Déconstruire, reconstruire – La querelle du woke , de Philippe Forest
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 28 juin 2023, n°24, à propos de Déconstruire, reconstruire – La querelle du woke , de Philippe Forest, Gallimard, 2023
Je connais Philippe Forest avant tout pour les livres qu’il a consacrés à cette expérience fondatrice qui marque sa vie : la mort de sa fille, de son enfant, le cancer qui l’a emportée. On lira en particulier ce livre d’une qualité rare, éprouvant, bouleversant, L’enfant éternel (Gallimard, l’Infini, 1997).
Universitaire, Philippe Forest vient de publier cet essai qu’il consacre au wokisme. Je reconnais que c’est un livre touffu, sans doute complexe dans sa composition qui aurait pu être clarifiée, qui demande quelques connaissances avec ce courant de la philosophie que l’on appelle la french theory. Cependant, avec compétence et esprit de nuance, Forest aborde ce sujet en se démarquant des positions tranchées et caricaturales qui occupent trop souvent le devant de la scène.
Fuyant le débat binaire, dont sont friands éditorialistes et débatteurs médiatiques, Philippe Forest pose qu’« avocats et adversaires du wokisme partagent un même mot d’ordre. Il faut, affirment-ils tous, ‘’reconstruire’’ après avoir ‘’déconstruit’’. Le projet est le même auquel étrangement souscrivent deux camps que, pourtant, tout distingue. En ce sens, le wokisme et l’’’antiwokisme’’ se caractérisent pareillement par leur opposition à l’idée de déconstruction » p. 11. Or, pour votre auteur, et c’est la thèse qu’il va développer, « il importe moins, contre l’opinion unanime, de reconstruire enfin ce qui a été déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui » p. 11.
Rappelons le projet que se donne le wokisme : « L’objectif, pour ne pas dire : la mission des ‘’éveillés’’ consiste à révéler et à combattre cette discrimination sous toutes les formes qu’elle prend et partout où elle se manifeste » p. 14. « Les ‘’éveillés’’ combattent, parmi toutes les injustices et les violences qu’ils dénoncent, l’insidieuse et brutale discrimination qui s’exerce à l’encontre de certains individus en raison, notamment, de leur ‘’identité’’, de leur ‘’appartenance’’ – principalement ‘’sexuelle’ ou ‘’raciale’’ » p. 13.
Au nom de ce combat, il convient de « purger » la culture de ce qui ne correspond pas aux canons moraux sous les fourches caudines desquels il faut passer. « Depuis la cancel culture – la ‘’culture de l’annulation’’ –, censure exercée non par les institutions mais par ceux qui s’y opposent, ne cesse de multiplier les hauts faits qui, chaque fois, défrayent la chronique – fournissant surtout des arguments faciles à ses détracteurs : on renverse les statues, on décroche les tableaux, on perturbe les spectacles, on met les textes à l’index, arguant de la manière dont de semblables œuvres offensent la sensibilité de certains » p. 15. 2
« Le procès intenté à l’art et à la culture, au nom de la philosophie et de la religion, de la morale ou de l’idéologie, est aussi que les œuvres sur lesquelles il porte. C’est ce procès que le wokisme instruit à son tour et perpétue aujourd’hui » p. 21. Forest rappelle que pour Savonarole, l’art et la poésie sont inutiles ou nocifs s’ils ne servent pas la foi (cf. p. 23). On ne peut parler du wokisme sans dire les liens avec les Etats-Unis, berceau de ce mouvement, exprimé d’abord en terme de « politiquement correct » ; or, il s’agirait simplement d’un « retour à l’envoyeur », puisque le wokisme trouverait se source dans la french theory.
« La french theory apparaît à la manière d’un virus venu de France, ayant contaminé l’Université puis la société américaine. En France, le wokisme est vu semblablement comme un virus venu des Etats-Unis et menaçant pareillement l’Université et la société » p. 54. « La critique du wokisme chez nous ne se comprend qu’à la condition de prendre en compte l’antiaméricanisme dont cette critique charrie implicitement les préjugés et renouvelle à peine les stéréotypes […]. La haine, le mépris ou la répugnance que suscite en France le wokisme redonnent en effet vigueur aux vieux discours de droite ou de gauche attachés à dénoncer depuis les origines le ‘’péril américain’’ » p. 61. « A l’essentialisme universaliste – qui pose qu’une nature humaine existe, la même pour tous –, il s’agit d’opposer un essentialisme inverse – avec lequel s’affirme au contraire la conviction que les identités sont plurielles et que chacune se trouve porteuse d’une conception autre de la condition humaine » p. 97.
« Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de contester le modèle propre à une civilisation européenne devenue planétaire en lui opposant une alternative au nom de la spécificité dont témoignent ceux qui en ont été exclus » p. 103. S’affrontent ainsi deux modèles. « D’un côté, le modèle universaliste et républicain dont se réclament majoritairement les Français. De l’autre, le modèle communautariste et démocratique que revendiquent au contraire les Américains. Deux visions d’affrontent dont chacune prétend parler seule au nom de la Justice » p. 113.
Or, les choses ne sont pas si simples. Le procès en intention fait à Derrida et à la pensée de la déconstruction, ne tient qu’à la mesure où cette pensée est simplifiée voire travestie.
« Si la déconstruction était ce qu’en disent ses détracteurs, on s’attendrait à ce que Derrida démolisse purement et simplement l’idée d’identité. Il ne le fait pas. Il souligne bien que ‘’le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même’’. En ce sens, ajoute-t-il, ‘’il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cesse différence avec soi’’ Mais une telle ‘’différence’’ n’a elle-même de valeur qu’au regard de l’ensemble au sein duquel ‘’cette différence se maintient rassemblée’’. C’est l’un et l’autre. Puisque : il n’est pas d’identité sans différence, il n’est pas non plus de différence sans identité » p. 189. Pour Julia Kristeva, l’identité est fondamentalement interrogative, évolutive. C’est pourquoi ‘’qui suis-je ?’’ est une question dont la meilleur réponse, européenne, est l’amour du point d’interrogation (cf. p. 191).
Sous prétexte d’assurer de la force à l’identité, à la culture, à la civilisation, prétendument mises en danger par la déconstruction, on élimine et dénonce le chemin qui permet d’assurer une solidité aux personnes et aux groupes. On affirme le caractère éternel et permanent de modèles historiques et partiels. La réalité profonde du christianisme, tout comme la prise en compte de la littérature opposent leur résistance à cette pensée de la simplification.
« On se pose beaucoup le problème de savoir si le christianisme est ou non constitutif de notre identité. Il l’est. Mais pas au sens où il en fournirait le socle métaphysique, moral, au nom d’une vérité éternelle, transcendante et consacrée par la tradition qui s’imposerait à nous. Bien au contraire : il l’est parce qu’il ne s’est jamais réduit aux manifestations de dogmatisme et de fanatisme dont il a pourtant donné beaucoup d’exemples dans son histoire » p. 202. « Le christianisme, loin de nous offrir une vérité toute faite, relève d’une ‘’pensée faible’’ pour Gianni Vattimo » p. 203. « Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » 1 Corinthiens 1, 22-23.
« L’étude de la littérature devrait constituer une réponse particulièrement adaptée au wokisme : mettent au jour l’idéologie que, au même titre que n’importe quel autre discours, le texte littéraire traduit (ce que le wokisme réclame à juste titre) mais tout en montrant comment, simultanément, ce même texte littéraire conteste, questionne jusqu’à l’idéologie dont il paraît relever et comment, plus largement, il amène à penser la réalité d’une manière plurielle et différente – plus perplexe, plus complète, plus inquiète (ce que le wokisme ignore) » p. 18.
+ Pascal Wintzer Archevêque de Poitiers
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