Philippe le Bel. La puissance et la grandeur, livre de Jacques Krynen (octobre 2022)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 27 septembre 2023, n°34 à propos du Livre de Jacques Krynen (octobre 2022) : Philippe le Bel. La puissance et la grandeur

Existe-t-il une actualité de Philippe le Bel, petit-fils de Saint Louis¹ , qui régna de 1285 à 1314 ? Oui, affirme avec autorité, l’historien du droit Jacques Krynen dans un suggestif petit livre (150 pages) ! Fernand Braudel avait cru que la longue durée n’appartenait qu’à l’histoire matérielle et économique. On sait désormais que l’histoire des idées, comme celle des théories politiques, appartient aussi au temps long.

Dans ce bref ouvrage, Jacques Krynen ne se propose pas seulement de revisiter un règne décisif d’affirmation de l’autorité royale française. Au reste, rappelle-t-il, ce mouvement avait commencé plus d’un siècle avant avec Philippe Auguste (dont le règne court de 1180 à 1223). Il montre comment s’est nouée autour du roi, à travers ses loyaux serviteurs – souvent des clercs – une poussée « nationaliste » qui marquera à jamais l’histoire de la France. Il le démontre dans un dernier chapitre intitulé « La France promise » et qui, partant de De Gaulle, redescend jusqu’à Philippe le Bel. Le complexe de supériorité nationale français doit son soubassement historique « à la croyance médiévale au caractère suprêmement chrétien de la monarchie » (p. 127-128). Autant dire qu’on sort convaincu de la démonstration menée avec une maîtrise exemplaire.

Sept chapitres revisitent de manière très vivante l’histoire intellectuelle du pouvoir royal sous Philippe le Bel, en commençant par la personnalité – controversée – du roi, en examinant « la physionomie de l’État » et « l’appui des gens de savoir » avant de montrer comment la monarchie française revendiqua « l’absolu de la souveraineté ». Cela ne manqua pas de la confronter à l’Église (chapitre 6 : « L’Église au pied du trône »). Le résultat c’est cette « France promise » qui de Charlemagne à Napoléon, de François Ier à Charles de Gaulle, entend exercer un rôle directeur à l’échelle de l’Europe, sinon du monde…

Cet ouvrage n’est réservé ni aux médiévistes ni aux seuls curieux du Moyen Âge. Alors que les Français s’interrogent sur leur identité nationale et que les historiens interrogent cette notion d’identité, cette lecture nous familiarise avec un moment précis dont l’importance se dévoile dans et par le temps. Les luttes royales contre les excès des nobles féodaux, l’ingérence de la couronne dans les affaires de l’Église, la volonté de briser des pouvoirs concurrents (l’affaire des Templiers en est l’exemple même) s’articulent à une pensée politique très structurée, empruntant à la philosophie antique mais aussi à la théologie chrétienne ses catégories et ses instruments. On comprend mieux que l’identité ne doit pas être un slogan, mais une réflexion permanente et informée sur les sédimentations dont sont faites nos catégories mentales.

Ainsi, voit-on dans la volonté de Philippe le Bel de soumettre l’Église à son autorité temporelle – et peut-être de placer le pape sous l’autorité d’un concile universel – l’affirmation française d’un lien singulier entre l’État et la religion. Le gallicanisme naît sous Philippe le Bel et il n’y a jamais eu, nous explique Jacques Krynen, d’alliance du Trône et de l’Autel en France² . Il repose sur « un farouche antipontificalisme » et réclame la liberté d’organisation du clergé national face à Rome. « Sans tomber dans le schisme comme l’anglicanisme, [le gallicanisme] domestiqua l’Église de France » (p. 123). Cette politique provoque en retour l’ultramontanisme, mais ce mouvement restera minoritaire dans la sensibilité française. On mesure mieux ainsi – et c’est là que la longue durée apparaît dans toute sa richesse – ce que signifia la loi de 1905 qui « libérera les catholiques du soupçon de se compromettre avec le pouvoir politique »… « mais cette loi aura pour effet de les rapprocher massivement de Rome, ce que Philippe le Bel, puis tous les Valois, tous les Bourbons, ainsi que Napoléon, avait évité à notre pays… ³ » (p. 126).

Jacques Krynen relit pour nous l’œuvre de Pierre Dubois auteur de De l’abrègement des guerres et procès du royaume (1300) et du traité De la reconquête de la Terre sainte (1307). L’auteur y rêve tout haut des impérieuses réformes à apporter au sein d’une Église gangrénée par les clercs et leurs péchés. Puis il assigne à la monarchie française une mission de monarchie universelle. Cette œuvre, d’un simple officier royal dans un baillage de Normandie, témoigne de l’imprégnation profonde de la nouvelle idéologie royale au sein des élites du pays. Elle nous montre aussi l’insondable naïveté des projets politiques qui instrumentalisent la foi et nous oblige à revenir sur les liens entre foi et politique, entre Église et État, sous les éclairages contradictoires de l’histoire d’un côté, des évangiles et de l’Écriture sainte de l’autre.

Le dépaysement chronologique qu’offre ce Philippe le Bel est aussi une manière de penser à nouveaux frais nos propres héritages, notre situation actuelle et donc aussi nos positionnements, aussi bien ecclésiaux que politiques. Une lecture stimulante dont l’érudition parfaitement maîtrisée parvient à un niveau d’élégance rare et profondément passionnante.

Benoît Pellistrandi

1 Un vieil usage français autorise à utiliser le S majuscule pour évoquer Saint Louis.

2 « Cette classique expression laisse supposer un accord volontaire entre deux forces poursuivant un même but. Forgée tardivement pour signifier la relation privilégiée unissant les monarchies catholiques européennes à l’Église catholique romaine, elle ne saurait s’appliquer au passé de notre pays. (…) À partir du XIVe siècle et sans discontinuer, les relations entre la royauté capétienne et le Saint-Siège ont été pensées et conduites en fonction d’une doctrine de plus en plus élaborée, tant au plan historique que théologico-juridique : le gallicanisme », p. 118-119.

3 Les points de suspension sont de l’auteur lui-même !

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