Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple de Didier Eribon (Flammarion, Nouvel avenir, 2023)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 7 juin 2023, n°23, à propos de Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple de Didier Eribon (Flammarion, Nouvel avenir, 2023)

Le nouvel opus du philosophe et sociologue Didier Eribon est à rapprocher d’un de ses précédents livres qui lui valut une belle audience publique et même une adaptation théâtrale, Retour à Reims (Fayard, 2009). Autofiction, analyse sociologique sur les milieux populaires, sur l’itinéraire de ceux qui « échappent » au déterminisme social… des livres qui résonnent avec quelques-unes des belles œuvres littéraires de ces dernières années : Annie Ernaux, Nicolas Mathieu, Edouard Louis. Ce nouveau livre résonne aussi avec des témoignages et analyses pointant la dureté des conditions du vieillir sinon en Occident, du moins en France, à l’heure où l’euthanasie peut être présentée comme une solution plus « humaine ». Je souligne enfin que, parmi les qualités d’un livre, il y a ces autres livres vers lesquels vous conduit son auteur. Ici, Didier Eribon oriente surtout vers Norbert Elias (La solitude des mourants) et Simone de Beauvoir (La vieillesse).

– La maison de retraite, une rupture radicale

« L’entrée dans la maison de retraite marque, presque toujours, une rupture radicale dans la vie d’un individu. Il ne s’agit plus d’un simple déménagement, d’un changement d’habitat, de lieu de vie, d’environnement. Mais d’un arrachement au passé et au présent, d’un bouleversement total qui provoque un ‘’choc’’ émotionnel auquel il est difficile d’échapper, et dont il est difficile de se remettre. D’autant que toute personne qui entre dans une maison de retraite sait, et ne peut pas ne pas savoir, malgré les dénégations rituelles et le jeu de la mutual pretense, que cela sera son dernier lieu d’habitation » p. 64.

« L’installation dans la maison de retraite n’est pas seulement l’entrée dans un monde peuplé de personnes très âgées, et souvent affaiblies et diminuées, physiquement et mentalement : c’est aussi l’entrée dans une sociabilité contrainte et à laquelle il est quasiment impossible de se soustraire. On se trouve déraciné de son monde familier, de son environnement, de sa quotidienneté qui, malgré toutes les transformations dues à l’âge et à la maladie qui en rétrécissaient le périmètre et les éléments constitutifs, subsistaient dans une certaine forme de continuité, sinon de permanence » p. 76.

« Elle était condamnée à la non-liberté. Et son avis ne comptait plus guère : elle avait pu gagner quelques années, puis quelques mois, quelques semaines et retarder le jour de l’entrée dans la maison de retraite, mais elle ne pouvait pas en défaire le caractère inéluctable » p. 32. « Ma mère se sentit rapidement isolée, séparée de sa vie d’avant, et quasiment privée de toute vie relationnelle et sociale. Le mot qui conviendrait ici pour décrire ce qu’elle éprouva : la déréliction » p. 100.

– Une maltraitance systémique

Il s’agit d’un itinéraire individuel, celui d’une femme, de sa famille, d’un lieu particulier, situé dans les environs de Reims, mais chacun se sait et se sent concerné par ce dont parle Didier Eribon. Ceci concerne nos parents, nos proches, nous-même aussi pour un futur plus ou moins proche. Et puis, la période du Covid a été un accélérateur et des prises de conscience et des travers d’un système. La nécessaire « protection » des personnes fragiles a exacerbé ce qui caractérise les EHPAD, la relégation, les règlements tatillons, leur justification non susceptible de discussion sous le prétexte de la protection de la vie… mais qui peut désirer une telle vie ? « L’état de délabrement du service public de la santé en France (ce n’est guère mieux dans les autres pays) a été si souvent et si fortement dénoncé par le personnel hospitalier, toutes catégories confondues, sans que rien ne change – au contraire, cela ne cesse de s’aggraver, et le gouvernement a même poursuivi sa politique meurtrière de fermeture de lits pendant la crise du Covid-19 –, que l’on aurait presque la tentation de le trouver normal et de ne plus s’en indigner. Il ne faut assurément pas céder à cette tentation. Il faut persister inlassablement à s’en indigner, et à clamer haut et fort cette indignation » p. 109.

Eribon ne dénonce personne, surtout par le personnel des EHPAD ; c’est bien le système dont il montre l’inhumanité. Employant ce mot, connu dans d’autres sphères, il parle d’une réalité « systémique ». « Même si le personnel n’exerçait sur elle aucune violence, aucun mauvais traitement, ce que je suis plutôt enclin à penser, c’est toute la situation qui était violente. Elle était maltraitée par la manière dont l’institution gérait sa condition, la condition des gens comme elle : le mot ‘’dépendante’’ relevait ici sa terrible signification » p. 122-123.

« Le turn-over dans un tel métier est considérable : les employées ne résistent pas très longtemps au rythme et à la difficulté des tâches à accomplir. Là encore, il s’agit de maltraitance. On peut parler de l’’’immoralité’’ profonde d’un tel système. Il faut dire et redire ce mot : ‘’Immoralité’’ » p. 123. « Il ne s’agit pas d’incriminer telle ou telle structure d’accueil, tel ou tel EHPAD particulier, encore moins telle ou telle personne : c’est une maltraitance systémique. Et qui sévit partout » p. 124. « Toute sa vie était quadrillée, contrôlée, tout était décidé à sa place. Ma mère avait perdu sa liberté, et jusqu’à son statut de personne. C’est bien cela : la dépersonnalisation aboutit à ce qu’une personne âgée ne soit plus une personne » p. 127-128.

– Conserver le désir de vivre ?

« La vie, ce n’est pas seulement la vie en bonne santé, c’est aussi la vie en mauvaise santé ; la vie diminuée. Ma mère n’a pas supporté cette vie diminuée qui était la sienne. A quoi bon continuer ? Se maintenir en vie. Si c’est pour être prisonnière dans une chambre, seule, rivée à son lit, sans pouvoir désormais se lever, marcher, se déplacer ? ‘’L’espoir fait vivre’’ dit le dicton. L’absence d’espoir, qui conduit au désespoir, peut faire mourir. Le peu de forces qu’il lui restait l’avaient abandonnées, ou, plutôt, elle abandonna volontairement le peu de forces qu’il lui restait. Elle a choisi de se laisser mourir » p. 132. Connaissant le « syndrome du glissement », la mère de Didier Eribon mourra très peu de temps après son entrée à l’EHPAD.

La seconde partie du livre est consacrée à des réflexions qui ressortissent davantage de la sociologie. Etre fils, et ne plus l’être à la mort de ses parents ; assumer et se distinguer de son héritage social ; le racisme ordinaire et sans complexe des milieux populaires ; le glissement d’un vote de gauche vers celui de l’extrême-droite ; l’omniprésence de la télévision et ce qu’elle instille dans les esprits. « Toutes ces ‘’actualités’’ que ma mère percevait à travers ce filtre permanent – la réalité du monde interceptée et filtrée par les médias – déclenchaient en elle des réactions qui puisaient presque exclusivement dans le registre de l’affect […]. On peut penser que c’est l’objectif recherché et atteint par ceux qui activent ce filtre et le font fonctionner : mobiliser les affects – et avant tout les affects négatifs et ressentimentaux – et les orientent vers les faits divers pour démobiliser l’intérêt potentiellement porté à des enjeux plus essentiels et plus ‘’politiques’’ au sens large du terme » p. 248-249.

Choisissant le sujet de la vieillesse, Eribon se sent appelé à ne pas se taire. Il mesure que son statut, sa notoriété, ses compétences lui donnent la capacité à s’exprimer, un devoir même. « Toute théorie sociale, toute théorie politique qui se veut critique et émancipatrice doit se demander : les personnes âgées peuvent-elles parler ? Ensuite, si ce n’est pas le cas : que peut[1]on, que doit-on faire pour qu’on les entende, si elles ne parlent pas ? » p. 308. « Nous touchons ici aux limites de la mobilisation sociale et de l’action politique. Comment penser en effet l’action de ceux et celles qui ne peuvent agir, la prise de parole de ceux et celles qui ne peuvent parler ? C’est le cas de ceux que Beauvoir appelle les ‘’vieillards’’ » p. 323.

« C’est la question politique fondamentale : qui parle ? qui peut prendre la parole ? Et si ce geste politique élémentaire reste inaccessible à tant de gens qui comptent parmi les plus dominés, les plus dépossédés, les plus vulnérables, n’est-ce pas la tâche qui incombe aux écrivains, aux artistes et aux intellectuels de parler d’eux et pour eux, de les rendre visibles et de faire entendre leur voix ? » p. 326.

+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers

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