernier livre paru, au tournant de l’année, François Cheng revient sur son itinéraire, une « longue route », pour ce sino-français. Poète, amoureux et serviteur de la beauté, exprimant sa foi en l’amour de Dieu, François Cheng, presque dès les premières pages de son livre, pose les conditions de vérité de sa vie, de sa vocation : « L’irruption du mal radical dans ma conscience d’enfant de huit ans (le sac de Nankin) déterminera pour toujours le sens de ma quête : aucune vérité ne serait valable si elle ne tient pas compte de ce phénomène humain impossible à contourner » p. 18. Et pourtant, si le mal doit habiter le cœur et l’esprit de tout être humain, il ne fait pas obstacle à la beauté. « Contrairement au philosophe allemand Adorno qui, après la guerre, affirmait qu’’’écrire un poème après Auschwitz est barbare’’, je suis persuadé que c’est seulement par la poésie, le Verbe le plus incarné, que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui les mène au néant » p. 93-94. « De sa voix rocailleuse, Tristan Tzara s’adresse à moi : ‘’Vous êtes poète ? – Disons que je n’arrive pas à être autre chose’’ » p. 73.
L’OFC eut la joie et l’honneur d’accueillir François Cheng pour un de ses colloques. Lors de cette rencontre, il avait souligné la position d’intellectuels chinois, pas forcément chrétiens, mais pour lesquels seule la réponse chrétienne se situe à la hauteur du mal radical qu’ils ont connu au cours du XXème siècle.
Si compte ce que dit une personne, compte au moins autant la personne elle-même, sa manière d’être, d’incarner, au sens propre de ce mot, sa parole, sa vie. Une longue route pour m’unir au chant français donne sens à ce qui s’exprime de cette personne.
« Dans la relation que je fais ici de ces rencontres et propos n’entre aucune vanité. Je ne vois pas comment la vanité pourrait avoir sa place dans une vie qui jusqu’au bout se mesure à quelque chose d’infiniment plus grand qu’elle, et qui en est simplement la servante » p. 78-79. Etre poète, et non pas devenir poète. Il s’agit plutôt d’un état, pourquoi pas parler de charisme. François Cheng se découvre tel, il perçoit en lui cette capacité à voir la profondeur des choses, le sens caché qui se dévoile à celui ou celle qui sait sentir plus loin que les apparences. « Mon impuissance à me situer dans l’existence, mon incapacité à vivre selon la norme ne signifient nullement que je sois travaillé par l’idée de l’absurde et du néant. J’éprouve au contraire une vive fascination pour tout ce qui se cache derrière les phénomènes, un permanent étonnement devant ce qui sans cesse advient, de la part de l’Etre mû par d’insondables intentionnalités. Une intime connivence me relie au visible comme à l’invisible, qui comportent tous deux leur part de merveilleux et de terrible » p. 34.
« De tous les mots français se détache un diamant. Il est celui qui, longuement compressé, est réduit à une seule syllabe. Ce mot monosyllabique – caractère familier à une oreille chinoise -, d’une extraordinaire densité, se révèle le plus riche de contenu, porteur qu’il est de trois acceptions, à savoir ‘’sensation’’, ‘’direction’’, ‘’signification’’. Il s’agit, on l’aura deviné, du mot ‘’sens’’. Par sa brève prononciation, il fait entendre un brusque surgissement, un prompt avancement » p. 186.
Parcourant son itinéraire, qui l’a fait qui il est, Cheng parle avant tout des rencontres ; c’est par les autres que l’on devient qui l’on est. « Je repense à mon père qui a eu l’intuition de m’emmener avec lui, à mes parents qui ont choisi de respecter ma volonté de rester en France – eux qui ont tant souffert du fils prodigue que j’étais ! Je resterai travaillé par les remords, lesquels feront partie de ma formation. Gide conseille au fils prodigue revenu à la maison du père de repartir ; Rilke exhorte le fils prodigue qui ne veut pas être aimé à suivre son penchant au non-attachement » p. 59-60. « A cause de mon passé calamiteux, je ne pourrais jamais me faire valoir par un quelconque papier d’identité. Seules des rencontres d’être à être me permettraient de me frayer un chemin dans l’existence » p. 90.
François Cheng est un poète de la langue française. C’est parce qu’il a vécu dans sa chair cette rencontre avec notre langue, sa langue, qu’il s’est senti en capacité d’exprimer ce qu’il éprouvait dans son corps et son cœur. C’est étonnant. Nous sommes si liés à la langue maternelle, quel amour faut-il pour une langue pour choisir qu’elle devienne celle qui exprime le plus intime de son être ! Il y a là quelque chose qui dépasse presque toute logique. En quelque sorte une expérience spirituelle, choisi par une langue qu’il a choisie en retour. « Comme je suis connu, je connaîtrai ».
Cheng s’interroge sur « les spécificités de la langue française qui la rendent si difficile d’accès. [Il retient trois traits.] D’abord, la précision du vocabulaire : il n’existe pratiquement pas de parfaits synonymes en français, la précision de chaque mot et de son exacte nuance exige de la part du locuteur une connaissance sûre. Ensuite, la rigueur de la structure : la langue dispose d’une série d’éléments pronominaux tels que ‘’dont’’, ‘’en’’, ‘’y’’, ‘’auquel’’…, lui permettant une syntaxe resserrée et concise, délestée de répétitions et de redondances ; c’est cette structure qui lui confère une qualité de distinction et d’élégance, laquelle entraîne chez le locuteur un souci inné, celui du style. Le troisième trait est le plus difficile à acquérir ; tous les grands écrivains s’y emploient : du souci du style naît une alchimie faite de combinaisons d’images frappantes ou d’idées essentialisées, de dessins à la ligne épurée, d’une résonance qui irradie la signifiance, grâce à quoi le langage monte un étage d’où le locuteur jouit d’une vue synthétique sur la chose dite » p. 65-66.
Parfois, souvent, des personnes étrangères à la France, ou bien qui portent une autre culture, même s’ils ont choisi la France, nous aident à percevoir ce qui nous caractérise. De loin, on perçoit mal les détails mais davantage l’ensemble. François Cheng caractérise la pensée française par son universalisme. « L’esprit universel imprègne tant le mental français que toute idée qui ne peut être généralisée, toute solution qui ‘’ne marche pas partout’’, met les Français mal à l’aise » p. 207.
Fin lettré, homme de grande profondeur et de délicatesse, et de ce fait sensible à ce que permet notre langue, François Cheng nous aide à en mesurer toute la richesse, à nous faire gardiens de ce trésor, non dans une pratique muséale mais en goutant et sa lecture et sa pratique. « Je m’oppose résolument aussi bien à une littérature qui se revendique ‘’engagée’’ qu’à celle qui déclare ‘’ne rien vouloir signifier’’. Qu’à son plus haut niveau elle constitue une spiritualité, cela me paraît être une évidence. Elle tend à l’esprit humain un miroir sans concession, par la vision de vérité la plus pénétrante qu’elle projette ; elle oblige cet esprit à évoluer, à s’élargir, à s’élever, et, en fin de compte, à se transcender » p. 189.
+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers
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