Les Linguistes atterrées (collectif), Le français va très bien, merci, Gallimard, mai 2023, coll. « Tracts ».

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 15 novembre 2023, n° 41 à du tract Le français va très bien, merci, Gallimard, mai 2023, coll. « Tracts ».

Les Linguistes atterrées (collectif), Le français va très bien, merci, Gallimard, mai 2023, coll. « Tracts ».

À quelques jours du colloque de l’OFC sur la parole, et alors que le président Macron vient d’inaugurer à Villers-Cotterêts la Cité internationale de la langue française, il peut être opportun de revenir un moment sur le « tract » Gallimard des autoproclamé(e)s « Linguistes atterrées[1] », paru en mai dernier. Ce manifeste d’une vingtaine d’universitaires en colère contre les puristes de la langue, a le mérite d’inviter à réagir[2]. Inutile d’en réfuter par le menu le cahier des charges, tant le discours à la louange de « l’immense vitalité » de notre langue[3] cache une seule et même obsession : tirer à boulets rouges sur le français correct, le bon usage, la grammaire scolaire, et tout ce qui ressemble à une règle valant pour tous. Ce travail de réfutation a du reste été fait, en partie, sitôt le texte paru, par Jean Pruvost, dans une tribune du Figaro (27 mai) : « Le français ne va pas si bien, hélas » – tribune signée par nos meilleurs intellectuels, et qui rend notamment à l’Académie française son honneur bafoué.

Mon propos se bornera à pointer la confusion théorique de ce tract, à travers deux ou trois malentendus que l’on peut qualifier d’énormes. D’abord, il est paradoxal de voir des spécialistes, des « scientifiques de la langue », comme ils se désignent, non sans vanité, exalter le relativisme de la norme, comme si la fixation de celle-ci n’avait pas permis d’en améliorer progressivement la maîtrise. « Le français n’existe pas », clament-ils, ou, plus anti-identitaire (tendance décoloniale) : « Le français n’appartient pas à la France »… Pourtant, longtemps, l’apprentissage du français scolaire a favorisé l’ascension sociale, la liberté donnée par la lecture et l’écriture, une liberté démocratiquement orientée par un souci d’égalité devant la tradition. C’était aussi une égalité devant la faute, qu’il fallait éviter. Nos « linguistes atterrant(e)s » détournent l’équation : obsédés par un prétendu culte de l’orthographe, ils exaltent la faute comme une sorte de créativité dans la langue. « La forme correcte d’aujourd’hui est souvent la faute d’hier », répètent à l’envi ces créatifs, dominés semble-t-il par la très médiatique « maîtresse de conférences » Julie Neveux, qui, dans un opuscule précédent, se félicitait avec gourmandise de la disparition de l’interrogation indirecte[4]. Or qu’y a-t-il de créatif dans les hideux solécismes d’aujourd’hui ? dans les sur comment, les c’est car et les mais pas que, lorsqu’un homme politique se félicite de « la décision qu’il a pris » ou qu’une présentatrice météo annonce des températures « entre 18 à 20° »… On ne peut pas vouloir à la fois dénoncer les incohérences du code et justifier comme un droit d’usage de telles aberrations, qui sont de véritables péchés contre la logique[5].

Passons sur le déni systématique de l’appauvrissement du langage induit par les bouleversements des dernières décennies : franglais envahissant[6], charabia phonétique des SMS (promus nouveaux « objets d’étude »), aberrations de l’écriture inclusive, etc., ne seraient que des mythes fantasmés par une élite aux abois. Dans ce cas, on ne voit pas pourquoi nos linguistes, défenseurs farouches des parlers régionaux, de la diversité francophone, des sociolectes et autres créolisations, échapperaient, lorsqu’ils s’en prennent aux nostalgiques du bon usage, à la « glottophobie » qu’ils leur reprochent. Plus grave : la dénonciation, très rousseauiste, du « point de vue graphocentré (centré sur l’écrit) de nos sociétés » se fait souvent dévalorisation de l’écrit au profit de l’oral et d’une grammaire de l’oral[7], menant à dénier toute pertinence aux « bons auteurs », réduits à ne représenter qu’eux-mêmes et leurs préférences (de style sinon de classe). Que de jeunes chercheurs s’intéressent en priorité au français parlé, spontané, pour en comprendre les évolutions, grâce aux bases de données disponibles, quoi de plus légitime ? On souscrit même à mainte observation juste ou proposition faite (tout ne prête pas à polémique dans ce tract !), mais on s’étonne de les voir marginaliser les modèles d’élégance que nous ont légués des générations d’écrivains, comme s’il n’y avait rien de formateur dans l’héritage littéraire pour comprendre la langue[8].

En fait, le cache-sexe d’objectivité tombe – et l’idéologue est nu –  dès la 1ère déclaration : « Le français n’est plus “la langue de Molière” ». D’entrée, les « linguistes terre-à-terre » critiquent cette périphrase, au motif que la langue de Molière, qui a 350 ans, ne se parle plus ! Non seulement ils nient qu’elle puisse représenter un modèle d’expression classique, d’une inépuisable richesse, mais ils estiment que, la langue n’ayant jamais cessé d’évoluer, il suffira de quelques décennies pour démoder celle de n’importe quelle époque. Nouveau paradoxe : ils peuvent à la fois dédramatiser l’idée saugrenue de traduire Molière en français moderne, et réclamer qu’on étudie sa langue « comme une langue différente » (sic). « Car on ne lit pas Molière dans la graphie d’origine ! » La belle affaire : il y a là une confusion, qui étonne chez de tels experts, entre un discours et sa transcription. Les regrettés petits classiques Larousse (ou Bordas, Hatier…) aux pages saturées de notes, au grain inimitable, n’ont pas attendu l’effondrement du niveau scolaire pour faire lire Molière dans la graphie d’aujourd’hui. Le texte n’en était pas modifié pour autant[9]. Rien à voir entre une édition de Rabelais ou de Montaigne en orthographe modernisée et ces translations affadies où l’on récrit tout : lexique, syntaxe, rythme, prosodie, au nom de la compréhension, mais où la lettre du texte est détruite !

Ce qui révèle encore une autre confusion, tout aussi grave, entre langue et discours. En écrivant que « la langue de Molière […] est enclose dans ses pièces, et n’est plus guère écorchable », nos auteurs ne croient pas si bien dire : ce n’est pas seulement la langue qui y est « enclose », mais le génie d’un style, d’une œuvre unique en son genre ! « Nous ne retrouverons jamais la langue de Molière », soit ; mais le langage de ses comédies, lui, est indémodable : classique, moderne, éternel. On n’a pas plus à le moderniser qu’à le faire lire dans sa graphie d’origine : cela, c’est confondre – encore ! – historicisme et historicité. Ce que Molière fait à la langue, est historique, au sens fort du terme, parce qu’il inscrit le présent dans son discours, et non son discours dans le présent. C’est pourquoi, chaque fois qu’on joue ses pièces, elles semblent avoir été écrites pour nous[10].

Les « Linguistes atterrées » devraient relire Les Femmes savantes : non pour y relever seulement le mot jocrisse, mais pour se regarder dans le miroir tendu à leur situation. On les verrait bien s’identifier à la servante Martine, chassée par sa maîtresse pour un mot « bas », et qui défie les précieuses sur leur terrain : « Quand on se fait entendre, on parle toujours bien », leur lance-t-elle, en une sentence bien frappée, qui annonce presque la thèse du tract, bien qu’elle sonne comme du Boileau. Dans la même scène fameuse, ses bons mots, ses fautes de français faites exprès dans son patois picard (de quoi réjouir nos auteurs), ne sont au fond si mordants, si efficaces, que parce qu’ils sont, eux comme le reste de la pièce, sertis dans une versification admirable, qui semble couler de source, un alexandrin qui n’a jamais été et ne sera jamais plus souple, une prosodie universelle, miraculeusement accordée à l’expression de tous les personnages. D’ailleurs, le succès de cette comédie de caractères lui vient de leurs nuances : pas un qui ne soit sans défaut, pas un qui soit totalement noirci (même l’affreux Trissotin) ; les précieuses n’y sont plus aussi ridicules qu’avant, car elles incarnent, maladroitement, l’émancipation des femmes ; le jeune et beau Clitandre déteste l’affectation, mais il loue les manières de la Cour ; il n’est pas jusqu’à Martine qui, dans sa seconde scène, ne finisse par imiter la vulgarité bornée de Chrysale, le père, dans un éloge truculent du patriarcat[11]. Irrécupérable Molière ! qui, s’il écrivait Les Femmes savantes aujourd’hui, s’en prendrait moins aux derniers mohicans de l’élitisme qu’aux bons élèves du politiquement correct ou du néo-féminisme, et, en matière de pédanterie, moins aux grammaires et aux dictées d’antan qu’aux délires bien présents du pronom iel et du point médian !

Alors, oui, restons fiers de dire « la langue de Molière », comme nous pouvons la dire aussi « de Voltaire » ou « de Hugo » : pour rappeler, à l’heure où l’on se gausse du génie des langues, que ce sont d’authentiques génies qui ont donné à la nôtre ses lettres de noblesse. Pas d’amour de la langue sans un immense respect pour ses poètes et ses écrivains. Idem au-delà des frontières : on peut dire « la langue de Goethe » ou « la langue de Celan », c’est selon, suggérant qu’elle ne fut pas seulement celle des bourreaux… John le Sauvage, héros du Meilleur des mondes de Huxley, reste jusqu’au tragique un homme libre, parce qu’il a appris « la langue de Shakespeare » dans les Œuvres complètes du même nom, le seul livre qu’il ait pu lire, enfant, à l’écart du « nouveau monde » totalitaire… Et ce que Primo Levi, à Auschwitz, récitait à son compagnon d’infortune, un Français, pour leur éviter de devenir des ombres, c’étaient des bribes, arrachées à l’oubli, de « L’Enfer », de La Divine Comédie, parce qu’un jour on les lui avait fait apprendre par cœur – de ces plus beaux fleurons de « la langue de Dante », elle dont les Italiens sont, par bonheur, restés si fiers.

Fabien Vasseur

[1] L’épithète est copiée sur le collectif des « Économistes atterrés » (2011), avec une petite touche inclusive.
[2] Décidément, les « tracts » Gallimard se suivent et ne se ressemblent pas. Après le succès unanime du texte de Mgr Wintzer, sur les abus sexuels dans l’Église (mars 2023), celui-ci a déclenché une polémique qui n’est pas retombée. Voir le numéro de rentrée de L’Obs (31 août-6 septembre) : « Faut-il sauver le français ? »
[3] Ce qui l’oppose frontalement à un autre « tract », signé Alain Borer (« Speak white ! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ?, avril 2021), qui, lui, alertait : « La langue française est un grand oiseau mazouté. »
[4] Julie Neveux, La grammaire du français enfin rendue à la vie, AOC, 2021.
[5] Les intellectuels qui aujourd’hui dénoncent, non pas la disparition du français, mais l’effondrement de ses structures, sont ici épinglés, tel Alain Finkielkraut, comme porteurs d’« idées reçues ».
[6] Disons franglais au sens large. Au sens restreint, c’est une forme d’assimilation, qu’Alain Borer distingue de quatre autres « formes invasives de l’anglais » : l’anglais intégral, le globish, l’anglobal et l’anglolaid.
[7] Curieusement, ce trait oppose nos linguistes, qu’on rangerait pourtant volontiers dans le camp très fréquenté de la déconstruction (des normes, des stéréotypes, etc.), à son père fondateur Jacques Derrida, dont la grammotologie des années 60 démontait minutieusement le… phonocentrisme de l’époque !
[8] « Les linguistes observent des variations », « On observe les faits linguistiques »… Le plus exaspérant chez ces chercheurs est bien leur revendication permanente de neutralité, quand leur essai est truffé d’allusions politiques et idéologiques. Ils savent d’ailleurs très bien prescrire, pontifier, donner la leçon, montrer leur érudition, tout en jouant le détachement. Cette pure tartuferie était déjà, hélas, celle du grand Roland Barthes, quand il écrivait en 1976 dans le Monde de l’Éducation que « l’orthographe légalisée » était une « déraison » d’État, « imposée, par voie d’éducation, à tout un peuple » et confinant à la « névrose obsessionnelle » ; mais ajoutant ceci : « S’il me plaît d’écrire “correctement”, c’est-à-dire “conformément”, j’en suis bien libre, comme de trouver mon plaisir à lire aujourd’hui Racine ou Gide : l’orthographe légale n’est pas sans charme, car elle n’est pas sans perversité ; mais que les “ignorances” et les “étourderies” ne soient plus pénalisées […]. » (repris dans Le Bruissement de la langue, 1984, Points/Seuil, p. 57-59).
[9]En revanche, il est vrai que les petits classiques censuraient certains mots, voire des passages entiers, pour ne pas heurter la sensibilité ou la moralité des élèves. L’exemple le plus connu est la dédicace initiale de Gargantua : « Buveurs très illustres, [et vous, vérolés très précieux] » !
[10] Je dois de tels distinguos au poète et professeur Henri Meschonnic. Celui-ci, à l’instar du philologue russe Iouri Lotman, considérait que l’œuvre littéraire, mettant en jeu le système de la langue, se constituait elle-même en système, où le degré valeur du signe était porté à son maximum. Ayant eu la chance de croiser Meschonnic à la fin de sa carrière, à l’université Paris-8, je me souviens de ses « adieux » au département de littérature, en 1997 : rappelant qu’il avait été élu sur un poste de linguistique, mais qu’il avait transformé au fil de son enseignement, se disant effaré par ses collègues linguistes, qui désormais « faisaient couler la discipline », il demanda « que ce poste reste à la littérature ».
[11] « Ce n’est point à la femme à prescrire », « La poule ne doit point chanter devant le coq. » Etc.

 

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